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Manifestation contre le 5e mandat : à Alger, les jeunes cassent le mur de la peur

Les appels à manifester, ce vendredi 22 février, contre le cinquième mandat de Bouteflika ont reçu une réponse à laquelle probablement personne ne s’attendait surtout à Alger. Des dizaines de milliers d’Algériens, si ce n’est plus, ont battu le pavé de la capitale, dès 14 heures, exprimant leur rejet d’une réélection de Bouteflika et leur ras-le-bol du système politique et du pouvoir en général.

Cette manifestation, la première du genre depuis 2012, représente sans doute un moment historique de l’Algérie moderne puisque, ce vendredi, plusieurs tabous sont tombés et plusieurs clichés et idées reçues ont été démentis.

Le mur de la peur

Le début a été timide. Le matin, quelques jeunes militantes et militants ont osé braver, les premiers, l’interdiction de manifester à Alger. Dès 9 heures du matin, quelques tentatives de former un rassemblement à la place du Premier mai ont été mises en échec par l’impressionnant dispositif policier déployé sur les lieux. Les manifestants, isolés puis interpellés un à un, ont été conduits vers des commissariats proches avant d’être relâchés quelques heures plus tard.

Ce n’est qu’un peu avant 14 heures que les choses sérieuses commencent. En l’espace de quelques minutes, un nombre impressionnant de manifestants, des jeunes en majorité, converge vers la place du Premier mai. Rapidement encerclés par un solide cordon de CRS, ils tiennent un sit-in sur place. Une stratégie qui s’avère payante : leurs rangs gonflent au fur et à mesure que les flots de manifestants se déversaient de toutes les rues adjacentes.

Les forces de police ont bien tenté de tuer la manifestation dans l’œuf, en usant de gaz lacrymogènes et d’autres moyens de « gestion des foules », mais elles sont vite dépassées. Dans les rues voisines, plusieurs rassemblements de manifestants sont organisés, toujours cernés par des cordons de policiers antiémeute. Vers 14h30, ils sont déjà plusieurs dizaines de milliers à s’être déplacés pour dire leur ras-le-bol.

Face à cette foule impressionnante, les centaines de CRS déployés sur place sont dépassés. Les cordons d’agents cèdent l’un après l’autre, laissant les flots de manifestants se déverser sur les rues voisines d’Alger centre. Un cortège de plusieurs milliers de manifestants remonte le boulevard Hassiba, jusqu’à la Grande poste, puis jusqu’à l’entrée du boulevard Zighoud Youcef où leur progression a été arrêté par un autre dispositif policier.

Des femmes, des enfants…

Vers 15 heures, sans doute rassurés par l’absence de répression de la part des policiers, des manifestants plus âgés, des retraités, des pères de familles – avec leurs enfants- des femmes, des jeunes filles, des familles entières commencent à rejoindre les manifestants. La confiance est de retour. Les jeunes aient cassé le mur de la peur.

Marcher à Alger est, depuis le printemps noir de 2001 un des grands tabous en Algérie. Une manifestation d’envergure à Alger était vue comme la porte ouverte à tous les dérapages, à tous les drames et surtout à toutes les répressions. En 2001, justement, les manifestants venus de Kabylie ont été violemment tabassés par la police, aidés par des voyous mobilisés pour la circonstance.

Ce tabou a été brisé par la manifestation de ce vendredi. Un autre tabou a été brisé : la manifestation s’est déroulée dans une sérénité presque parfaite, sans heurts ni violences, hormis la répression des manifestants qui ont tenté de rejoindre El Mouradia. La police a usé de gaz lacrymogène pour les empêcher d’atteindre la présidence de la République. En face, les jeunes manifestants ont répondu par un slogan : « Chaâb ou chorta, khawa khawa » (manifestants et policiers sont des frères).

En parcourant toutes les grandes artères d’Alger, sans casser ne serait-ce que le rétroviseur d’une voiture, les jeunes algériens ont cassé le mythe des risques qu’impliquerait une manifestation à Alger. Il y avait parmi les marcheurs une majorité de jeunes, avec, parmi eux, sans doute, une grande proportion de chômeurs ou de travailleurs précaires, beaucoup aussi de supporters des clubs de foot algérois et d’autres villes algériennes. Une population « à risque », selon l’analyse politique et sécuritaire. Pourtant, c’est cette population qui a remonté Hassiba du Premier mai jusqu’à la Grande Poste, qui a parcouru Zighoud Youcef, s’est rassemblée devant l’APN, devant le Palais du Gouvernement, sans rien casser, ni même scander de slogans vulgaires.

« Chaâb ou chorta, khawa khawa »

Les slogans scandés par les manifestants n’avaient rien de vain. Le ras-le-bol du système politique et du pouvoir est réel. Le désir de changement, de liberté, de progrès également. Les promesses d’une marche pacifique, déjà annoncée et garantie par les internautes algériens, des jours à l’avance ont été tenues.

« Chaâb ou chorta, khawa khawa », ont scandé à de multiples reprises les marcheurs qui voulaient, par ce slogan, presque une incantation, exorciser la peur de la répression et des affrontements tant redoutés entre citoyens et forces de l’ordre. Ces affrontements n’auront presque pas lieu. À part au Premier Mai où ont eu lieu quelques escarmouches au début de la manifestation, et plus tard, au niveau du palais du peuple, près de la Présidence, où les policiers ont chargé à quelques reprises et ont tiré des grenades lacrymogènes, les citoyens et forces de l’ordre ne se sont pas affrontés violemment comme l’ont prédit les scénarios les plus pessimistes.

À certains moment de la journée, lorsque des cordons de CRS étaient dressés pour empêcher les groupes de manifestants de quitter une place ou d’entrer sur un boulevard, manifestants et CRS se faisaient face, se frôlaient mais sans matraquage de la part des hommes en bleu ni jets de pierre ou d’insultes de la part des citoyens. Lors de ces face-à-face, de nombreux sourires francs ont pu être aperçus sous les casques des CRS, ils répondaient à l’attitude pacifique des manifestants.

Si au Premier Mai, à Hassiba, à la Grande Poste, il semblait que les policiers et CRS aient laissé les manifestants libres de leurs mouvements, au niveau du Palais du peuple, ce sont les marcheurs qui ont refusé la confrontation. Bloqués non-loin du Palais de la présidence par le dispositif sécuritaire le plus important qui ait été déployé aujourd’hui à Alger, les manifestants se sont contentés de tenir un rassemblement, de scander leurs slogans, de brandir leurs drapeaux et banderoles, sans insister dans leurs tentatives d’atteindre le siège officiel de la Présidence.

Les Algériens ont manifesté pacifiquement dans la capitale ce vendredi. La police ne les a pas réprimés comme on aurait pu s’y attendre, laissant une satisfaction certaine dans les esprits de la plupart des citoyens mais également de nombreuses interrogations. Les membres des forces de l’ordre ont-ils adopté cette attitude pour obéir à des ordres stricts interdisant la violence contre les manifestants ou ont-ils été simplement surpris par l’ampleur inattendue de la manifestation ? Des manifestants interrogés ont apporté, quant à eux, une autre réponse : « Pourquoi nous réprimer ? Eux aussi, ils sont le peuple ».

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