Politique

Le pouvoir, le Hirak et les élites

CONTRIBUTION. La crise du pouvoir a commencé bien avant l’indépendance. Beaucoup de chercheurs et d’historiens la lient à l’assassinat de Abane Ramdane, en décembre 1957, passant par la crise de l’été 1962, l’insurrection du FFS en 1963 et le coup d’État en 1965.

Depuis, le pouvoir a fonctionné sous le parti unique jusqu’à la révolte d’octobre 1988, qui a imposé l’ouverture et le pluralisme politique avec l’adoption d’une Constitution en 1989 – une ouverture démocratique qui a duré deux ans, avortée avec l’arrêt de processus électoral en 1992.

Cette brève ouverture démocratique a cédé la place au pluralisme de façade. Les tenants du pouvoir militaire ont, depuis, œuvré à façonner le champ politique avec une façade civile, organisant des élections entachées de fraude à tous les niveaux, optant pour un pluralisme politique, syndical, associatif et médiatique de forme et privilégiant le clientélisme et l’allégeance.

Sur le plan économique, le pays vit par la rente pétrolière et au rythme du bradage des richesses du pays ; une partie de cette rente a permis l’achat de la paix sociale et une autre, plus importante, est réservée pour la corruption et les détournements.

Le pouvoir a tout le temps œuvré pour la division pour mieux régner, usant de subterfuges de la religion, de l’idéologie, du régionalisme, de l’identité et de la sécurité pour garder la société divisée, empêchant toutes formes d’organisation sociale et politique par la mise en place de dispositifs juridiques bureaucratiques et répressifs dont la finalité est de bloquer l’émergence d’instruments de médiations, de propositions, de mobilisations et d’actions (partis politiques, associations, syndicats…).

Le pouvoir a aussi instrumentalisé les institutions de l’État, dont la justice, pour museler et étouffer les libertés individuelles et collectives, réprimer toutes voix discordantes.

Il a empêché la libération des initiatives, le développement d’une économie productrice de richesses et génératrice d’emplois, en dépit du potentiel humain et naturel dont dispose le pays.

Sur le plan international, il compte sur le soutien ou le silence complice de grandes puissances en contrepartie de privilèges économiques.

Ces choix politiques et économiques non réfléchis, sans planification ni stratégie à moyen et long termes ont eu des répercussions négatives sur le plan social à travers la dégradation du pouvoir d’achat, le taux de chômage et le phénomène de la pauvreté qui a pris de l’ampleur notamment après la chute des prix du pétrole.

La tentative de passage en force du cinquième mandat pour Bouteflika a fait déborder le vase, suscitant l’indignation générale chez des millions d’Algériennes et d’Algériens, qui ont investi les rues à travers tout le pays à partir du 16/22 février 2019, rejetant le « mandat de trop » de Bouteflika.

Déterminé et engagé comme un seul homme à poursuivre son élan pour la dignité et la liberté, le peuple algérien a vite compris que le problème ne réside pas dans le changement des personnes mais dans le changement du système.

Mais le pouvoir n’a pas voulu saisir l’opportunité du Hirak pour amorcer un véritable processus de changement démocratique et pacifique du régime ; il a poursuivi son entêtement, sa fuite en avant, en imposant d’une manière unilatérale et antidémocratique son agenda. Le régime a profité du Hirak pour tenter de régler ses équilibres internes au sein du système dans l’objectif de se régénérer.

Bientôt deux ans de gestion chaotique et purement sécuritaire du Hirak par le pouvoir, marquée par les intimidations et les harcèlements policiers et judiciaires, l’emprisonnement des militants et acteurs du Hirak en instrumentalisant l’appareil judiciaire, et par la fermeture du champ politique et médiatique, les atteintes et le musellement des libertés individuelles et collectives. Durant la pandémie de Covid-19, le pouvoir a durci la répression en espérant en finir avec le Hirak.

Après presque deux ans de mouvement populaire exigeant des changements profonds, le régime a opté pour le replâtrage et le bricolage politiques, montrant sa faillite définitive.

Le changement est inéluctable, une nécessité historique absolue. Toute résistance du régime avec toutes ses composantes au changement est vouée à l’échec ; elle peut mener le pays vers le chaos, dont le pouvoir est seul responsable des conséquences, car le peuple est déterminé à recouvrir sa liberté et sa dignité.

Le Hirak en quête d’un nouveau souffle

Par son génie, le peuple algérien a surpris le monde entier par un mouvement populaire appelé « Hirak », un mouvement inédit et différent des mouvements des « printemps arabes », une dynamique populaire caractérisée par sa spontanéité, son pacifisme, son endurance et sa dimension nationale, où des millions d’Algériennes et d’Algériens battaient le pavé chaque mardi et chaque vendredi depuis février 2019, avec une forte implication de la diaspora algérienne à travers le monde.

Le Hirak, une lame de fond qui a traversé toute la société, a uni les Algériennes et les Algériens, dépassant tous les courants idéologiques de la société et mobilisant toutes les couches sociales. Il s’est distingué aussi par la forte implication des femmes dans la dynamique populaire et des étudiants avec leurs marches tous les mardis.

Il est d’essence politique, portant en lui de fortes revendications politiques de changement du système et non dans le système, une revendication reflétant la maturité politique et le degré d’éveil citoyen des Algériennes et Algériens.

Les Algériennes et Algériens, qui n’ont pas cessé de militer depuis l’indépendance pour le respect des libertés, la justice sociale, l’égalité, l’identité, la démocratie ; ont tiré des leçons de leurs expériences des luttes précédentes ; ils ont bien compris que leurs revendications sectorielles et corporatistes ne peuvent pas être satisfaites sous ce régime autoritaire, qui cherche sans cesse à se maintenir et à se régénérer au détriment de l’intérêt général du pays et de la volonté populaire – d’où l’unanimité autour du changement du régime, devenu une nécessité historique.

Le Hirak a résisté aussi, d’une manière pacifique, aux grandes manœuvres de diversion tentées par le régime visant à l’affaiblir et à le faire dévier de son objectif principal ; il a fait face aux campagnes de dénigrement à l’encontre des activistes, des militant.e.s et des organisations engagés dans le mouvement, aux emprisonnements et aux tentatives d’affaiblir le mouvement  telle que la criminalisation des porteurs du drapeau amazigh avec des dizaines de personnes arrêtées et jetées arbitrairement en prison pendant des mois.

Sans oublier l’instrumentalisation de la justice par des poursuites et des condamnations judiciaires arbitraires des activistes.

Le pouvoir s’est investi même dans la pandémie afin d’en finir avec le Hirak avec l’instrumentalisation de la crise sanitaire dont la gestion est chaotique. Il s’est aussi investi dans l’instrumentalisation de la justice en déclenchant sa fameuse campagne de « lutte contre la corruption ».

D’un autre côté, la crise sanitaire était une épreuve de plus au Hirak qui a démontré sa capacité d’adaptation et le degré de maturité du mouvement en lançant des appels pour surseoir aux manifestations populaires afin de préserver la santé publique en créant un élan de solidarité populaire.

L’approche sécuritaire prônée par le pouvoir pour gérer le Hirak a fait l’effet inverse, elle a renforcé l’engagement et la détermination de la majorité des Algériens.es à continuer leur combat et leur lutte pacifique pour reconquérir leur liberté et restituer leur souveraineté confisquée.

Le peuple algérien a renoué avec le politique et a affiché dans sa majorité son aspiration à la liberté, à la démocratie, l’envie de se réconcilier avec son identité et son histoire millénaire, son besoin de vivre ensemble dans le respect de la différence et de la diversité culturelle, linguistique, idéologique, religieuse qui sont réellement une richesse pour le pays.

Il a fait entendre haut et fort sa volonté de vivre dans la stabilité et la prospérité. Le Hirak a donné naissance d’une nouvelle génération de militants à capter, une militance qui a sa propre vision de l’Algérie de demain.

Le peuple a fait une démonstration politique et pédagogique durant son rejet des deux coups de force électoraux que le pouvoir voulait imposer le 12/12 et le premier novembre 2020 et que rien ne pourra l’arrêter dans sa marche en quête de sa liberté et de sa souveraineté.

Le peuple algérien a fait son devoir, voire plus, la balle est dans le camp du pouvoir et de l’élite.

L’élite face à ses responsabilités historiques

L’élite que je vise englobe la classe politique, le mouvement syndical et associatif, les intellectuels, les artistes, les journalistes et les militants qui se proclament publiquement indépendants du pouvoir et sont au service du peuple et de la construction démocratique ; il ne s’agit pas de l’élite organique qui a fait le choix de servir le pouvoir.

Le régime algérien est autoritaire à façade démocratique ; il a créé sa propre élite, qui le soutient dans toutes les circonstances. D’un autre côté, il a atomisé et affaibli toutes les forces structurées ou individuelles, qui veulent garder leur autonomie dans la réflexion, l’action et la prise de décision.

Les mouvements ou initiatives qui contrecarrent sa politique sont à abattre. Les conditions n’étaient et ne sont pas encore réunies pour permettre l’exercice politique et démocratique.

Malgré ce climat défavorable, il y a des structures et des militants politiques, syndicaux et associatifs, des journalistes, des intellectuels, des universitaires, des étudiants, des féministes, des défenseurs des droits humains et de l’identité amazighe, des artistes qui ont résisté à ce rouleau compresseur normalisateur du pouvoir depuis l’indépendance jusqu’à aujourd’hui ; leurs luttes et résistances ont beaucoup servi, car je considère que le Hirak n’est pas venu du néant, c’est le fruit de l’accumulation des luttes précédentes.

Mais cela ne blanchit pas l’élite de sa part de responsabilité dans son incapacité de créer le rapport de force nécessaire dans la société par un travail de proximité ; tous les mouvements citoyens de contestation qu’a connus l’Algérie sont organisés indépendamment de ces structures et canaux classiques comme le mouvement des chômeurs, celui contre l’exploration du gaz de schiste, celui des enseignants contractuels, des médecins résidents, et le Hirak comme dernier exemple.

Le Hirak a libéré tout le monde et a donné l’opportunité à l’élite de se repositionner et de se rapprocher du citoyen pour gagner sa confiance, mais, malheureusement, deux ans ne suffisent pas pour tirer des leçons des expériences du passé ; l’élite n’a pas investi convenablement le terrain.

Nous avons vécu un mouvement historique qui a mobilisé des millions d’Algériens, notamment dans les premiers mois – un mouvement qui peut libérer non seulement l’Algérie mais l’Afrique entière des régimes autoritaires et de l’impérialisme.

L’élite a raté le rendez-vous, en particulier durant les premiers mois pour créer des synergies et les jonctions nécessaires entre les différentes dynamiques pour traduire ce consensus populaire à un projet politique commun autour d’un véritable processus de changement démocratique et pacifique du régime qui a atteint ses limites. L’élite a failli dans sa mission de donner un nouveau souffle au Hirak.

Certes, beaucoup de propositions sont faites ; des regroupements de partis politiques, d’organisations de la société civile et d’acteurs du Hirak sont mis en place, mais sans que cela puisse avoir un impact souhaité sur le terrain, ni dans la société, ni sur le pouvoir, car l’élite est restée divisée, incapable de se mettre d’accord sur un minimum de projet, chacun faisant cavalier seul.

Et cela arrange le pouvoir, qui a saisi la faiblesse et l’incapacité de cette élite à traduire le consensus populaire et à donner un prolongement politique au Hirak, pour permettre au régime de se régénérer et de régler ses équilibres à nouveau au détriment du Hirak et de l’intérêt général du pays.

Une grande partie de cette élite d’aujourd’hui manque de courage pour dire les vérités et pour assumer pleinement son rôle ; elle est souvent conditionnée par le discours populiste, ou bien elle prend une position de « juste milieu » en attendant le basculement du rapport de force pour se positionner et sauvegarder un minimum de ses intérêts vis-à-vis du pouvoir, dont sa force réside aussi dans la division de la société et dans la faiblesse et les discordes de l’élite.

L’Algérie est à la croisée des chemins

La crise que traverse le pays est profonde et multidimensionnelle, tant au niveau national que régional, sur le plan politique, économique et social. Le peuple algérien a longuement souffert ; il a résisté et a tendu sa main pour un véritable changement pacifique, dont il peut relever le défi dans un temps record grâce à son génie populaire.

Les raisons qui ont fait sortir des millions d’Algériens et d’Algériennes il y a deux ans sont toujours là. Le pouvoir est appelé à cesser, en urgence, son entêtement, sa politique du fait accompli et cette guéguerre des clans qui se disputent le pouvoir, et à saisir l’opportunité du Hirak pour amorcer un véritable processus de changement démocratique et pacifique du régime, sinon l’Algérie va droit dans le mur et le pouvoir en assumera seul les conséquences car le peuple s’est réveillé et, conscient des enjeux, il ne va plus accepter que l’on continue à jouer avec son avenir.

Ce qui reste de l’élite, avec toutes ses composantes, est aussi interpelé plus que jamais à assumer sa responsabilité devant l’histoire et devant le peuple pour rattraper le retard et créer le rapport de force dans la société, donner un nouveau souffle au Hirak, l’inscrire dans la durée, et contribuer à son prolongement politique, en conjuguant ses efforts, en trouvant des compromis, en apprenant à discuter, à s’écouter et à dialoguer, afin de sortir en urgence avec une feuille de route consensuelle, réaliste, reflétant les attentes des millions d’Algériens qui sont sortis depuis février 2019 pour la liberté, la démocratie et pour instaurer un État de droit et de justice sociale.

*Président de l’association RAJ


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