Le Pr Rachid Belhadj, directeur des activités médicales et paramédicales au CHU Mustapha (Alger), dresse dans cet entretien un constat glaçant de la situation épidémiologique au sein de cet important établissement de la capitale.
Comment se présente la situation épidémique au CHU Mustapha ?
« Les malades qu’on hospitalise pour le moment ont tous besoin d’oxygène »
Le nombre de cas graves et les demandes d’hospitalisation en lits de réanimation ont augmenté. Nous avons constaté que la virulence du virus est sérieusement menaçante et touche beaucoup plus les sujets âgés qui arrivent chez nous avec des besoins importants en oxygène. On enregistre également une saturation des lits d’hospitalisation et notamment la réanimation et un nombre important de décès par rapport à il y a une quinzaine de jours, ce qui évidemment nous inquiète. Parallèlement, il y a aussi un nombre élevé de contaminations parmi les personnels de la santé. Les malades qu’on hospitalise pour le moment ont tous besoin d’oxygène. Ceci engendre une nouvelle problématique : une forte demande en oxygène, en raison notamment d’une surconsommation. À titre d’exemple au CHU Mustapha, nous avons 1 005 lits qui ont des sources d’oxygène. Nous avons atteint actuellement 300 personnes hospitalisées et tous utilisent de l’oxygène. Nous sommes en train de veiller à ce que l’approvisionnement en oxygène soit le plus régulier possible.
Quel est le bilan des décès et des contaminations dans votre établissement ?
Onze décès ont été enregistrés vendredi 13 novembre au CHU Mustapha. Parmi les personnels soignants, nous comptons 3 décès. En nombre de contaminations nous recensons entre 20 et 30 personnels contaminés par jour. La plupart des contaminations parmi les personnels de la santé sont d’ordre familial. Cela veut dire qu’on est beaucoup plus protégé à l’hôpital qu’en dehors, dans le milieu familial notamment. Mais en tant que professionnels de la santé, nous sommes convaincus qu’on sera tous contaminés : plus le virus est là, plus il y aura ce qu’on appelle une immunisation collective des personnels de la santé, et malheureusement nous avons beaucoup de formes graves et des décès notamment pour les personnes qui ont des comorbidités. Il faut souligner que huit mois après le début de l’épidémie, on n’a pas encore décidé si (la Covid) est une maladie professionnelle ou bien un accident de travail. Il faut que l’État, à l’instar des autres pays, statue si c’est une maladie professionnelle ou un accident de travail, et que les personnels contaminés ou décédés puissent bénéficier de leurs droits.
Avez-vous un message à adresser au corps médical très sollicité ?
Pour le personnel de santé, il est le moment de passer à une nouvelle étape car nous sommes dans une situation très particulière de véritable médecine des catastrophes. Ce qui veut dire une forte mobilisation, qu’on ne doit plus fonctionner comme dans une situation normale. Si un praticien a l’habitude de faire trois gardes par mois, il est temps de multiplier ces gardes. Il faut également de la solidarité. Car sans solidarité, sans humanisme et sans compréhension, on ne pourra pas y faire face. On doit écouter et encourager les professionnels de la santé et être avec eux sur le terrain parce qu’il y a une forte contamination à la Covid parmi les personnels soignants. Nombreux en sont décédés. On ne doit pas les oublier, on doit les respecter et veiller sur leurs enfants et leurs familles.
Votre message à la population…
Le danger est réel et constant et devient de plus en plus menaçant sur la santé publique en Algérie. Nous appelons la population encore une fois à respecter les mesures-barrières et protéger les personnes âgées qui sont les plus touchées. Sur 17 personnes en réanimation, après 24 h on a 17 décès. Ce cycle est entretenu et la virulence du virus est de plus en plus mortelle.
Et aux pouvoirs publics ?
L’État doit écouter les professionnels de santé qui sont sur le terrain. On doit arrêter avec le discours démagogique et bureaucratique. Il faut donner les vrais chiffres, encourager les personnels de la santé et les aider avec une parfaite coordination entre les différents intervenants : État, population et personnels de la santé. Si un de ces éléments ne fonctionne pas, il y a un risque de sursaturation et de burn-out professionnel car nous sommes convaincus que cette situation va encore durer plusieurs mois.
La situation est-elle devenue désespérée ?
« Ce n’est pas le chaos… »
Ce n’est pas le chaos, comme certains le disent, mais nous sommes dans une situation très difficile dans laquelle nous sommes en train de gérer notre personnel, les malades et les équipements et les sources d’oxygène. Nos inquiétudes en tant que professionnels de la santé, ce sont les villes qui n’ont pas assez de structures sanitaires. Quand on a 10 lits de réanimation pour toute une wilaya, c’est très difficile de faire face à une demande. Et cela s’est répercuté par un très grand nombre d’évacuations vers les grands CHU. Et cela, on ne pourra pas y faire face. Nous demandons donc à la population d’être compréhensive vis-à-vis du personnel de la santé, car, et c’est compréhensible, il y a une certaine forme d’agressivité verbale voire physique ponctuée de menaces envers les personnels soignants. Nous devons nous respecter les uns les autres, de la part des personnels soignants vis-à-vis des malades et de leurs parents et vice-versa. Il est temps de travailler ensemble dans la solidarité. De son côté, l’État doit être prévoyant et aider les professionnels.
La situation s’est-elle améliorée en termes de moyens de protection ?
La situation s’est améliorée depuis que les nationaux ont été autorisés à produire les moyens de protection contre la Covid-19. Tant en matière de masques FFP2 que de tenues de protection, le problème ne se pose pas. Mais il reste le problème des équipements dont nous sommes dépendants à 100 % de l’importation.
Aujourd’hui, prescrit-on toujours de la chloroquine aux malades ?
« On commence à abandonner un peu la chloroquine »
On commence à abandonner un peu la chloroquine. Souvent quand il s’agit de personnes âgées souffrant de problèmes cardiovasculaires, et lorsqu’on fait des ECG il y a des contre-indications à donner la chloroquine. La nouveauté c’est qu’il y a l’introduction de ce qu’on appelle la corticothérapie et des anticoagulants. Les malades présentent des troubles respiratoires. Dans ce cas, il faut de l’oxygénothérapie. Il y a des personnes qui achètent des extracteurs d’oxygène, qui se permettent de traiter leurs parents chez eux, or ce n’est pas la solution. Il faut un examen et un suivi médical. Il est clair que nous faisons face à un manque de personnel spécialisé notamment en réanimation. La preuve, nous sommes en train d’utiliser nos médecins résidents en anesthésie-réanimation.