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Les leçons oubliées d’Abdelkader

Les leçons oubliées d’Abdelkader

Chronique livresque. D’abord une précision : nous ne parlons pas d’Abdelkader du fameux tube « Abdelkader ya Boualem » que certains interprètes, pourtant connus, prennent pour l’Émir aux deux prénoms : Abdelkader et Boualem alors que Boualem, dans ce cas-là, est un qualificatif signifiant porte-drapeau !

Le « Abdelkader ya Boualem » dont parle la chanson est le grand mystique Abdelkader Jilani, propagateur du soufisme dans le monde arabe et musulman. Dans cette anecdote, il y a malheureusement, en raccourci, tout le drame de l’Algérien d’aujourd’hui en mal de repères culturels et historiques. Il se cherche et ne se trouve pas, confondant l’ombre avec la lumière.

Ecartelé entre l’Occident et l’Orient, il a besoin de modèles pour se construire, pour grandir, pour s’affranchir des passions néfastes et destructrices. Le paysage cultuel, culturel et éducationnel algérien façonné par les chaines TV populistes et outrancières, sinistré par la promotion du bas de gamme et la démission de l’école, n’offre comme salut aux Algériens que la fuite, quitte à se jeter en mer, sinon  l’affairisme  dans ses côtés les plus noires : la corruption, le vol et la rapine.

Nécessité donc de revenir à notre source la plus pure, celle qui n’est pas encore charriée par les vicissitudes  de l’absence de projet sociétal pour une nation qui n’a pas encore fait son deuil des milles coups qu’elle a reçus tout au long de sa tumultueuse histoire.

Retour aux sources ? C’est ce dont nous invite  un ouvrage  qui  vient nous rappeler, Dieu merci, que nous avons de l’or chez nous, une vraie valeur refuge qui ne demande qu’à être exploitée. Oui, « L’Émir Abdel-el-Kader, chevalier de la foi », de Mohamed-Cherif Sahli, est de ces ouvrages qu’il faut mettre de toute urgence entre les mains de tous les Algériens sans distinction d’âge ou de sexe. Il est question de valeurs et de leçons éternelles tirées de la vie d’un des plus illustres algériens.

Écrit en 1946, et réédité, depuis, plusieurs fois, cet essai, l’un des meilleurs sur Abdelkader, a rappelé à sa publication  à l’ordre colonial que le meilleur des hommes, l’homme du meilleur  dans ce qu’il a d’érudition, de force moral et d’élévation, n’est pas un savant ou un chef occidental, mais un Algérien qui a forcé l’admiration de tous ceux qui l’ont approché y compris ses ennemis, plutôt ses adversaires, pour rester sur la ligne de  l’Émir.

L’ouvrage du défunt nationaliste et érudit Sahli se découpe en quinze chapitres qui sont un véritable manuel de bonne conduite pour les hommes qui veulent s’accomplir et accomplir leur destin tout en regardant toujours haut. Le message est fortifiant : voilà ce qu’a fait dans telle situation difficile le fondateur de l’État algérien, essayez d’en faire de même, juste la moitié, et si on ne peut pas, juste le dixième, sinon  juste le centième. L’important est de marcher sur ses traces, car c’est en marchant qu’on se forme à l’exemple de Abdelkader.

Cheminons alors avec lui. Mais d’abord à qui doit-on le comparer ? Sahli n’est pas à court d’arguments : « À Marc-Aurèle, empereur philosophe, guerrier malgré lui ? Mais l’enthousiasme généreux d’Abdelkader s’oppose à la sagesse résignée, au coin du feu, du serviteur de l’ordre romain. Je dirais plus volontiers d’Abdelkader qu’il fut le Socrate algérien. De Socrate il avait, en effet, la douceur, la bonté, la patience, la parfaite maîtrise de soi et la grande élévation morale. (…) il est de ces êtres rares qui, de siècle en siècle, de millénaire, offrent au genre humain une idée de la perfection, un modèle exemplaire. »

De la culture comme nourriture

Abdelkader  était un homme de grande culture qui possédait plus de 5000 livres. D’ailleurs le rêve de ce bibliophile était de construire une bibliothèque à Tagdempt. Dès qu’il avait un moment, entre deux batailles, il se plongeait dans la lecture de ses livres. Ne disait-il pas : « La jouissance de l’esprit ne lasse pas, tandis que la nourriture rassasie et ennuie. » Avis aux boulimiques amateurs du contraire.

Ces livres, ces compagnons des bons et mauvais jours, il les perdit à jamais  lors de la prise de la Zmala, le 16 mai 1943.  De cette perte, il ne guérit jamais. Il tenait à ses livres comme à la prunelle de ses yeux. Pour lui un livre écrit par un savant ne pouvait mentir, fidèle en cela au hadith du Prophète, « L’encre du savant est plus sacrée que le sang des martyrs », mais il se méfiait des autres écrits, ceux de la presse française qu’il se faisait lire et qui disait  tout et son contraire sur lui, le dépeignant comme un monstre affamé de sang. Lui qui ne savait pas mentir ne comprenait pas ces mensonges. Il interrogea alors un français qui était à son service : « Les Français croient-ils en Dieu ? » sur la réponse affirmative du Français, il s’écria : « Mais alors, comment vos journaux peuvent-ils mentir ? »

À notre époque, à l’heure de la toile et de la presse à scandales, Abdelkader s’arracherait les cheveux. Il avait organisé dans toute l’Algérie, ce que l’auteur appelle «  la chasse aux manuscrits. Quiconque lui apportait un livre était assuré d’une bonne récompense. Mais le fait de dégrader un livre était sévèrement puni » Aujourd’hui, hein aujourd’hui,  que chasse-t-on sinon les mouches en faisant de la dégradation une chasse. À qui dégrade le mieux et le plus ! L’Émir en pleurerait.

Abdelkader, le chef par l’exemple

Abdelkader n’était pas un gros mangeur. « Moins on mange, mieux on se porte », avait-il coutume de dire. Rien n’était plus étranger à lui que la gourmandise. Un jour, il eut à sa table deux gros cadis fidèles à la France, qui s’empiffrèrent de melon tant et si bien qu’ils eurent une indigestion. Le lendemain, il supprima de la table le melon pour ne plus tenter ses invités. Il préféra les décevoir que les voir à nouveau malades. C’était aussi une manière subtile de leur rappeler que la gourmandise était un pêché.

De même qu’après une bataille, il vit ses soldats égorger un mouton égaré et le mettre en broche. Ils lui présentèrent  une magnifique part de méchoui. Va-t-il sauter voracement sur le met sans demander son reste ? Non,  il questionna ses hommes : « Tout le monde a eu sa part ? » Réponse négative. Il demanda alors qu’on jette au loin la viande.

Partout il cherchait l’équité parce qu’il savait que l’absence de cette valeur était source de divisions et de colère. Même sur le plan vestimentaire, il était semblable à ses hommes de troupe. Aussi misérable qu’eux. Donnons la parole à son adversaire Bugeaud qui l’avait bien étudié lors de la rencontre de la Tafna : « Avant  d’entrer en conversation, je considérai un instant sa physionomie et son costume qui ne présentaient   aucune différence avec  les Arabes les plus vulgaires…tous ses vêtements étaient sales, grossiers et aux trois quarts usés ; on voit qu’il affecte le rigorisme et la simplicité. »

Semblable à tous les hommes, mais ne ressemblant à aucun, tel était Abdelkader qui chapitra sa femme quand il la vit habillée comme une princesse sur le seuil de sa tente si modeste transformée en luxueuse en son absence : « Est-ce là ma femme ? Est-ce là ma tente ? Non, ma femme porte des vêtements de laine qu’elle a tissés de ses propres mains. Mon père et moi, n’avons jamais porté du velours ni de la soie ! »  Confuse, son épouse se changea et rendit la tente à son état initial.

Il n’avait ni palais, ni piscine Abdelkader, le mystique, Abdelkader l’ascète. Mais il avait un cœur qui contenait le monde. C’était un homme océan par sa grandeur et son savoir. Le colonel Daumas lui rendit un jour visite dans sa prison. Il le trouva grelottant de froid. Sa ration de charbon était épuisée, mais celle de ses compagnons ne l’étaient pas.

Étonnement du colonel Daumas : « Pourquoi ne leur en demandes-tu pas ?
-Moi, prendre sur la part de mes compagnons ? Tu me connais mal. S’il m‘en restait, je leur en donnerais plutôt.
-Tu n’es donc pas comme les autres chefs ?
-Si j’étais comme eux, crois-tu que les Arabes m’auraient suivi pendant quinze ans, sacrifiant tout, sécurité, biens et vies ? » Sans ces  vertus exemplaires auraient-ils été proclamés, à 24 ans à peine, par les tribus de l’Oranie en 1932 chef des tribus arabes et chef de la résistance? Abdelkader est un leader qui montre l’exemple même dans les combats où il fut blessé trois fois.

Rester debout par mauvais temps

Maître de lui-même grâce à la méditation, la foi, l’ascétisme et le mysticisme soufi, Abdelkader recommandait à ses hommes : « Soyez patient dans l’adversité, c’est elle qui fait connaitre les hommes forts. » Pour le chef Algérien, la vraie force est la force morale, celle qui nous fait tenir debout quand notre monde s’écroule. Après la mise à sac de Mascara et son cortège de trahisons notamment celle de l’agha El-Mezari, Abdelkader était abattu. D’autant plus abattu  que des  compatriotes avaient volé son parasol royal, chassé sa famille en arrachant à son épouse ses bijoux et ses boucles d’oreille, déchiqueté sa tente…Lui-même fut insulté sur la place du marché de Mascara. Une foule belliqueuse le traita de « Sultan de la brousse ». Il ne répondit rien. Le silence digne et protecteur fut son refuge.

Absent, guerroyant ailleurs, la fatale prise de la Zmala, sa capitale mobile, forte de 7000  tentes et de milliers de personnes dont certains périrent, porta un rude coup à sa puissance militaire et logistique. Mais son moral resta haut. Il trouva même matière, dans son infortune, à redresser encore plus  sa tête : « Louange à Dieu ! Tous ces objets si chers à mon cœur me donnaient beaucoup d’inquiétude, entravaient  mes mouvements et me détournaient de la voie droite. Je n’en serai que plus libre, à l’avenir, pour combattre mes ennemis ! »

Et pour qu’on comprenne que ce n’est pas de la frime, il écrivit le lendemain à ses khalifas : « Les Français ont fait une razzia sur ma Zmala, mais nous n’en sommes pas découragés : cela nous rendra plus légers, plus dispos à la guerre. » Les philosophes de l’antiquité grecque et chinoise professaient « C’est quand on n’ a plus rien à perdre que nous avons tout à gagner. » À ces philosophes de salon, il opposait lui, Abdelkader, une philosophie de l’action. Ses mots n’ont que plus de poids, car éprouvés sur le terrain du malheur et de la tragédie. Il ne professe pas, un éventail dans une main, et un cure dent dans l’autre. Il agit. Il joint l’action à la parole. D’ailleurs, il n’était pas un bavard Abdelkader.  Il pesait ses mots pour  qu’ils aient plus d’importance.

L’image qui résume Abdelkader le généreux est celle-ci. « Chevauchant un jour, dans l’Ouarsenis enneigé, il rencontra un pauvre hère grelottant de froid. Sans s’arrêter, il détacha un de ses deux burnous et le lança au malheureux. ».

Un exemple à suivre, une morale à enseigner dans les écoles pour rompre avec le culte de l’oubli qui fait d’un des plus grands Algériens de tous les temps, pour ne pas dire le plus illustre, un des plus grands oubliés de notre histoire. Notre société qui a besoin de modèles forts et structurants en porte les stigmates. À défaut de lui redonner la place qu’il mérite, assurément la première, on peut toujours se dire avec l’énergie du désespoir, tel comme un naufragé qui voit au loin un phare scintillant : Dieu merci, tout n’est pas perdu,  nous avons  Abdelkader !

Mohamed-Cherif Sahli
L’Emir Abd-el-Kader, chevalier de la foi
Editions ANEP
PP : 400 DA

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