Économie

Ce que cache le détournement du blé subventionné en Algérie

Lors de sa dernière rencontre avec la presse samedi 23 avril, le président Abdelmadjid Tebboune a abordé la question du détournement du blé subventionné en Algérie. Il a pointé du doigt les minoteries qui pratiquent des livraisons frauduleuses de blé panifiable aux éleveurs.

Le nombre de minoteries incriminées serait considérable. « On a dénombré près de 160 minoteries qui enlèvent leur quota de blé, mais qui ne le triturent pas et le vendent directement aux éleveurs et à d’autres », a déclaré le président Tebboune.

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Une consommation mensuelle de 40 quintaux de blé par habitant

Poursuivant, il a indiqué « dans une wilaya, nous avons identifié une minoterie dont l’ensemble des lots qui lui ont été attribués correspondent à une moyenne mensuelle de 40 quintaux de blé par habitant. Un consommateur, s’il a besoin de 40 kilo, c’est déjà bien, mais pas 40 quintaux par mois ».

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Cette situation n’est pas nouvelle. Elle a été documentée par la presse et des enquêtes d’universitaires. Mais c’est la première fois que l’ampleur de ces détournements est révélée. Parfois, les pratiques sont plus sophistiquées. La minoterie n’extraie que 25% de farine et déclare les 75% restants comme du son de blé alors que ces pourcentages devraient être inversés. Mais il est plus rentable de vendre du son sur le marché libre que de la farine à prix réglementé par l’Etat.

2021, une sécheresse mémorable

Le cheptel ovin est estimé à 28 millions de têtes en Algérie. L’appétence de ce secteur pour l’orge et le blé détourné s’explique par la sécheresse mémorable de la précédente campagne agricole.

En absence de pâturages verts, de foin et de paille, les éleveurs se sont rabattus vers les aliments concentrés dont l’orge et le son de blé. La tension qui s’en est suivie s’est traduite par une flambée des prix jamais connue jusqu’ici.

Le quintal de son de blé a dépassé celui du blé « alors que le son n’est qu’un sous-produit du blé » faisait remarquer un éleveur au paroxysme de la sécheresse. Beaucoup d’éleveurs ont dû vendre une partie de leur cheptel pour acheter de quoi nourrir les animaux restants.

Finalement, les éleveurs se sont alors rabattus vers le blé tendre importé et subventionné par l’Etat pour soutenir le prix du pain.

Un mode d’élevage peu performant

 

Mais la sécheresse n’est pas la seule explication. Si le secteur agricole peine à répondre à la demande en viande des villes, c’est que le niveau technique des éleveurs reste dramatiquement bas. Cela, alors que chaque année, les universités voient sortir de nombreuses promotions de techniciens, d’ingénieurs agronomes et de vétérinaires.

L’engraissement des agneaux n’est vu qu’à travers l’apport d’aliments concentrés (aliment du commerce, orge, son de blé, blé tendre) qui apportent de l’énergie mais sans qu’il y ait la complémentation nécessaire en azote. Dans les zones céréalières, celle-ci pourrait être produite par la luzerne ou des pâturages semés de mélanges fourragers comme cela tend à se pratiquer en Tunisie.

« La brebis mange sa sœur »

En Algérie, les éleveurs se contentent de faire pâturer leurs troupeaux sur des jachères à la flore naturelle bien moins riche que des fourrages. En Tunisie la société Cotugrains développe une politique volontariste de production de semences fourragères en s’appuyant sur un réseau d’agriculteurs spécialisés. Les tonnages de semences produits sont en constante progression et atteignent 150 tonnes.

Aujourd’hui, avec les pluies des mois de mars et d’avril, les pâturages ont reverdi et la demande en aliments concentrés est moindre.

A Saïda au milieu d’un pâturage, l’éleveur de mouton Laaradj Hazam confie à Ennahar TV : « On a souffert plus qu’il n’en faut. Hamdoullah ya Rabi [Louange à Allah], regardez cette richesse. Bon, même s’il y a un peu de manque » Et répète-il par trois fois « Hamdoullah ya Rabi ».

De son côté, Cheikh Moussaoui, visage émacié, témoigne : « On a eu deux ans de sécheresse. L’approvisionnement en aliment nous a fait souffrir. On achetait le quintal d’orge pour 4500 DA et on était obligé d’aller au souk pour vendre des animaux ». Allaoua enchaîne : « Avec la sécheresse, la brebis a mangé sa sœur [pour conserver une brebis, il faut en vendre une]. Celui qui avait 200 têtes de moutons n’en a plus que 100 et celui qui en avait 300 n’en a plus que 150. »

Avec un large sourire Aïssa Diyeb confie : « Mais maintenant, ça va. Depuis qu’il a plu, l’herbe a poussé et les gens sont contents. On a moins à donner d’orge aux animaux (…) On commence à réformer le troupeau en achetant des bêtes ».

 Apprendre à cultiver de l’herbe

Au sud, le spectaculaire développement de la production d’ensilage de maïs sous forme de balles rondes enrubannées de ces dernières années ne suffit pas à réduire le déficit en fourrages. En plus des besoins de l’élevage ovin, il faut tenir compte de ceux de l’élevage bovin laitier.

A Saïda, les agneaux gambadent à nouveau dans l’herbe parmi les plants de moutarde sauvage, les jeunes chardons, les marguerites et autres ombellifères. Les éleveurs ne semblent pas avoir tiré les leçons de la sécheresse passée. Ils restent avec leurs pratiques traditionnelles : l’utilisation de la flore spontanée dont la valeur alimentaire est trois fois moindre qu’un fourrage.

A Tahent (Tunisie), Ali Omari, éleveur témoigne : « Avec el khalt [le mélange], les agneaux ont plus à manger. Je sème un mélange composé de plusieurs fourrages : orge, avoine, sulla, halba, guerfalla. La période de pâturage est ainsi plus longue et les brebis mieux nourries. »

En Algérie, les services agricoles tâtonnent. Dans les années 1980, ils ont tenté de développer un fourrage, le médicago; mais en vain. Pour les périodes de disette, la recherche agronomique locale a proposé la mise au point d’aliments de survie à base de sous-produits provenant des industries agro-alimentaires et une complémentation azotée des rations à base d’urée, mais la vulgarisation n’a pas suivi.

Récemment, le ministère de l’Agriculture et du Développement rural a lancé une convention triangulaire entre éleveurs, abattoirs et Office national des aliments du bétail (Onab).

En zone steppique le HCDS a développé une dynamique politique de petite hydraulique en construisant dans le lit des oueds des digues pour l’épandage des crues. Ces ouvrages qui demandent peu de moyens permettent d’irriguer de petites superficies d’orge. Des superficies ont été plantées en arbustes fourragers et d’autres mises 3 à 4 ans en défens pour permettre à la végétation steppique de se reconstituer.

Nourrir 45 millions d’habitants et 28 millions de moutons

En Algérie, l’agriculture doit nourrir 45 millions d’habitants et les 28 millions de moutons recensés. Force est de constater que le mouton concurrence dangereusement l’approvisionnement en blé des consommateurs.

Cette concurrence ne s’effectue pas seulement au niveau des détournements constatés au niveau de certaines minoteries. Elle est plus est plus sournoise au niveau de l’allocation des ressources. Un tiers de la production locale de céréales est constituée d’orge. Mais ce produit alimentaire va à l’élevage et une bonne partie des terres à blé sont utilisées comme pâturages.

Dans son rapport du mois d’avril 2022 le groupe 3 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat GIEC notait que « la réduction de l’espace dédié aux cultures intensives (par exemple au profit de projets de reforestation ou de projets agro-écologiques) ne peut se faire qu’à condition de transformer globalement notre alimentation, et notamment de réduire notre consommation de produits animaux (première source d’occupation des espaces naturels). »

En Algérie, l’élevage extensif du mouton se perpétue selon des techniques dépassées. Les vieilles habitudes ont la vie peau. Au prix actuel de la tonne de blé importé, le kilo de viande de mouton revient cher au budget de l’Etat.

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