Politique

Lakhdar Bouregâa, l’anathème qui ne passe pas

Lakhdar Bouregâa est arrêté et incarcéré. L’information aurait pu passer inaperçue, noyée dans la multitude d’interpellations qui se succèdent depuis plusieurs semaines. Mais il ne pouvait en être ainsi car c’est l’un des derniers baroudeurs de la guerre de Libération encore en vie qui vient d’être mis à l’ombre. À 86 ans et à quelques jours de la célébration du 5 juillet, « l’indépendance day » algérien, lui qui a toujours exprimé le vœu que la célébration de ce genre de date soit plus marquée.

« Lors des célébrations auxquelles j’ai assisté par le passé, celles-ci se passaient presque dans la clandestinité. On se retrouvait le soir avec les autorités locales. La population était indifférente, les volets des fenêtres étaient fermés et les lumières éteintes. Est-ce ainsi qu’on commémore une date historique », dénonçait-il dans un entretien à El Watan en 2009.

Mais plus que son incarcération, c’est l’anathème qu’on a tenté de jeter sur son passé qui a fait réagir toute la société. Simultanément à l’annonce de sa mise sous mandat de dépôt, la télévision publique et des chaînes de télé privées ont fait défiler un bandeau dans lequel on pouvait lire que Bouregâa était un usurpateur qui a vécu sous l’identité d’un authentique moudjahid.

« Un héros qui a combattu les soldats d’élite de l’armée française »

« Lakhdar Bouregâa n’est pas seulement un moudjahid, mais un héros ». C’est en ces termes que Mohand Ouamar Benlhadj, secrétaire général par intérim de l’Organisation nationale des moudjahidines, a résumé sa réponse et celle de ses compagnons d’armes.

Dans une vidéo postée sur le site de l’organisation, Benlhadj ne commente pas la décision du juge, estimant que « nul n’est au-dessus des lois ». C’est tout juste s’il trouve que « la justice eu la main lourde ». Mais il ne peut laisser passer l’anathème jeté sur un officier supérieur de l’ALN, qui a combattu « les soldats d’élite de l’armée française, en l’occurrence la 10e DP de Massu et Bigeard ».

À 90 ans, Benlhadj lance un appel : « Ils vont nous chercher des poux à nous aussi. Si nous sommes des faux moudjahidines, ceux qui nous critiquent sont des vrais embusqués, des vrais lâches… Laissez-nous partir dans le calme ! ».

L’affirmation de l’ENTV, qui n’est prêtée à aucune source, est donc balayée d’un revers de main. Elle est du reste truffée d’erreurs qui sautent aux yeux. D’abord, il est dit que Bouregâa « combattait » entre 1954 et 1956 dans les rangs de l’armée française dans les Alpes. Or, il n’y avait aucune guerre dans laquelle était engagée l’armée française dans cette région et à cette période. Le Seconde Guerre mondiale a pris fin en 1945.

Il est ensuite reproché au moudjahid, qui s’appellerait selon l’ENTV « Ahmed Bouragâa », d’avoir usurpé l’identité de Rabah Mokrani, le « véritable » Si Lakhdar. Mais c’est sous l’identité de Lakhdar Bouregâa qu’il est identifié dans le communiqué du parquet d’Alger annonçant son incarcération. Lakhdar est donc bien son prénom à l’état civil. L’ENTV et les autres chaînes ont tenté de « rectifier le tir » en affirmant que Bouregâa était « incorporé » dans l’armée française entre 1954 et 1956 et qu’il avait usurpé l’identité de « son frère ».

Autre incohérence qu’il convient de signaler, Bouregâa a eu maille à partir avec le régime algérien plus d’une fois depuis l’indépendance et s’il y avait quelque chose de louche dans son passé, on n’aurait pas attendu 2019 pour le révéler au grand public. En 1963 il a rejoint le FFS en rébellion et en 1968, il a été emprisonné pour son rôle dans le coup d’État manqué de Tahar Zbiri contre le colonel Boumediene. Ni Benbella ni Boumediene n’ont osé remettre en cause le passé de leur farouche ennemi.

Des avis tranchés…

Si Bouregâa est plus ou moins connu de la jeune génération, c’est grâce à son implication dans le débat public et sa disposition à s’exprimer sur la situation politique avec un franc-parler inégalé. En 1990, il a publié un livre au titre évocateur : « Témoin de l’assassinat de la révolution ».

Les péripéties des premiers mois de l’indépendance et la mise à l’écart de l’autorité légitime, le GPRA, il les vivra comme une déchirure. Un coup de force qu’il qualifiera plus tard de « grande humiliation ». « Le pays est malade de son système politique inchangé depuis 1962 », répète-il avec un recul de près de 60 ans.

Député dans la première assemblée élue, il démissionne pour fonder le FFS avec d’autres anciens responsables de la révolution, dont Hocine Aït Ahmed. En 1967, il est accusé d’être impliqué dans la tentative de coup d’État de Tahar Zbiri contre Houari Boumedienne. Il sera emprisonné jusqu’en 1975.

Son tempérament impétueux a imprégné toutes ses sorties publiques et ses prises de position sur des questions nationales. Lakhdar Bouregâa répond volontiers à toutes les sollicitations quand il s’agit de débattre d’un épisode de la guerre de Libération ou simplement d’évoquer l’actualité mémorielle ou politique. Il a un avis tranché sur tout. La reconnaissance par le président Macron de la responsabilité de la France dans la mort du militant Maurice Audin est pour lui « l’arbre qui cache la forêt. Un poisson d’avril au mois de septembre ».

Lorsque les Algériens sont sortis le 22 février demander le démantèlement du système mis en place en 1962, le commandant Bouregâa se sent concerné, peut-être plus que les autres. Il est l’un des premiers à donner aux manifestants le conseil de ne pas désigner de représentants pour éviter la manipulation. « Ces marches est un signe de vitalité et de citoyenneté, car, hélas, en Algérie la citoyenneté est devenue une fonction et non une qualité qui n’est pas accessible à la grande majorité (…) On voit que le peuple qui va vers son destin n’est actionné par qui que ce soit », disait-il dans les premières semaines du mouvement.

Bouregâa n’accepte pas les compromis, comme le montre sa dernière perle en date, lorsqu’il a annoncé son refus de participer à la conférence de l’opposition du 6 juillet : « Ces partis sont une partie de la crise, ils ne peuvent donc pas trouver la solution. Le pouvoir a un plan. Il a déjà le nom du futur président et cherche un moyen de le légitimer ». Ces propos, il les a tenus jeudi dernier, trois jours avant son arrestation.

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