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Bouteflika vu par un ex-chef du gouvernement qui a osé démissionner

Chronique livresque. Ahmed Benbitour est un homme bien éduqué. Si éduqué qu’on ne trouvera pas un mot de trop sur ceux qui lui ont fait avaler des couleuvres. Ils lui ont manqué ? Lui ne citera même pas leurs noms. C’est sa façon à lui de les ignorer à moins que ce ne soit que prudence d’un homme qui sait de quoi sont capables ses pairs en politique. Capables du pire.

Ne partez pas à Crans Montana, M. le président !

Après avoir refusé à trois reprises, à l’époque de Zeroual, la proposition d’être chef du gouvernement qui aura en charge les élections présidentielles d’avril 1999, le voilà recevant un coup de fil du dircab de Bouteflika, fraîchement élu président. On lui demande un projet de discours à présenter lors du prochain Forum de Crans Montana en Suisse. Il s’enquière des orientations pour le contenu du discours, on lui répond par la négative.

Remarquons au passage qu’au plus haut niveau de l’Etat, aucune vision. Conseiller impromptu du prince malgré lui, il fait remarquer au dircab que le Forum n’avait pas atteint la notoriété suffisante pour recevoir le chef d’Etat d’un pays de l’envergure de l’Algérie. De ce fait, il ne recommandait pas cette participation. On l’écoute les oreilles fermées. On le rappelle pour lui dire qu’on n’a toujours pas reçu le texte demandé. Il répète qu’il n’avait pas fait de texte pour la simple raison qu’il n’envisageait pas le déplacement du chef de l’Etat.

En échange, il a une idée ingénieuse : que le président intervienne au Forum par vidéo-conférence à partir d’Alger. C’est tout bénéfice pour l’image de marque de l’Algérie qui aurait démontré qu’elle était entrée dans une ère technologique. Evidemment on ne l’écoutera pas. Le président partira au Forum. Et Benbitour avec pour animer un séminaire. Il n’a vraiment pas apprécié ce voyage. Il vilipende, dénonce, accable ? Absolument pas. Il dit qu’il n’a pas gardé le meilleur souvenir. C’est du miel Benbitour. Du miel pour ses ennemis. Mais en a-t-il vraiment des ennemis ? Des inimités oui, mais de vrais ennemis, les méchants, les teigneux, non. Si gentil et tout en rondeur. Mais du caractère.

Un conseil des ministres de 9 heures !

En décembre 1999, en plein mois du Ramadan, le dircab, Benflis, alors fidèle de Bouteflika, l’appelle pour l’informer que le président souhaitait le rencontrer le jour même. Il pensait que c’était pour entrer au gouvernement. Et il n’en avait pas envie. Il choisit alors une heure proche du Maghreb pour écourter la rencontre. C’est mal connaitre Bouteflika qui ne compte pas les heures quand il parle.

L’estomac vide, il écoutera stoïquement le président pendant 5 heures. Usé, il acceptera le poste de chef du gouvernement. Bouteflika l’informe alors qu’il avait déjà formé le gouvernement. Il lui présente la composition. Froncement de sourcils de Benbitour ? Non, il connait la musique : « Je lui avais répondu, tant mieux, moi je n’avais pas préparé de liste parce que je n’avais pas l’intention d’accepter cette offre. Maintenant que c’est fait, cela allait au moins nous faire gagner du temps ».

Il ajoutera que son expérience et son professionnalisme lui avaient appris à travailler avec quiconque pour peu que ce soit lui qui définit les règles du jeu. Admirable position rationnelle qui ne tient pas compte d’une donnée fondamentale : Bouteflika n’est pas quiconque. En matière de politique, c’est un mélange de Machiavel et de Franco dont il est un admirateur inconditionnel. Il parle beaucoup pour noyer son interlocuteur sous un flot de paroles lénifiantes avant de lui mettre la tête sous l’eau.

Le premier Conseil des ministres a duré neuf heures. Le pragmatique chef du gouvernement en sortira groggy ainsi que les ministres. Compréhensif, Benbitour mettra cette longueur, un record semble-t-il, que même le prolixe Castro n’a pu battre, sur le désir du président d’évaluer ses ministres sur la base de leurs interventions. Tirée par les cheveux cette explication. Le Conseil des ministres n’est pas une classe d’élèves du primaire. Ni un casting, ni un test d’embauche. Passons.

Le deuxième Conseil des ministres fera comprendra à Benbitour qu’il s’était trompé. Il durera 7 heures ! « Ce fut le début de la divergence dans la conception que nous nous faisions du fonctionnement de l’Etat et de ses institutions ». Normal, l’un est messianique, une sorte de prophète incantatoire qui ne regarde jamais sa montre et l’autre un pragmatique pour qui le temps c’est de l’argent.

Quand Bouteflika se joue de Benbitour

Un autre dossier lui fera mieux comprendre la technique bouteflikienne. Celui des visites de travail dans les wilayas. Benbitour programme la première visite à Ain Temouchent, victime d’un tremblement de terre, ainsi qu’Oran, Sidi Bel Abbes et Mostaganem. Il en informe le président.

A la veille de son déplacement, que pensez-vous qu’il se passe ? Benflis l’appelle pour lui annoncer la visite du président à Oran et Ain Temouchent. La mort dans l’âme, il annule sa visite. Il décide de partir un autre jour à Setif, Mila, Jijel. Rebelote. La veille de son déplacement, on lui annonce que le président va se déplacer à Sétif.

Jeu d’enfants ? Peut-être. Mais c’est usant pour les nerfs d’un chef du gouvernement qui était en butte aux « chouchous » du président qui ne faisaient qu’à leur tête : Benachnou, Medelci, Temmar, Zerhouni, Khelil, et d’autres. Ces ministres travaillaient directement avec Bouteflika. Benbitour avait beau fixer des objectifs avec une feuille de route claire, les ministres savaient que le centre du pouvoir était ailleurs et qu’ils devaient leurs nominations qu’au seul président.

Si un chef du gouvernement n’a pas le pouvoir de dégommer, c’est lui qui sera dégommé fissa. Mais avant, il faut qu’il soit piétiné, malaxé dans le broyeur.

Passons sur d’autres péripéties. Et arrêtons-nous au jour, un vendredi, où il reçut un appel de Benflis lui annonçant un Conseil des ministres pour approuver une ordonnance. « Ma réaction était : mais d’où sort cette ordonnance ? La réponse était : c’est un petit travail que nous avons mené ici à la présidence – J’ai dit : je regrette, les choses ne peuvent pas se passer comme cela – sa réponse était : je vous transmets les instructions du Président, tout ce que je peux faire, c’est vous envoyer le projet d’ordonnance ».

« Le projet est parvenu à la maison à vingt-deux heures. Quand je l’ai lu, j’ai vu qu’il avait pour but d’annuler de juré mes décisions lorsqu’on n’a pas eu le courage de les annuler de facto ». Il a beaucoup plié, mais il ne rompra ni rampera. A 23 heures, il décide de jeter le tablier.

A côté de ce qu’ont vécu ses successeurs, notamment Ouyahia, il a été relativement épargné. Pour l’histoire, il restera le seul et unique chef du gouvernement qui a dit non à Bouteflika. Il a eu ce courage quand d’autres faisaient des courbettes. Il faut saluer bien bas cet homme de qualité.


*Ahmed Benbitour
Radioscoopie de la gouvernance algérienne
Edit 2000
PP : 550 DA

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