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Blocage des routes en Kabylie : mettre fin à l’impunité

Blocage des routes en Kabylie : mettre fin à l’impunité

La RN 9, cet important axe routier reliant deux grandes wilayas, Béjaïa et Sétif, a été  de nouveau coupée à la circulation par des manifestants, ce dimanche 4 mars.

On en est arrivé presque à trouver la chose normale. Le phénomène est coutumier, banalisé. À travers tout le territoire national certes, mais surtout en Kabylie.

À Béjaïa et Tizi Ouzou, on bloque la route pour un rien, sur une saute d’humeur, non pas en dernier recours comme le voudrait le bon sens, mais comme première action pour faire entendre des revendications, souvent saugrenues. Les usagers de la route ont appris à faire avec et les autorités aussi, adoptant la plus facile des postures, l’expectative. On fait comme si la généralisation de ce mode de protestation n’inflige pas des pertes immenses à l’économie, n’étouffe pas des régions entières, ne pénalise pas des milliers de citoyens quotidiennement, ne cause pas parfois des drames… C’est pourtant bien le cas.

Des drames restés impunis

Même quand il y a mort d’homme, il est regrettable de constater que personne ne rend des comptes. Le drame de cette bonne femme qui a rendu l’âme sur une autoroute bloquée alors qu’elle se rendait au CHU pour une séance d’hémodialyse, a frappé les esprits, choqué l’opinion, mais sans plus.

Ceux qui avaient causé sa mort au mois d’août dernier en bloquant un axe routier aussi important que l’autoroute Alger-Tizi Ouzou, au niveau de la ville de Tadmaït, sont même revenus plusieurs fois à la charge pour réclamer, parait-il, des logements sociaux. Des drames de ce genre, il y en a eu plusieurs ces dernières années en Kabylie et sans doute ailleurs.

Toujours à Tizi Ouzou, un chauffeur de bus qui n’avait pas suivi le mot d’ordre de grève de ses collègues a dû appuyer sur le champignon pour fuir les jets de pierre des grévistes, fauchant un père de famille de 35 ans. C’était à Oued Aïssi, en 2015. Le même jour, des collisions frontales sont signalées sur l’autoroute, causées par ceux qui rebroussaient chemin sur la voie inverse.

En novembre 2016, à Makouda, dans la même wilaya, ce sont deux jeunes frères qui ont été fauchés par un automobiliste paniqué à la vue des épaves laissées sur place par des manifestants qui avaient bloqué la route pendant toute la journée. L’incident avait failli mettre le feu aux poudres et déclencher des affrontements entre les habitants de deux villages. Depuis, la vie a repris son cours normal. Et les coupures de route aussi.

Des situations cocasses et tristes à la fois sont aussi signalées. Des funérailles et des cérémonies de mariage ont été ajournées à cause du blocage des cortèges funéraires ou nuptiaux.

Les malades, notamment les insuffisant rénaux, les diabétiques, les femmes enceintes, combien sont-ils à s’être retrouvés coincés sur une route bloquée ? Sans doute des milliers. Quant au nombre de ceux qui ont rendu l’âme du fait de ce phénomène, on ne le saura jamais.

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Des dégâts immenses pour l’économie

Pas plus qu’on saura les chiffres des pertes infligées à l’économie des régions touchées. À Béjaïa, un véritable tissu industriel est mis en place par des investisseurs privés avec des unités vite devenues des fleurons dans leurs secteurs respectifs, notamment dans la région d’Akbou et au chef-lieu de wilaya. Mais la récurrence du blocage des routes constitue un frein certain à leur développement.

Les heures de travail perdues se comptent par milliers et des cargaisons entières de produits finis ou de matières premières sont empêchées d’arriver à destination. Il ne serait pas étonnant de voir des opérateurs mettre la clé sous le paillasson ou opter pour la délocalisation.

Et quand on sait que le port de Béjaïa dessert de nombreuses régions de l’Est du pays, on peut conclure que les opérateurs et transporteurs de Sétif, Jijel, Mila, Bordj Bou Arréridj ou Constantine sont nombreux à subir d’énormes pertes à chaque manifestation sur la RN9 au niveau d’Aokas ou Souk El Tenine. L’évocation de ces deux localités balnéaires nous amène aussi à penser aux préjudices infligés au secteur du tourisme et surtout au calvaire vécu par les vacanciers sous la chaleur de juillet ou août.

L’aviculture, une activité très développée à Boumerdès et Tizi Ouzou, est aussi durement touchée avec un taux élevé de mortalité lors du transport des volailles vers les abattoirs quand la route est bloquée, notamment en été. À Tizi Ouzou, même en l’absence d’une évaluation officielle, on sait que le phénomène de désinvestissement est important. La fermeture des routes y est pour quelque chose, c’est certain.

Des méthodes condamnables

Les méthodes utilisées ont de quoi indigner aussi. Ce mode de protestation existe partout dans le monde, on rétrécit la route pour créer un embouteillage pendant quelques heures, le temps d’attirer l’attention des autorités. Avec un peu de retard peut-être, mais les malades, les travailleurs, les marchandises passent tout de même, l’objectif des protestataires étant de faire entendre leur voix, pas de causer un préjudice à qui que ce soit. Or, c’est à tout le contraire qu’on assiste depuis quelques années sur les routes d’Algérie.

Non seulement on procède à un blocage total de la chaussée, parfois pendant plusieurs jours de suite, mais on fait toujours en sorte que les désagréments touchent le maximum de gens. Les barricades sont installées au niveau des principaux carrefours pour empêcher les automobilistes de faire détours.

Pour le timing, on choisit souvent un jour de semaine où la circulation est plus dense que d’habitude. Par exemple, la RN 12, reliant Alger à Béjaïa via Tizi Ouzou, est souvent bloquée le dimanche, premier jour de semaine. Les veilles de fêtes religieuses et les jours de rentrée scolaire sont tout aussi prisés.

Dans certains cas, on se demande s’il n’y a pas volonté manifeste de causer des drames. Des barricades sont installées à plusieurs reprises à l’entrée du célèbre tunnel de Kherrata, long de sept kilomètres, faisant courir aux automobilistes bloqués à l’intérieur un risque d’asphyxie par la fumée des échappements.

Pourtant, ceux qui sont derrière ces actes sont des habitants de la région qui ont bien conscience que même quand la circulation est fluide, on a du mal à respirer dans le tunnel à cause d’un manque de ventilation. Au tunnel de Bouzegza, sur l’autoroute Est-Ouest, on a assisté plus d’une fois à des scènes similaires.

Des revendications souvent saugrenues

Pour les revendications soulevées, elles sont parfois fondées, mais souvent saugrenues, voire farfelues.

Pour le cas de la RN9, tout a commencé avec cette vieille histoire de réseau de gaz de ville qui devait approvisionner les localités de l’est de la wilaya et qui a fait face à l’opposition de propriétaires au niveau de la région d’Aokas. Les habitants dépourvus de cette énergie n’ont rien trouvé d’autre que la route nationale à fermer pour obtenir le déblocage du projet.

Depuis, le conflit est réglé mais ce mode d’action est repris par tous ceux qui ont quelque chose à réclamer. Eau, électricité, logement social, habitat rural, emploi, tous les prétextes sont bons pour isoler une région entière pendant des jours.

À l’ouest de la wilaya, notamment au niveau de Oued Ghir et d’El Kseur, d’autres contestataires se chargent de la besogne avec la même légèreté pour des revendications qui peuvent bien se régler ailleurs que sur les routes.

À Tizi Ouzou, le carrefour de Oued Aïssi qui dessert tout l’est de la wilaya et certaines localités de la Haute Kabylie, est souvent fermé par les occupants d’un bidonville mitoyen. Originaires des Hauts-Plateaux, ces habitants se sont installés sur les lieux dans les années 1970 et depuis, ils réclament leur relogement dans des habitations décentes. C’est peut-être légitime pour eux de réclamer de meilleurs toits, mais il est certain que les responsables de leur situation ce ne sont pas les milliers d’automobilistes auxquels ils infligent un véritable calvaire quasiment chaque semaine.

Cela dit, beaucoup de problèmes soulevés dans les autres localités de la wilaya ne devaient en aucun cas se retrouver sur la route. Est-il normal que des jeunes ferment la route pour réclamer l’effacement des dettes contractées dans le cadre du dispositif Ansej ? Un entrepreneur qui s’estime lésé dans l’octroi d’un marché public a-t-il le droit de battre le rappel de ses employés et bloquer la route ? Malheureusement, cela s’est passé dans la wilaya de Tizi Ouzou quand, en 2015, un marché de transport universitaire fut attribué à un soumissionnaire venu d’Alger, déclenchant l’ire d’un opérateur local qui a alors mobilisé ses bus et chauffeurs pour paralyser les entrées de la ville.

Plus surréaliste encore, les habitants d’un village sur la sortie est du chef-lieu de la wilaya ont bloqué la RN 12 pendant plusieurs jours en janvier dernier pour réclamer la libération de deux jeunes interpellés par la gendarmerie dans le cadre d’une affaire de trafic de stupéfiants. Dans ces deux affaires, on ne peut juger du bien-fondé des revendications des protestataires, mais il y a bien des juridictions et des voies de recours pour les prendre en charge.

Et que dire alors de ces supporters qui investissent la rue pour contester des décisions arbitrales qu’ils jugent défavorables à leur équipe ?

L’État plus que jamais interpellé

Le recours au blocage des routes est devenu systématique et le plus inquiétant reste cette attitude passive des pouvoirs publics. Leur hiérarchie ayant sans doute le souci de ne pas envenimer la situation, les services de sécurité préfèrent laisser faire.

Utiliser la force pour ouvrir les axes fermés peut s’avérer en effet risqué, notamment pour les automobilistes bloqués. Cela se comprend, mais une solution doit être trouvée car on ne peut laisser bloqué un axe routier important pendant plusieurs jours sans rien tenter.

Ce qui reste incompréhensible, c’est cette impunité dont jouissent ces « coupeurs de routes », même lorsque le préjudice causé est avéré, comme pour les drames cités plus hauts où la responsabilité, ne serait-ce que morale, des initiateurs des mouvements de protestation est pleinement engagée.

Les autorités locales sont dépassées, les APC en tête. Elles tentent de débloquer les routes, quand elles ne sont pas elles-mêmes en situation de… blocage. La marge de manœuvre des maires est très réduite et l’essentiel des revendications soulevées, quand elles sont fondées, ne relève pas de leurs compétences. C’est ce qui explique peut-être le fait que, parfois, aucun responsable local ne se déplace sur les lieux d’une émeute, car n’ayant rien à offrir ni à promettre aux protestataires.

L’État doit prendre en charge le phénomène dans sa globalité, bien sûr en débloquant les projets de développement selon les priorités et les moyens disponibles, en garantissant plus d’équité dans la distribution de logement et autres aides publiques, mais aussi en montrant un peu plus de fermeté vis-à-vis de certains comportements irresponsables.

Au risque de le répéter, bloquer l’entrée d’un tunnel peut bien s’apparenter à une tentative de meurtre avec préméditation.

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