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De Boussouf à Kennedy : une leçon de journalisme en temps de guerre

De Boussouf à Kennedy : une leçon de journalisme en temps de guerre

Chronique livresque – Sa vie est un roman d’aventure. On y pénètre comme dans une autre vie qui nous est donnée. Alors on croise une foule de gens, de situations, d’anecdotes, de portraits pris sur le vif que la tête tourbillonne un peu. L’abondance de détails ajoutée aux flash-back nous donne le vertige.

Le lecteur peut se demander à quoi bon alourdir le récit déjà copieux avec un luxe de détails. À quoi lui sert d’apprendre que le narrateur avait dans les années cinquante une Véga alors que sa copine française, Jeanne la bien nommée, possédait une Austin ? Logorrhée ? Eh bien, non ! Mohamed Khellladi, homme de culture et sans doute fou de cinéma, nous a écrit le film de sa vie. Il nous montre tout en prenant sans doute beaucoup de plaisir à narrer des détails qui sont à son récit ce qu’est L’Hrissa à une chorba : ça lui donne du piquant. Et on apprend, oui on apprend. Mais à condition de s’accrocher.

On se perd, on se retrouve pour mieux mordre dans cette page d’histoire assez méconnue, celle du chemin escarpé qui a mené vers la reconnaissance, par le sénateur JF Kennedy, le 2 juillet 1957, des droits à l’indépendance du peuple algérien. Un mot sur la structure du témoignage.  En spirale et en labyrinthe, elle peut égarer certains. Elle peut même pousser le critique le mieux disposer à une moins grande indulgence vis-à-vis du texte. Mais il y a l’exergue : « À ma tendre et ravissante épouse assistante Zohra Khelladi » qui désarme et nous fait présenter les armes. À plus de quatre-vingt ans, déclarer publiquement son amour, c’est déjà un roman dans le roman ! C’est rare pour un ancien maquisard, fut-il un romantique lettré. Que Roméo soit salué !

De la dolce Vita aux maquis

Voilà un jeune étudiant apparemment à son aise à Bordeaux entre étude de licence et « une vie sociale trépidante » qui rejoint les rangs de l’ALN et le maquis en 1956 dès l’appel à la grève du FLN. Pourquoi ce choix qui aurait fait hésiter quelques jeunes algériens heureux de céder à la mollesse de leur vie française ? : « Je décide aussitôt de rejoindre l’armée du FLN pour les droits et la liberté pour l’Algérie ».

Le voilà face au capitaine Boumediène. Il découvre le goût pour la chanteuse libanaise Fairouz ainsi que l’humour. Ainsi donc ce militaire austère, sec et secret, maigre et silencieux avait une âme et une culture. Boussouf aussi est dépeint sous un jour positif. Ne cherchez pas à trouver quelques défauts au personnage ou quelques noires révélations. Il n’y en a pas. Le ciment des maquis est d’une blancheur immaculée.

Si sa plume se retient quand il nous parle des Algériens, il la laisse égratigner les étrangers. Sur Fathi Dib, le patron des services égyptiens, proche de Ben Bella, il citera ce commentaire de Mehri alors qu’ils sont en train de diner au Caire avec Boussouf qui se plaignait de l’homme de l’ombre égyptien : « Il est comme la circulation empêtrée du Caire, il fonctionne sans aucun principe.  Culture égyptienne et pragmatisme britannique, Fathi Dib, tu le sais bien, ne saura ni pourra jamais intervenir dans l’agenda du CCE ». C’est de l’humour vache sinon de l’amour tout aussi vache.

Sur Benyahia, croisé au Caire, on reste sur notre faim. Pas de muscles, ni de chair pour le voir en grandeur nature. Mais il est « fou de joie de retrouver le fondateur et responsable à Alger de l’UGEMA, notre organisation d’étudiants ».

Quant au lieutenant  Mohamed ben Ahmed Abdelghani, chef de la région 1 de la zone 9 (qui deviendra plus tard ministre de l’Intérieur et chef de gouvernement sous Chadli) qui lui racontera ses exploits en 1959 dans le maquis, il l’écoutera d’une oreille, l’autre étant ouverte sur d’autres versions : « Mohamed ben Ahmed Abdelghani s’est bien gardé de me parler de sa déroute et échec personnel dans une bataille de Djebel Mzi. Il s’entêta pour engager seul son bataillon dans le franchissement du barrage parce que bien armé et équipé, le plaçant en sérieux et vain échec face à l’ennemi ».

Les coups de griffe, il sait en donner cet intellectuel qui vivait la dolce Vita avec sa copine Jeanne à Bordeaux avant de rejoindre l’Algérie combattante par les maquis et non par les salons égyptiens ou tunisiens.                 

Des cigares de Boumediène au gourou de Bouteflika

Des maquis algériens l’auteur nous transporte dans le temps, sans transition vers l’Algérie de 1973 quand Boumediène, fumeur compulsif, l’avait impressionné en annonçant qu’il avait arrêté de fumer. On est tenté de sourire et de se dire : pftt !!! Quelle importance qu’il arrête ou qu’il continue de fumer.  La suite est délicieuse : « À ma visite au président deux ou trois mois plus tard, il arborait souriant un énorme cigare. Il avait seulement omis de préciser qu’il avait abandonné la cigarette qui avait précipité notre rencontre dans le maquis. L’alternative était le cigare cubain, mais qui provenait de Davidoff de Genève ». L’humour à la Boumediène.

Ne croyez surtout pas que ce n’est là que futilités, c’est de la chair qu’il met sur des personnages qui appartiennent au mythe fondateur de l’Algérie indépendante. On les voyait comme des personnages de roman, il nous les rend, grâce à ces digressions, un peu plus humain. Sur Boumediène qui a fait de la patience et du « facteur temps » une stratégie « pour dépassionner les problèmes avant de chercher à les résoudre », il avouera qu’il était la grande inconnue pour lui.

Jusqu’à sa mort, il ne connaissait ni son âge exacte, ni sa biographie. Mais on saura, tout de même, qu’il l’avait surpris un jour lisant Montesquieu, « avec  sur son bureau un épais recueil sur El Alla Maari. Je savais pour le lui avoir offert, qu’il a lu « Moi le suprême », un livre d’Auguste Roa que m’avait offert Garcia Marques, journaliste rencontré à Barcelone en 1974 ».

Boumediène, grand lecteur  même en français ? Jean Daniel, fondateur du Nouvel Observateur, raconte dans ses carnets que Boumediène parlait un français approximatif. Mais passons.

Sur le suicide de Medeghri, retenons ce témoignage de Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères et intime du défunt, qu’il cite : « J’ai interrogé plus d’une dizaine de spécialistes de par le monde pour que l’on m’explique ce qui serait un suicide Medeghri. Un célèbre Gourou des environs de Genève m’a résumé tout ce que j’ai pu retirer de mes consultations. En choisissant midi, l’heure où le soleil est à son méridien, moment de pleine lumière pour se donner la mort, Medeghri aurait voulu exprimer la plénitude et l’importance de son geste ». Geste politique mûrement réfléchi donc et non geste d’un désespéré. Voilà comment l’auteur interprète les propos de Bouteflika : « Celle d’avoir voulu peut-être, connaissant bien l’homme moi-même, que le président aille plus vite vers des institutions pleinement démocratiques ».

En termes plus clair, Medeghri n’était plus en accord avec  la politique de fermeture de Boumediène. Vrai suicide ou meurtre déguisé, ce n’est pas l’auteur qui le dira contrairement à Belaid Abdesslam qui défend avec beaucoup de force la thèse du suicide. Thèse d’autant plus vraisemblable que Boumediene dont il était très proche pouvait l’écarter, s’il le gênait vraiment, sans problèmes tant il avait tous les leviers du pouvoir entre les mains.

La partie la plus intéressante du point de vue de la connaissance de notre histoire est assurément sa rencontre puis sa prise en charge dans les maquis du grand reporter américain Joe Kraft. Il le dit sans fausse modestie : « Réussir à détourner fin 1956 un journaliste d’investigation américain qui venait de passer un mois en invité officiel parmi les autorités civiles et militaires françaises d’Algérie en guerre ; arriver à le convaincre d’avoir à passer un même temps des combattants algériens pour la liberté, n’était pas du tout évident. Lui offrir l’occasion de rééquilibrer l’analyse tirée et en partie déjà publiée par le New York Times, de son séjour côté française allait cependant m’animer ».

La tirade est longue, mais nécessaire pour situer les enjeux. Dans la seconde partie, on verra comment et pourquoi Joe kraft écrira l’antithèse de son premier reportage. Du grand, du très grand journalisme en temps de guerre.

*De Boussouf à Kennedy

De Mohamed Khelladi

Casbah Editions

Prix public : 1200 DA

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