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TÉMOIGNAGE – Plongée dans le monde effroyable des migrants algériens

TÉMOIGNAGE – Plongée dans le monde effroyable des migrants algériens

Trois tentatives de rejoindre l’Europe par la mer, autant d’échecs. Hamza*, la trentaine, ne s’avoue pas vaincu. C’est son unique projet de vie et il compte essayer encore et encore jusqu’à ce qu’il atteigne son but ultime : Paris et sa Tour Eiffel.

Depuis qu’il a rebroussé chemin au large d’Annaba, il y a trois mois, « à cause d’une panne de GPS », il ne pense qu’à ramasser la somme nécessaire pour tenter l’aventure de nouveau. La traversée coûte cher : 180 000 DA.

Pour un jeune qui se contente de petits métiers ingrats par ci par là, mettre de côté l’équivalent de dix fois le Smig n’est pas un jeu. Sans compter le petit pécule de 500 (1 euro pour 213 dinars) ou 600 euros nécessaire pour tenir quelques jours une fois de l’autre côté de la Méditerranée. Un brin philosophe, Hamza explique le cercle vicieux qui enferme des pans entiers de la jeunesse algérienne : « Tout le problème est là. Si je pouvais bien gagner ma vie, je ne chercherais pas à partir. Mais pour partir, il faut de l’argent… »

Un nouveau business

La harga, ou la traversée clandestine, n’est plus ce qu’elle était à la fin des années 1990, lorsque des jeunes téméraires trompaient la vigilance des gardiens du port et des matelots pour se faufiler entre les containers jusqu’aux cales des bateaux en partance pour la Grèce ou Marseille.

Avec le renforcement de la surveillance dans et autour des enceintes portuaires, les embarcations de fortune ont fait leur apparition au milieu des années 2000.

Depuis, la « demande » a explosé et, autour de l’activité est née toute une filière avec ses barons, ses clients, ses intermédiaires, ses normes, ses tarifs, ses ficelles, sa haute et basse saison…

La loi du marché a fini par s’imposer même dans ces escapades de la mort. On calcule les coûts, les risques et le reste est déterminé par la demande. Résultat, les places sont excessivement chères. La traversée, en aller simple bien sûr, entre les côtes d’Annaba et celles de la Sardaigne, à peine 250 kilomètres, coûte quelque chose comme le double d’un Alger-Montréal en première classe.

Le miraculé de Raïs Hamidou

Comme tous les autres, Hamza a fait de la harga son métier. Presque une raison de vivre. Il travaille dur pour se payer le « billet ». Il touche à tout, chauffeur occasionnel, bricoleur, vendeur à la sauvette, et ne dépense presque rien. Il a pu ramasser la somme et, il y a un peu plus d’une semaine, il a failli embarquer de nouveau. Mais ce qu’il appelle le « mektoub », le destin, l’en a empêché…

Avec ses sept frères et sœurs et leurs parents, Hamza habite une vieille maison individuelle du quartier de Raïs Hamidou, sur la côte ouest d’Alger. Une vue impeccable sur la baie d’Alger qui donne forcément des idées. Plusieurs jeunes de la localité sont morts noyés le 14 novembre au large de la Sardaigne.

Hamza les connait tous et connait leur aventure, ou mésaventure, comme s’il y était. Il a failli y être en effet. « Je devais embarquer avec eux, mais il n’y avait pas de place », dit-il. Il ne sait quoi penser de cette manifestation du destin. Il est soulagé d’être encore en vie, mais il se dit que s’il était avec eux, lui « l’expérimenté », le drame ne serait peut-être pas survenu.

« Il était cinq heures du matin. Ils étaient presque arrivés. Le moteur de leur barque est tombé en panne à quelques kilomètres des côtes, à cause de la durée anormalement longue de la traversée (30 heures au lieu de 18). Je crois que leur GPS a planté, c’est la principale cause des naufrages. Ils n’avaient ni eau ni nourriture. En apercevant la lumière d’un phare, dix d’entre eux (ils étaient treize sur la barque) ont décidé de poursuivre le trajet à la nage. Pour déterminer la distance d’un phare en mer, il faut être un connaisseur, un habitué. Ils croyaient qu’il ne restait que quelques centaines de mètres, alors que la côte était encore loin. Plusieurs kilomètres. Aussi, l’eau était froide. Et même s’ils avaient atteint la côte, ils n’auraient jamais pu escalader les murs qui entourent le phare », explique le jeune homme qui tient tous ces détails de l’un des trois rescapés de l’équipée. Une méprise lourde de conséquences : trois corps ont été repêchés et les garde-côtes italiens sont toujours à la recherche de sept disparus. Un jeune du quartier, installé à Londres, a fait le déplacement jusqu’en Italie pour payer les frais de rapatriement des corps repêchés, dit Hamza fièrement.

Quand on n’a que la mer…

A Raïs Hamidou, comme dans de nombreuses localités d’Algérie, l’émigration, clandestine ou légale, est l’affaire de tous. « Il ne reste presque plus de jeunes dans le quartier. Ils sont tous en Europe. Ceux qui ne l’ont pas encore fait n’ont qu’un objectif : partir au plus vite», assure notre interlocuteur qui refuse de jouer au sociologue pour expliquer cette frénésie générale pour l’exil : « Je sais qu’il y beaucoup de jeunes issus de familles aisées qui prennent la mer, je ne peux vous dire pourquoi ils le font. Ils ont leurs raisons. Mais je sais ce qui me pousse moi à vouloir partir à tout prix. La misère et le désespoir. Je vous jure que si j’avais un travail stable et bien rémunéré, je ne songerais jamais à quitter ma famille et mon pays. On travaille dur, pour gagner quoi ? 20 000 dinars maximum. Le privé paye très mal et c’est la précarité. Aujourd’hui tu travailles, demain c’est le chômage. Jusqu’à quand ? Partout c’est les passe-droits, les connaissances. J’ai 32 ans et aucune perspective, aucun espoir de décrocher un job sérieux, encore moins un logement. La maison familiale nous abrite tous pour l’instant. Mais si un ou deux de mes frères se marient… Je ne veux même pas y penser. Ecrivez tout cela. Les gens ne doivent pas nous condamner. »

Débrouille et petites astuces

A l’exigüité inéluctable de la maison familiale, Hamza préfère donc celle d’une barque de fortune. Celle-là dure moins longtemps. 18 heures, puis c’est la liberté. Du moins croit-il.

La première fois qu’il a tenté l’aventure c’était il y a trois ans. Une de ses connaissances lui en a parlé. Après une longue hésitation, il se jette à l’eau, au propre plus qu’au figuré.

« Pas facile de se décider. Franchement, j’ai longtemps réfléchi. Ce n’est qu’après avoir payé que la peur m’a quitté », reconnaît-il. « Payer ». Le mot est lâché et on arrive à l’essentiel. Hamza dévoile avec force détails les ficelles du métier de passeur.

« A l’époque c’était 13 millions la place. On remet l’argent à un jeune de notre quartier, qui représente le véritable passeur, le patron. Celui-ci est d’Annaba et on ne le connait pas. C’est comme le grand boss qu’on ne voit jamais. La personne qui prend l’argent nous demande de laisser le téléphone allumé et d’attendre un appel. Et surtout de bien garder le secret. Une semaine, deux, un mois. Quand le téléphone sonne, la personne au bout du fil vous donne une heure pour vous rendre à la station de taxis de Kharouba. Cela se passe généralement en début de soirée, vers 20 heures. A la station, vous pouvez tomber sur votre voisin, votre ami intime qui est là pour les mêmes raisons et qui a su garder le secret jusqu’au bout. Même la famille on attend la dernière minute pour l’informer. Moi-même, ce n’est qu’une fois dans le taxi que j’appelle mon frère », raconte le jeune harrag.

Pour éviter les bagarres lors de la traversée, les passeurs prennent le soin de mettre dans la même embarcation des gens du même quartier, de la même cité. Ensemble, ils prennent la route pour l’antique Hippone, à 600 kilomètres plus à l’Est, où les attendent, à l’aube, les « employés » du passeur en chef. Tout se passe très vite. On descend des taxis à un endroit convenu à l’avance, loin de la station pour éviter les patrouilles de police, on monte dans des véhicules banalisés, puis c’est le sable de la plage. La rampe de lancement. On se débarrasse des papiers, on ne garde que l’argent et la nourriture. Deux petites barques acheminent tout le monde à quelques kilomètres au large où se fait l’embarquement. Une autre précaution pour ne pas éveiller cette fois les soupçons des garde-côtes.

« Une fois dans la barque, vous ne pouvez plus être remboursé en cas d’échec », nous apprend Hamza qui assure que son passeur, qu’il ne connaît pas et qu’il n’a jamais vu, est un « professionnel » qui fait les choses dans les « normes ».

« Il ne surcharge jamais les barques. 13 personnes maximum. A bord, il y a tout le nécessaire, réserve de carburant, GPS… De plus, il est honnête. J’ai tenté de traverser trois fois avec lui. Par deux fois, on a annulé la traversée sur la plage à cause de la présence des gendarmes et des garde-côtes. On a été tous remboursés sur le champ. La seule fois où j’ai perdu mon argent c’est lorsqu’on a dû rebrousser chemin à cause d’une panne de GPS », reconnaît-il.

Combien gagne un passeur ?

Mais combien gagne un passeur ? Une fortune, au vu des prix pratiqués et du nombre de passagers pour chaque traversée. « Non, rectifie Hamza. Il ne prend pas tout pour lui. La barque à elle seule coûte environ 100 millions de centimes (Un million de dinars) et elle est coulée à l’arrivée. Le conducteur est un migrant clandestin comme nous. En plus de faire le voyage gratuitement, il prend 300 euros. Et puis, le passeur a tout un réseau qu’il entretient, des intermédiaires, des éclaireurs, des chauffeurs… »

Visiblement satisfait, Hamza fera sa prochaine traversée avec le même « prestataire ». Mais pourquoi Annaba pour quelqu’un qui habite Alger ? Le jeune homme explique : « Il y a trois rampes de lancement principales : Aïn Témouchent à l’Ouest est proche des côtes espagnoles, Annaba de l’Italie et Alger est loin des deux. Moi c’est l’Italie qui m’intéresse. »

Le pays de la Botte est, semble-t-il celui qui offre plus de facilités aux migrants clandestins, malgré l’arrivée au pouvoir en mai dernier d’un gouvernement aux positions plus dures vis-à-vis de l’immigration. « En Espagne, vous êtes systématiquement refoulé. En Italie, on vous remet un document qui dispose que vous devez quitter le territoire sous dix jours. Ce qui est suffisant pour gagner la France, destination finale de la majorité des migrants algériens », révèle Hamza.

* Le prénom a été changé


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