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Affaire Semmar et Boudiab : retour sur un étonnant procès

Après une incarcération de 17 jours, les journalistes Abdou Semmar et Merouane Boudiab ont recouvré jeudi soir, leur liberté, au grand bonheur de leurs familles et de certains de leurs collègues qui se sont mobilisés durant leur emprisonnement.

Au bout d’un procès marathonien de près de six heures, le tribunal de Bir Mourad Rais a ordonné la libération des deux accusés, mais aussi un complément d’enquête. Autrement dit, les deux journalistes ne sont toujours pas acquittés et comparaîtront à nouveau, mais libres cette fois, dès que le Parquet aura plus d’éléments sur l’affaire.

N’empêche, dès l’annonce du verdict, une partie de la salle d’audience, là où se sont agglutinés les familles des deux journalistes et quelques collègues de la presse électronique, a lancé des cris de joie tout en brandissant le V de la victoire. Une victoire au goût amer, faut-il le reconnaître, surtout si l’on sait que les deux journalistes sont poursuivis, comme ne l’ont cessé de répéter les avocats de la défense, pour des faits qui relèvent du délit de presse.

Autrement dit, l’emprisonnement des responsables du site Algériepart ne devait pas avoir lieu, au regard de la loi. D’ailleurs, tout l’argumentaire de la défense est bâti sur cette violation flagrante de loi.

Irrégularités à la pelle d’une procédure « bâclée »

Une défense composée d’une trentaine d’avocats venus de plusieurs wilayas (Bejaia, Biskra, Ghardaia, Oran, Tizi-Ouzou, etc.) qui ont dénoncé l’inanité d’un tel procès et surtout relevé le grand nombre d’irrégularités qui ont émaillé la procédure.

Comme par exemple la convocation du journaliste Abdou Semmar par téléphone au lieu d’une convocation par écrit en bonne et due forme. « Tu ne peux pas convoquer un journaliste par téléphone. On n’est pas dans un système stalinien tout de même », s’est offusqué un avocat. Pire encore, le journaliste s’est rendu dans les locaux de la brigade de gendarmerie à 14h30 où il a été entendu. Et ce n’est qu’à 17 heures que la partie plaignante, le PDG d’Ennahar TV, a déposé plainte.

« Abdou Semmar a été entendu avant même qu’une plainte ne soit déposée contre lui », s’est étranglé un avocat de la défense. Le lendemain, une autre plainte est déposée dans la même structure par la wilaya d’Alger.

« En 24 heures, la procédure a été achevée alors que, habituellement, cela nécessitait plusieurs jours. Je croyais vivre dans un autre pays », a ironisé un avocat. Autre incongruité relevée :  alors que ce sont le wali d’Alger et le PDG d’Ennahar TV qui se sont estimés victimes d’une « diffamation » et d’une « atteinte à la vie privée », les plaintes ont été déposées par des tierces personnes (le chef de cabinet dans le cas de la plainte du wali), par procuration, et au nom non pas des victimes mais de la wilaya d’Alger, pour le cas de M. Zoukh, et du groupe Ennahar TV, pour le cas d’Anis Rahmani. En plus, ces derniers n’ont pas jugé utile d’assister au procès.

« La justice et les salles d’audience ce sont pour les petites gens que nous sommes », s’est emporté un avocat. Autre chose : alors que les deux plaignants comme les deux accusés habitent tous les quatre dans des lieux différents, les deux plaintes ont été déposées au niveau de la gendarmerie de Bab Djedid. Une ‘’coïncidence’’ que ne s’explique pas la défense et qui a poussé l’avocat Mokrane Ait Larbi à parler de « complot ».

Pour les avocats de la défense la détention provisoire des deux accusés est « abusive » et les faits reprochés à Abdou Semmar et Merouane Boudiab, « diffamation » et « atteinte à la vie privée », relèvent du délit de presse qui n’est pas passible de prison.

Abdou Semmar : « J’ai fait mon travail de journaliste »

Décontractés et souriants, les deux accusés ne semblaient pas affectés par ce qui leur est arrivé, ni intimidés par le fait de se retrouver  face au juge.  Interrogé par le juge sur son article qui lui a valu une plainte de la part du PDG d’Ennahar, Abdou Semmar s’est défendu comme il pouvait. « J’ai 10 ans de métier et je n’ai fait que mon travail de journaliste en me contentant d’ouvrir les guillemets. J’ai rapporté les déclarations d’une personnalité publique, à savoir Amina Bouraoui, publiées sur sa page Facebook où elle a répondu à une autre personnalité publique, le PDG d’Ennahar. On n’est pas responsables des propos des uns et autres ». Et d’ajouter : « Nous sommes neutres. Il y a eu une polémique entre Anis Rahmani et Amira Bouraoui. Nous, on n’est ni pour l’un ni pour l’autre ».

Les avocats de la partie civile, eux, ne l’ont pas entendu de cette oreille en essayant de faire admettre que les deux journalistes ne sont pas poursuivis pour leurs écrits mais pour avoir versé dans l’insulte.  « Où est l’intérêt d’un article ? », s’est interrogé l’avocat d’Ennahar, soulevant les récriminations de la salle. Après quoi, il demandera 2 millions de dinars de dommages et intérêts. L’avocat du wali d’Alger, quant à lui, a  sommé le journaliste de donner des preuves sur ce qu’il a écrit, tout en exigeant lui aussi 50 millions de dinars de dommages et intérêts. 

« Un procès politique »

Il faut dire que le procès a constitué une bonne tribune politique pour la trentaine d’avocats qui se sont succédé lors des plaidoiries. Pour certains, c’est la liberté de la presse qui est visée avec ce procès. Pour d’autres, il s’agit d’« un procès politique » et les deux journalistes ne sont que des victimes collatérales des règlements de comptes au sommet autour du 5e mandat. C’est dire combien la dimension politique est présente à l’occasion du procès de ce jeudi.

Ce sont d’ailleurs deux avocats au long cours et anciens cadres de partis d’opposition qui ont ouvert et clôturé les plaidoiries. Le premier à prendre la parole, Me Mokrane Ait Larbi, ancien dirigeant du RCD,  s’est étonné de la célérité de la procédure, allant jusqu’à parler de « justice express ». Pour lui,  ce sont les militants anti-corruption et le facebooker Amir Dz qui sont visés à travers cette affaire. Il n’a pas aussi manqué d’égratigner le wali d’Alger et le PDG du groupe Ennahar qui ne se sont pas présentés au procès. « La justice c’est pour les petits, les gens humbles et les  pauvres », a-t-il dénoncé. Son collègue, Me Bouchachi, ancien député du FFS, a été le dernier à intervenir en assurant être inquiet non pas pour les journalistes mais pour une institution comme la gendarmerie qui a servi, selon lui, d’instrument.

« J’ai 36 ans de métier, je n’ai jamais vu une procédure menée de cette manière », s’est-il indigné, non sans s’en prendre à ceux qui se prennent pour des « Zorros » au point de faire de l’Algérie une sorte de « Far West ».

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