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Constantine mon amour, Paris mon désespoir

Constantine mon amour, Paris mon désespoir

Chronique livresque. À l’occasion du premier anniversaire du décès de Noureddine Saadi, nous consacrons notre chronique à La nuit des origines*, le meilleur roman, nous semble-t-il, de cet écrivain qui nous a quittés prématurément.

La nuit des origines est un roman déchirant qui déchire le cœur et les tripes. Il ressemble à son auteur, le regretté Noureddine Saadi qui ne s’est jamais guéri de la mort de sa mère alors qu’il n’avait que trois ans. Trois ans, oui, trois ans ! Il n’y a pas pire. Ça marque pour la vie et ça laisse des traces.

On retrouve ces traces dans La nuit des origines qui est le roman de l’exil par excellence, mais aussi de la nostalgie et, osons le mot, du désespoir, mais le vrai désespoir, le noir sans nuance de gris, le noir total comme peut l’être, parfois, la vie qui ressemble à une lente mort dont on ne sort que pour la mort cérébrale.

Le synopsis : Abla est une jeune femme de la bourgeoisie conservatrice de Constantine (ville de l’auteur, et ce n’est pas un hasard, car Constantine est en fait l’élément central du livre). Architecte, femme de culture, elle décide de tout plaquer : son mari à qui elle ne pouvait donner d’enfants et aux yeux duquel elle était incomplète comme un fruit sec, sa famille qui l’enserrait dans les conventions sociales (ne fait pas ci, ne fait pas ça) et son milieu de cancans pour Paris, ville lumière qui attire les phalènes.

Nous sommes au mitan de la décennie sanglante. D’une pierre elle a donc fait deux coups : en fuyant sa ville, elle fuit le terrorisme ? Et non, c’est un peu plus compliqué, elle a fui pour sauver son être, son âme, pour être libre et vivre en tant que femme libérée. «…Je n’ai pas quitté l’Algérie sous des menaces. J’ai fui la maladie de la mort, l’épidémie de meurtres, peut-être ai-je voulu me fuir moi-même. »

L’errance d’une Algérienne à Paris

Elle veut s’émanciper, vivre, oui, vivre à fond sa vie de femme. Elle ne part pas seule. Dans ses bagages, un précieux parchemin du XVIIème qui vaut son pesant d’or : celui de ses ancêtres. Ah ! Elle ne descend pas d’un arbre, Abla (c’est son nom), mais d’une lignée qui allie la culture, l’argent au mérite colonial.

Son grand père Khelil Belhamaloui est détenteur des insignes de la légion d’honneur. Collabo donc ? Pire, collabo et heureux de l’être. Mais apparemment ça ne pose pas de problèmes de conscience à sa petite fille. Bien au contraire, elle en est même un tantinet fière : « …Elle pensa à son grand-père comme si elle l’observait à la dérobée, l’imaginant torse bombé sous le burnous, accueillant la décoration sous les lambris de l’hôtel de ville. » Que penser ?

A Paris, l’architecte gâtée par sa famille, gâtée par la nature (elle est belle Abla) est hébergée au palais de la Femme. Ne vous fiez pas au nom, c’est juste un foyer crée par l’Armée du salut pour héberger des femmes en difficultés. Se promenant à Saint Ouen par temps de pluie, elle rentre chez un antiquaire plus pour s’abriter que par curiosité. Elle tombe sur un lit à baldaquins semblable au sien qu’elle a laissé à Constantine, ce lit suspendu sur le vide des abîmes de sa ville, ce lit où elle a tant rêvé.

Deux hommes sont dans le magasin : le patron, Jacques et son ami Ali-Alain. Le deuxième est d’abord intrigué, puis accroché puis accroc de cette femme belle, étrange et étrangère. Il la suit, devient son ami et son amant. Plus il veut la posséder, moins il la possède. Abla est comme une poignée d’eau : insaisissable. Ironie du sort : elle voulait échapper aux griffes de Constantine, elle tombe entre les mains d’un enfant de Constantine et de l’amour comme on dit pudiquement : son père est un soldat français qui a eu une relation avec sa mère. Manque de pot pour la mère et le fils, le soldat meurt au combat à Constantine. La femme mise au ban de la société n’avait d’autres solutions que de quitter sa ville pour Paris où elle connaitra la misère et la maladie, abandonnant même son fils, ce fils qui est la preuve vivante de sa culpabilité.

Harkie, cette femme, harki du sexe qui a offert son corps à l’occupant. Mais enfin, tous les goûts sont dans la nature même si personne ne goûte la trahison.

Revenons à notre héroïne. Elle passe ses jours prostrée dans sa chambre du palais de la Femme sinon avec Ali-Alain qui est fou d’elle alors qu’elle est sans doute folle tout court. Alain lui-même le pense : « Parfois, je crois qu’elle est folle. » C’est vrai qu’elle le rend chèvre.

Elle part, elle revient pour disparaitre avant de ressurgir pour encore le rejeter. Elle lui cherche noise pour rien. Rapports difficiles. Même au lit où elle le rejette brutalement pour se donner à lui rageusement. Une tigresse, Abla. Avec elle, il n’est jamais sûr de rien. Ou si, d’une chose : son charme et son étrangeté. Elle qui n’avait jamais bu une goutte d’alcool, boit désormais sec. Adieu Constantine !

Elle obtient quand même un certificat de résidence temporaire grâce aux mérites coloniales de son…grand père. Comme quoi, la légion étrangère d’un aïeul peut toujours servir. Avis aux amateurs. A court d’argent, elle fait expertiser le manuscrit de son aïeul. Verdict : c’est un manuscrit rare, précieux qui vaut son pesant d’euros. Elle se décide à le vendre pour sortir de la dèche, car elle galère la pauvre déracinée qui n’arrive pas à se détacher de Constantine.

« J’ai toujours imaginé ma ville de naissance venue de la nuit des temps, comme un des signes de la création (…) et après tant de sièges destructeurs, tant de tremblements de terre, elle semble impassiblement vivre dans l’attente du dernier qui détruirait son rocher : Être né au-dessus de ses abîmes vous lègue la plus obscure des ascendances, une généalogie, de géographie autant que d’histoire, et ce vertige que partout vous garderez dans les yeux. Dès votre premier regard sur les précipices, vous saisissez d’emblée que vous venez d’un récit tumultueux, tourmenté depuis la plus haute antiquité, qui tient dans son site : un lit nuptial, un lit d’or, un nid d’aigle suspendu entre ciel et terre… »

Le roman du déracinement et du désespoir

Abla est un être déchirée, tiraillée entre l’Algérie et la France, elle n’est ni là-bas, ni ici. Elle n’est nulle part. Le seul lien qui la consolide et la construit, c’est le manuscrit qui lui rappelle son identité. Mais elle veut le vendre coûte que coûte pour rompre avec sa famille, sa ville et son pays. N’est-elle pas une femme moderne qui fait fi des préjugés et des jugements d’autrui ? La voilà face à l’acheteur. Avant même les négociations, elle s’enfuit sans demander son reste, en bredouillant des mots incompréhensibles, laissant les témoins cois.

Si belle et si déroutante. Non, non, elle ne vendra pas ce manuscrit. Elle le dit, le hurle au fond d’elle-même : « Ce manuscrit est comme l’enfant que je n’ai pas eu. » Terrible d’être réduit à ça. En fait, ce manuscrit est plus que ça : c’est son ADN, ses origines et son identité.
Abla ressemble à sa ville : elle est au-dessus de ses propres abîmes qui ne sont rien d’autres que ses démons intérieurs: « Dans sa tête défilaient ces scènes d’enfance lorsqu’elle se couchait, effrayée, dans ce lit au-dessus des grondements du Rummel, avec la crainte de s’endormir de peur de tomber dans l’abîme… »

Pour se fortifier et conjurer ses peurs, elle récite la prière de Moulay Abdessalam Ibn Maschich. Mais plus le temps passe plus elle s’écartèle n’en pouvant plus de cette vie où elle se retrouve pire encore qu’à Constantine. Là-bas, elle avait au moins un statut social, une famille pesante peut être, mais présente. Mais ici, à Paris, qu’a-t-elle ? Rien, ou plutôt que des problèmes qu’elle n’arrive pas à régler parce qu’elle n’en a pas la force, ni le pouvoir.

Ne pouvant donc se détacher de son manuscrit, elle se détachera de son corps, de sa vie en mettant fin, dans une crise de démence, à ses jours, non, à ses nuits, puisque sa vie parisienne a été une longue nuit. Et c’est Ali-Alain qui rapatriera son corps à Constantine, sa ville natale. Il est parti avec sa mère. Il revient avec la dépouille de sa maitresse. Il n’a pas de chance avec les femmes cet autre déraciné.

Ce roman du désespoir est à mettre entre les mains de toutes les candidates au départ. On n’est bien nulle part si on n’est pas bien d’abord au-dedans. A l’intérieur de nous-mêmes. On a beau fuir jusqu’ au bout du monde, on ne réglera pas, pour autant, nos problèmes intérieurs.

S’il y a un message de Saadi, il est bien là : on ne se débarrasse pas facilement de ses origines. Lui d’ailleurs en est mort.


*Noureddine Saadi
La nuit des origines
Editions Barzakh
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