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De Boussouf à Kennedy : une leçon de journalisme en temps de guerre (2e partie)

De Boussouf à Kennedy : une leçon de journalisme en temps de guerre (2e partie)

Chronique livresque. Récapitulons les faits. Joe Kraft, grand reporter américain a été invité en 1956 par le gouvernement français « pour mesurer les progrès de de la stratégie du gouvernement français de pacification de l’Algérie » Objectif essentiel : « Paris espère obtenir de Washington une nouvelle aide financière de 500 millions de dollars ».

Pour lire la première partie

Le ministre résident en Algérie Robert Lacoste lui résume la thèse qu’il  est  chargé d’étayer : « Les rebelles sont seulement une poignée de terroristes, un millier de fous lâchés dans la nature…(…) C’est comme si un gang de nègres de Saint-Louis venait vous réclamer l’indépendance ! Que feriez-vous ! (…) L’armée de libération est un ramassis de salopards qui ont décidé, profitant de la guerre froide, de nous emmerder… ». On lui fera visiter des SAS (Sections administratives spécialisées), soigneusement ciblées, chargées de pacification et de promotion de la colonisation.

On dira aujourd’hui que c’est une stratégie de relooking de l’Algérie française.  On lui montrera de bons douars, de bonnes villes, de bons bidonvilles, de « bons arabes » Tout le bonheur de l’Algérie coloniale confrontée à quelques escarmouches d’une infime minorité pas contente de son sort pourtant enviable.  Les premiers envois de Kraft au New York Times (une institution de la presse américaine) sont favorables aux autorités colonialistes qui ont pris soin, pour manipuler le journaliste, de brandir le spectre du communisme qui se cache derrière « les rebelles ».

Boussouf, le sous-lieutenant lettré et l’Américain

Partie gagnée pour l’ordre colonial ? Ne nous pressons pas.  C’est là que rentre dans le jeu le colonel Boussouf. Boussouf ? C’est le puissant patron de la Wiaya V et le père du renseignement militaire algérien. Il donne carte blanche à l’étudiant intronisé sous-lieutenant d’inviter Joe Kraft pour lui montrer ce qu’il y a derrière la propagande coloniale.

Alors le sous-lieutenant lettré contacte le journaliste américain qui était sur le point de quitter l’Algérie. Il lui fait une proposition d’un romantisme fou pour un journaliste qui a l’expérience de plusieurs guerres, de la mondiale au Vietnam en passant par la Corée : « Traverser le miroir et partager la vie des rebelles avec en sus une interview du colonel Boussouf ».

Aucun journaliste digne de ce nom ne pourrait refuser pareil scoop : « Je le ressens comme un défi au journaliste d’investigation que je suis. Mon intérêt de savoir plus et comprendre est fouetté.» Joe Kraft est un vrai journaliste, curieux de tout ayant une haute idée de la noblesse du métier qu’il exerce. On n’ose imaginer ce qui serait advenu si l’auteur de ce livre  était tombé sur un petit format vendable au plus offrant. Aux enchères, la quatrième puissance mondiale aurait été la plus forte. On passera sur les détails rocambolesques  relevant du roman d’espionnage qui ont permis au journaliste de rejoindre les maquis. Première surprise : «les rebelles » avaient fière allure : bien équipées, bien entrainés, et tous en uniforme.

« El k’toub ! El k’toub ! »

Il marchera des jours et des nuits dans les montagnes, partageant la dureté de la vie de ceux qu’il appelait les rebelles. Et c’est au détour d’un repas chaud, le premier qu’il prenait depuis des jours, suivi d’une explosion accidentelle qu’il entendit un vieil homme criait en martelant le sol avec un gros bâton : « El k’toub ! El k’toub ! »

Intrigué par ce cri, il voulut comprendre. On lui expliqua que l’homme exhortait les siens à sauver ses livres !  Le journaliste américain n’en croyait pas ses oreilles ! Un vieil homme qui avait perdu son gite ne pensait qu’à sauver ses manuscrits dans une malle ! Il  pensait avoir tout connu, le voilà figé de stupeur. On lui disait que les indigènes étaient frustes et illettrés, voilà qu’il découvre le contraire en plein cœur de la foret en la personne d’un pauvre vieillard. Il n’oubliera jamais ce cri désespéré : « El k’toub ! El k’toub ! »

Sous les bombardements français, il se cache dans les trous, avalant  de bon cœur des fourmilières,  dégustant des mains d’une vieille paysanne une orange verte au gout de paradis avant d’assister à un tribunal , en pleine cœur de la montagne, pour juger un traitre. L’avocate, une combattante, oui, messieurs une femme déjà, commise d’office l’impressionnera par sa culture et sa clairvoyance. Le traitre aura le cou tranché par…une femme qui a perdu ses deux enfants à cause de l’homme qui a vendu sa patrie.

Il rencontrera des commissaires politiques certains cruels et d’autres avec des qualités de saint, selon ses propres mots. Elle est ainsi la révolution : un assemblage d’hommes de bonne et de moins bonne qualité  portés par la même cause.  L’officier Abdelkader, mystique, disciple d’Ib Arabi a les mots qu’il faut, que cite Joe Kraft, pour définir ce creuset qu’est la révolution : « La révolution est prise en charge maintenant par une conscience nationale capable d’assumer les inévitables crises. La révolution peut être trahie, polluée, déviée par des individus, mais elle est en marche parce que nécessaire et qu’elle nous survivra. » Il croisera aussi des moudjahidates « dont très peu étaient voilées », mais toutes courageuses et fortes.

Le charme envoutant de Pocahontas la martyre 

Et puis, au détour d’une rencontre de femmes, il tombera sous le charme d’une jeune conférencière de 17 ans « à l’allure étrange, son accoutrement n’était pas tout à fait de la fine facture d’une garde-robe de top model. Elle portait un anorak brise-vent  marron, un pantalon de velours vert décoré de plaquettes de métal, des bottillons marrons et blancs avec le haut percé de trous de ventilation.

Ses fins traits, de longues tresses, la lueur tremblante  de chandelle sur la peau lui donnait un visage de starlette préparée pour jouer Pocahontas. A moins que  ce soit Pocahontas elle- même dans une de ses vies, ou grâce à son don d’ubiquité. Elle parla avec fougue de brèves et fortes phrases, les yeux fixés comme en transe. Son thème était : courage nous ne devons pas avoir peur ! » A la fin de la réunion, ponctuée par l’hymne national, le journaliste  s’approcha des femmes et leur demanda  qu’est ce qu’elles attendaient de l’indépendance : « Demain, avec l’indépendance, nous serons capables de nous instruire. Il y aura des femmes policiers et facteurs ( …) Nous étions avant des bêtes de somme. Nous ne redeviendrons plus jamais cela ! »

Le reporter américain nous apprendra qu’un  bombardement de l’aviation mettra  fin à Pocahontas et ses sœurs. Il en fut bouleversé. Restera dans sa mémoire pour l’éternité et sans doute aussi pour les lecteurs de son journal les traits fins et juvéniles de la jeune combattante de 17 ans ! Ainsi finissent les héroïnes.

Le reportage dans les maquis algériens eut un grand retentissement aux USA. Le sénateur JF Kennedy, sensibilisé puis convaincu par  la cause algérienne  se prononça haut et fort pour l’indépendance de notre pays une dizaine de fois aussi bien au Congrès que durant sa campagne à l’l’élection présidentielle. Elu président le 20 janvier 1961, Joe Kraft devient son conseiller. A ce titre, il l’envoya à deux reprises au président de Gaulle pour qu’il réétudie sa position sur la question algérienne.

C’est ainsi que grâce à un journaliste éclairé, mais aussi grâce à l’initiative d’un maquisard lettré soutenu par son supérieur hiérarchique que l’Algérie gagna l’opinion américaine à sa cause. Le grand journalsi est toujours au service d’une grande cause. Ce n’est ni un exercice de style, ni un tissu de fakes news. La suite de cette histoire digne qui mérite que le cinéma s’empare d’elle ? L’auteur rencontrera à nouveau Joe kraft en 1985 à Washington. Il propose à l’auteur de faire un film sur leurs péripéties dans les maquis. Le projet fera long feu à cause du décès du moudjahid Joe Kraft. Moudjahid ? Oui, car s’il y a mille façons d’être un traitre à sa patrie, il n’y a qu’une façon d’être un patriote : l’engagement pour le pays. D’origine ou d’une cause juste.

 

Mohamed Khelladi

De boussouf à Kennedy

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