Politique

Lutte anti-corruption : Zeghmati pose une condition, des avocats dénoncent

Dans une note adressée aux présidents de Cour et aux procureurs généraux, le ministre de la Justice Belkacem Zeghmati interdit l’ouverture d’enquêtes sur des affaires de gestion et dilapidation de deniers publics impliquant un agent public, sans l’aval de ses services.

Pour ouvrir une enquête judiciaire à l’encontre d’un agent public, qu’il soit en fonction ou pas, les procureurs sont tenus de saisir le ministre de la Justice avec un « rapport détaillé » expliquant « les faits », « leur qualification juridique » et « la partie qui les dénonce ».

Aucune procédure ne peut être engagée, que ce soit l’enquête préliminaire, l’enquête judiciaire ou la comparution directe sans l’accord de la direction générale des affaires judiciaires et juridiques du ministère de la Justice, lit-on dans la note datée du 15 mars et signée par le ministre Belkacem Zeghmati.

L’instruction n’est pas sans rappeler l’article 6 du Code de procédure pénale amendé en 2015 sous Tayeb Louh, alors ministre de la Justice de Bouteflika. L’article, qui avait fait des vagues de critiques à l’époque, interdisait aux procureurs d’engager l’action publique contre les gestionnaires publics sauf sur plainte des organes sociaux des sociétés au préjudice desquelles les délits incriminés ont été commis.

« Cette fois, c’est encore plus grave », souligne Me Mostefa Bouchachi. « Avec l’amendement de 2015, le système Bouteflika encourageait les gens à voler, c’est très simple. Avec cette instruction, les procureurs ne peuvent pas ouvrir d’enquête sur n’importe quelle affaire. Maintenant, c’est le ministre, c’est le ministère, c’est le pouvoir qui décide qui va en prison et qui ne va pas. Ça veut dire que les amis du pouvoir peuvent voler, ils ont l’immunité », dénonce l’avocat et militant des droits de l’Homme.

Concernant la légalité d’une telle instruction, Bouchachi est formel : « Le ministre n’a pas le droit de faire ce genre d’instruction qui lie les mains au procureur qui ne peut de ce fait pas ouvrir d’enquête quand il a des informations faisant état de faits de corruption. »

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« C’est très grave ce qui se passe dans notre pays »

Un avis que partage Me Abdelghani Badi. « Juridiquement, le ministre outrepasse le Code de procédure pénale, c’est en plus une ingérence dans le travail de la justice. C’est la concrétisation de la domination du pouvoir judiciaire par l’Exécutif. Il touche même au travail des juges d’instruction avec lesquels il n’est lié en principe par aucune relation de travail. Par cette instruction, il a dépassé toutes ses prérogatives », estime l’avocat.

Badi exprime à l’égard du ministre les mêmes accusations de vouloir « protéger des gens ». « Quelque part, Zeghmati cherche à protéger certaines personnes. Il veut centraliser l’action publique à son niveau pour que les plaintes ne passent pas », soupçonne-t-il.

Et d’aller encore plus loin : « Il veut désarmer les procureurs en les privant de la prérogative du déclenchement de l’action publique. Clairement, il leur dit : ne faites rien concernant les affaires de corruption. C’est un retour à l’article de 2015 élaboré par Tayeb Louh pour protéger la corruption. C’est plus grave. Avant, le procureur avait les mains liées par les organes sociaux des entreprises, maintenant c’est le ministre lui-même qui l’empêche d’agir. Cela ne peut qu’encourager la corruption. »

Le ministre de la Justice peut-il avoir émis l’instruction pour protéger les gestionnaires publics dans le cadre de la dépénalisation de l’acte de gestion ? « Non », répond Abdelghani Badi. « En 2015, Tayeb Louh avait justifié sa loi par la dépénalisation de l’acte de gestion, nous lui avions répondu que c’était une dépénalisation de la corruption. Il y a d’autres moyens de dépénaliser l’acte de gestion, comme par exemple mettre des garanties, éviter aux gestionnaires la détention provisoire, confier les enquêtes à des juges compétents, clarifier certaines lois ambigües. On ne peut pas dire : faites ce que vous voulez, en tout cas c’est le ministre de la Justice qui décide », développe-t-il.

Me Bouchachi va dans le même sens : « Il y a quelques mois, on a parlé des lettres anonymes dont il ne faut plus tenir compte. Maintenant il ne s’agit plus de lettres anonymes. On ne peut pas ouvrir d’enquête même si la partie plaignante est identifiée. C’est très grave ce qui se passe dans notre pays », conclut-il.

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