Bouzeguène, à une soixantaine de kilomètres au sud-est de Tizi-Ouzou. Sur les contreforts du massif forestier de l’Akfadou, de beaux petits villages à l’architecture atypique s’égrènent telles les perles d’un chapelet.
Au loin, vers le sud, apparaissent les premiers hameaux des Illoulen, surplombés par ceux des Aït Ziki, accrochés aux monts du Djurdjura qui voient fondre leurs dernières neiges sous le soleil d’avril.
Au nord, s’étendent à perte de vue les plaines verdoyantes de la vallée du Sébaou. L’endroit est pittoresque, féérique. Mais la propreté des lieux n’est pas moins saisissante.
Quand on n’a que les idées
En arpentant la route sinueuse et abrupte qui mène vers la région, en venant d’Azazga, et à peine passé le célèbre pont d’Assif Ousserdoun, point de ces décharges sauvages qui défigurent l’aspect des villes et villages d’Algérie ni de ces sachets noirs que la moindre brise fait s’élever dans les cieux tels des corbeaux planant au-dessus d’une charogne.
Les cannettes de boissons alcoolisés et autres bouteilles d’eau minérale qui obstruent bien des fossés à travers la Kabylie ne sont pas visibles non plus. L’eau limpide qui suinte des talus coule tranquillement dans les fossés et s’en va grossir les torrents qu’on entend rugir de loin. Dans les ruelles des villages aussi, le même décor de propreté saute aux yeux et le cadre de vie est plus qu’agréable. Pas le moindre bout de papier ou de plastique qui traîne au hasard.
« Les choses n’ont pas toujours été ainsi », précise d’emblée un membre de l’APC, M. Saïdi, comme pour souligner tout le mérite des habitants dans ce qui est advenu de leur cadre de vie.
Bien au contraire, la région a longtemps souffert d’un déficit dans la prise en charge des déchets ménagers. D’abord des dépotoirs qui grossissent à vue d’œil dans chaque village, puis une solution de facilité : une décharge intercommunale construite par les autorités du côté de Boubehir, mais qui s’avérera très vite trop exiguë pour recevoir tous les déchets ménagers des 25 000 habitants de la commune et ceux des localités environnantes.
À l’origine de bien des problèmes, elle finira par être fermée en 2014 à l’initiative des citoyens. À quelque chose malheur est bon, dit-on.
« Heureusement qu’elle n’était pas conforme aux normes, qu’elle était exiguë. Autrement, on s’en serait contenté et on ne serait jamais contraints de trouver une solution, une vraie », se félicite Arezki Hamoum, enseignant à l’université de Tizi-Ouzou et militant écologique. Mis ainsi devant le fait accompli, les habitants ont dû faire appel à leur génie.
Un procédé ingénieux
La « vraie » solution, efficace, durable et surtout très peu coûteuse, c’est la mise en place de centres de tri et de compostage dans chaque village. Sans en avoir la prétention, les gens de Bouzeguène ont peut-être trouvé la panacée à la problématique jusque-là insoluble du traitement des déchets ménagers.
Le procédé est presque unique au monde. Seul un village japonais, du nom de Kamikatsu, en a fait l’expérience. On le lit d’ailleurs sur cette plaque à l’entrée du centre de Thaourirt, à quelques encablures du chef-lieu communal : « Centre de tri et de compostage de déchets organiques. L’unique en son genre en Algérie et deuxième au monde après un village au Japon ».
À travers la commune, une dizaine de ces centres sont déjà opérationnels et sont d’une telle efficacité que tous les villages de la municipalité, au nombre de 23, s’apprêtent à s’en doter. En quoi cela consiste-t-il au juste ?
En fait, il n’y a rien de plus simple. « Une parcelle de terrain d’une centaine de mètres carrés où les ménagères déposent leurs déchets préalablement triés.
Tout ce qui est récupérable, comme le verre, le plastique et les métaux sont revendus aux entreprises de recyclage et les déchets organiques, comme les restes de nourriture et les épluchures, subissent le procédé de compostage pour en faire un engrais naturel », résume M. Hamoum.
Le premier centre a vu le jour au village d’Iguersaffen, dans la commune voisine de Idjeur, en 2014. Puis Thaourirt, Thazrouts et bien d’autres villages ont suivi, remplaçant leurs hideux dépotoirs en centres de tri discrets, mais très efficaces.
Le centre est entièrement pris en charge par les villageois, à travers leur comité. Il faut d’abord trouver une parcelle de terrain, à l’écart des habitations mais pas trop éloignée pour éviter de longues allées et venues.
Une fois clôturée (un simple grillage suffit), on y installe une dizaine de bacs pour les déchets récupérables, cinq ou six caissons en bois pour le compostage et un coin pour l’incinération d’une infime partie des déchets qui n’entre dans aucune des deux catégories, comme les pots de yaourt, par exemple.
Les déchets sont triés à la maison par les ménagères. Chaque matière et mise dans un sachet à part. Une ou deux fois par semaine, le tout est placé dans un grand sac poubelle qui finira au centre de tri.
Sur place, le grand sac est déballé et les petits sachets sont déposés dans des bacs différents, suivant leur contenance : métal, plastique, seringues et emballage de médicaments…
Les déchets organiques iront grossir les terreaux de fumier disposés en amas. L’ouvrier du centre se charge parfois d’affiner le tri et de fournir des explications et des consignes sur la manière de trier, les horaires de dépôt, etc. Au bout de quelques mois, la machine est lancée et aujourd’hui, elle semble parfaitement huilée.
Combien ça coûte ?
Le résultat est tout simplement époustouflant pour un procédé qui n’a coûté presque rien. Le centre le moins cher a été monté pour environ 230 000 dinars (23 millions de centimes), soit la somme nécessaire pour le terrassement de la plate-forme, l’achat d’un grillage pour la clôture et quelques bacs en plastique.
Pour le reste, on se débrouille comme on peut. Des planches et des tôles ondulées récupérées ici et là servent à la confection des caissons ou de l’incinérateur.
Le projet est entièrement financé par les cotisations des citoyens. « La commune ne peut pas financer ce genre de centres car ils ne figurent pas dans la nomenclature des projets prévus par la réglementation. Il y a comme un vide juridique », explique Mme Ramdani, vice-présidente de la commission de l’environnement à l’APC.
Mais les habitants ne s’en plaignent pas. Bien au contraire, M. Hamoum assure que ce genre de projet ne s’accommode pas de la gestion bureaucratique de l’administration.
Ce sont donc les comités de village qui prennent en charge la construction du centre et sa gestion. Un ouvrier, parmi les chômeurs du village, est désigné pour sa gestion.
Son salaire est assuré également par les cotisations. Environ 70 dinars par famille et par mois suffisent pour lui assurer un revenu décent. Un revenu qu’il peut toujours arrondir en vendant les déchets récupérés aux entreprises de recyclage et les engrais naturels aux agriculteurs de la région. C’est ce que fait Idir qui a la charge du centre de Thaourirt.
En plus de son salaire mensuel, le bonhomme charge chaque semaine sa vieille camionnette de cargaisons d’aluminium, de déchets ferreux et de plastique compacté qu’il ne trouve aucun mal à écouler dans la vallée du Sébaou où foisonnent les entreprises de récupération.
Encouragés par le succès des premières expériences, d’autres villages se sont mis à voir plus grand. C’est le cas de celui de Tazrouts où un grand centre moderne de tri et de compostage est mis en place. Il a été financé par les enfants du village expatriés pour environ huit millions de dinars.
Contrairement aux autres centres de la région, il est entièrement couvert et doté de broyeurs et de compacteurs qui retransformeront les bouteilles de plastique et de verre en matière première. Les premiers essais ont déjà été effectués. Avec succès, bien entendu…
Mais le problème demeure entier pour les deux chefs chefs-lieux de la commune, Bouzeguène-village et le plateau de Loudha, où les déchets continuent à être acheminés par camion jusqu’au centre d’enfouissement technique (CTE) de Oued Falli, à Tizi-Ouzou, sur la route d’Alger.
L’homme aux bottes de caoutchouc
Transformer les déchets qui leur empoisonnent la vie en source de richesse, tel est le défi que les villageois de Bouzeguène sont en train de relever avec brio.
Un tel miracle ne se serait sans doute pas produit sans la conjugaison des efforts de tous les habitants. Mais un homme ingénieux et passionné y a joué un rôle crucial.
Tout le monde dans la région connaît Arezki Hamoum, cet enfant du pays qui est rentré de France avec un doctorat en biologie en poche et qui enseigne depuis à l’université Mouloud-Mammeri de Tizi-Ouzou. Son temps libre, il le consacre entièrement à sa passion : la défense de l’environnement.
Bénévolement, il chapeaute toute opération de mise en place d’un nouveau centre de tri. Il conseille, effectue les démarches administratives, lève les obstacles, règle les litiges.
Même quand il pleut, on le voit, chaussé de longues bottes de caoutchouc, arpenter les ruelles des villages les plus reculés. L’échine courbée, il prend la température d’un terreau qui se décompose, prend note, discute brièvement avec l’ouvrier en charge des lieux, puis s’éloigne. Pas pour rentrer chez lui mais pour se rendre dans le village le plus proche, inspecter un autre centre.
Le fruit de ses efforts, c’est cette propreté qui caractérise tous les villages et routes de la région, mais le bonhomme voit loin. « On n’en est qu’au tout début. Pour assurer la pérennité de ce système, il faudra qu’il se généralise au moins à l’échelle de toute la daïra de Bouzeguène afin de garantir une certaine rentabilité aux entreprises de recyclage qui seront créées », dit-il.
Mais déjà, on vient aux nouvelles de partout. Beaucoup de communes de la wilaya de Tizi-Ouzou souhaitent copier ce procédé efficace et peu coûteux. En attendant, M. Hamoum continue d’apporter son expertise pour améliorer ce système qu’il juge lui-même « perfectible ».
À l’université de Tizi-Ouzou, il a réussi à faire valider un master professionnel en gestion des déchets. « Le premier en Afrique », précise-t-il fièrement. Au rythme de 25 par année, plus de cent étudiants ont été formés jusque-là.
Durant leur cursus, ils effectuent régulièrement des sorties sur les différents centres de tri de Bouzeguène, contribuant ainsi à améliorer le procédé. Les centres sont suivis avec une rigueur scientifique par le professeur et ses étudiants et dès qu’on y met les pieds, on ne peut ne pas remarquer que l’endroit n’est pas infesté de mouches et qu’aucune odeur nauséabonde ne se dégage des bacs remplis pourtant de toutes sortes de détritus, ou des terreaux qui se transforment lentement en fertilisants.
Un geste pour les inadaptés mentaux
Quoi de mieux que l’initiation à la protection de l’environnement pour aider les inadaptés mentaux dans leur insertion sociale ? Au centre d’accueil pour autistes, trisomiques et handicapés mentaux de Bouzeguène, l’Association des handicapés et leurs amis (AHLA) a introduit un atelier de tri et de compostage des déchets.
En plus d’autres activités pédagogiques ou récréatives, les 89 pensionnaires des lieux apprennent aussi à préserver la nature, à distinguer ce qui est recyclable et à fabriquer des engrais organiques à partir des épluchures de fruits ou de légumes.
Un endroit est spécialement aménagé dans la petite cour de l’établissement pour cette activité. Les adolescents, vêtus de tabliers bleus, suivent avec intérêt les explications de leurs encadreurs. Les engrais ainsi fabriqués serviront à fertiliser de tout petits carrés de laitue, qui finira dans leur assiette à la cantine.
« On leur apprend un métier mais on leur inculque aussi le respect de la nature et de l’environnement. Mais par-dessus-tout, ces activités les distraient et leur permettent de se sentir utiles. Même les autistes finissent par s’y intéresser », assure Dr Hamoum Baya, membre de l’association et chargée du suivi médical des pensionnaires.
Comme son cousin Arezki, cette femme médecin se consacre entièrement à ses passions, la protection de l’environnement et l’action caritative. Et quand elle peut allier les deux, elle ne s’en prive pas.
À Bouzeguène, l’écologie est l’affaire de tous et ce n’est pas un hasard si la petite commune de montagne compte 17 associations environnementales, toutes actives, contre deux, parfois moins, pour certaines grandes villes du pays.