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Les pères de la Revolution, ces ruraux inconnus

Les pères de la Revolution, ces ruraux inconnus

Chronique livresque. Après Ben M’Hidi, Boudiaf et Ben Bella que nous avons chroniqué la semaine passée, les autres chefs, excepté Ait Ahmed, que sont Khider, Bitat, Krim, Didouche et Ben Boulaid paraissent aux yeux de Gilbert Mynier*, un cran en dessous. Question de charisme sans aucun doute, mais plus surement de volume politique et intellectuel.

Ait Ahmed, l’intellectuel révolté

Il ne tarit pas d’éloges sur Hocine Ait Ahmed en qui il voit un parfait bilingue, plutôt trilingue (tamazight, arabe, français), au fort potentiel culturel et politique. Petit fils du Cheikh Mohand El Hocine, « d’une famille de culture musulmane, il est issu d’une très haute lignée maraboutique de Kabylie. Il est à la Kabylie, du point de vue du statut et du prestige, ce qu’un Kamal Jumblatt fut à la montagne libanaise ».

Meynier ajoute que le père d’Ait Ahmed fut nommé caïd contre sa volonté, uniquement pour utiliser son nom, comme le précisera le fils dans le premier tome de ses mémoires. D’ailleurs, cette charge de caïd est en fait un déclassement.

N’empêche, de tous les chefs historiques, Ait Ahmed est bien le seul issu d’une famille bourgeoise qui aurait pu lui permettre de faire son petit trou dans la société coloniale. On sait que ce fut le contraire. Révolté pendant la colonisation, révolté pendant l’indépendance. Révolté, il fut jusqu’à sa mort. Il aurait pu être un grand président d’une Algérie démocratique, vraiment. Vœu pieux.

Si Meynier trouve à Ben Boulaid des qualités de bon organisateur, il s’empresse de préciser qu’il n’était pas du niveau de Boudiaf. « Il est davantage exécutant de terrain que grand dirigeant. Il s’est voué corps et âme à la préparation du 1er novembre et il mourra au maquis les armes à la main en mars 1956. On peut dire de lui, en particulier, ce qu’on pourrait plus ou moins dire des autres chefs historiques, à l’exception d’Ait Ahmed et de Boudiaf : leur vision de la société doit surtout à l’expérience concrète, à l’idéologie implicite et à l’imaginaire social des classes populaires ».

Meynier ajoutera qu’à la différence des autres, Ben Boulaid est toujours resté à la campagne. Profil type du bourgeois de village, comme le décrit l’auteur, il avait tout pour vivre peinard à l’ombre du colonialisme. Il a choisi la liberté quitte à tout perdre. Il a tout perdu y compris sa vie. L’Algérie a gagné un chahid, un martyr.

De son côté, Mohamed Khider est vu par Meynier, comme un surclassé par le parti. Mais qu’on se le dise : « Il est le seul surclassé qui, grâce à son intelligence, ait en même temps apporté au parti. Il a le sentiment de s’être haussé à la force du poignet au niveau d’une élite, mais d’une élite qui n’est pas reconnu dans le cadre colonial. Self made –man, il a le mépris facile pour les héritiers ».

Ce trait de caractère lui a attiré nombre d’inimités dans le parti. Excellent orateur en arabe, l’auteur voit en lui, avec Ben M’Hidi, le seul authentique musulman convaincu. Mais à la différence de Ben Bella dont les positions religieuses sont proches parfois des extrémistes, Khider est un pragmatique, un homme du juste milieu. Gageons que l’influence de son beau-frère, le « marabout » Ait Hocine, n’y est pas pour rien.

Bitat « L’homme sans qualités »

On ne sent pas chez Meynier une grande admiration pour Bitat, né à Ain Kerma (nord constantinois, mais en fait originaire d’El Oued, dans le Sud). Entre les lignes on devine qu’il ne comprend pas comment un homme « sans qualités » pour reprendre Musil, a pu faire partie de la crème de la Révolution algérienne. Justement le miracle de la Révolution algérienne est là : faire d’un Algérien lambda qui ressemble à tout le monde, un héros.

« Bitat, salarié citadin, venu de sa campagne, a connu un changement de statut. Il doit tout au parti qui lui a permis de changer une deuxième fois de statut et lui a donné la possibilité de fréquenter des milieux qu’il n’aurait jamais pu aborder sans cela. Sa culture est rudimentaire, même s’il est parfois crédité de culture religieuse, ce que nombre dut être pour lui la seule fin envisageable susceptible de garantir et de conforter ses acquis. De ce point de vue, Bitat représente la seule réussite puisqu’il parvint aux plus hautes charges de l’État indépendant ». Autrement dit, pour Meynier, la Révolution fut un extraordinaire moyen de promotion social pour lui. Et lui seul puisque tous les autres tombèrent au champ d’honneur ou furent écartés, emprisonnés ou assassinés.

Quant à Krim Belkacem, c’est simple. Pour Meynier « La famille Krim doit tout à l’administration française. Comme chez Ben Boulaid, il dut y avoir chez Krim propension immédiate à avaliser les résistances de la masse contre les Français pour légitimer un statut récent bien précaire. Pour Krim, il y a en effet urgence à démentir les compromissions familiales avec l’occupant colonial. »

En fait, son père était, comme le souligne Meynier, un garde-champêtre kabyle, collaborateur notoire de l’autorité coloniale, qui finit par être nommé petit caïd. Meynier ajoute que Krim est aussi redevable à l’armée française en s’instruisant aux Chantiers de jeunesse, comme quelques autres dirigeants de l’OS (Hadj Ben Alla, Djilali Belhadj et Mohamed Maroc). Pour l’auteur, Krim ne manque ni de courage, ni d’audace. C’est un baroudeur au caractère timide, mais résolu : « Partisan des méthodes expéditives, le « lion des djebels » a une stature de chef de bande activiste qui est venu au maquis à la suite d’une affaire de meurtres ».

Les 9 chefs : des ruraux qui ne proviennent pas de la plèbe

Didouche Mourad n’a pas droit à un portrait flatteur, ni à quelques éloges : « Didouche a probablement lui aussi une culture bien faible. Il n’est surement pas bien musulman, étant donné ses antécédents dans la « vie civile », avant l’entrée dans le parti. Mais il fait mine d’être attaché à des valeurs réputées musulmanes et il se fait fort de les défendre. Il apporte surtout au parti la flamme de l’activiste décidé à en découdre ».

Plus loin, Meynier ajoute laconiquement : « bon « allumeur de mèche », il reste le « petit jeune » (il mourra à 28 ans au maquis), l’écolier raté dont le premier-et le seul-métier fut celui de fonctionnaire du parti ».

Meynier ajoute, concernant les 9 chefs : « Les chefs historiques, tout ruraux qu’ils sont, ne proviennent en aucun cas des bas-fonds du bled, même si leurs attaches sociales ne sont pas homogènes ». Il ajoute, définitif : « Ce sont donc des notables ruraux, mais frottés aux cités, d’origine diversifiée et en rupture de statut social, qui coupent court aux ambiguïtés longtemps entretenues par les autres composantes du mouvement indépendantiste. »

Les six chefs qui ont déclenché la Révolution étaient des inconnus qui étaient conscients qu’il leur fallait une tête d’affiche. Ils ont choisi Debaghine. Il refusa, ne les prenant pas au sérieux. Ils contactèrent Abdelhamid Mehri. Il refusa. Ils se lancèrent dans la Révolution comme on se lance dans une mer déchainée. C’était un pari fou. Et cette folie fut un miracle.


*Gilbert Meynier

Histoire intérieure du FLN (1954-1962)

Casbah Editions

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