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« Nous ne sommes pas des barbares »

Chronique livresque. Cette chronique, on l’a bien compris, ne parle pas que des livres récents, ce serait sacrifier à l’air du temps et, par conséquent, réduire le champ livresque qui recèle plus de richesse du passé que du présent. Où sont les grands écrivains d’aujourd’hui comparés aux géants d’hier ? L’un des géants justement, oublié ici et en France, nous semble être le patriote Jean-El Mouhoub Amrouche.

Professeur, poète, critique littéraire – et quel critique !- écrivain engagé jusqu’à sacrifier sa santé et sa vie pour la cause de l’indépendance de notre pays. Disons-le sans tarder : il fut le plus engagé des écrivains algériens parce qu’il fut celui qui avait le plus à perdre : un statut social d’un homme parfaitement intégré dans la bonne société française, essentiellement la tribu des médias et de la littérature, même si ici et là, quelques piques lui rappelaient sournoisement son origine de colonisé, de « Bicot ». Diariste, son journal est un électrocardiogramme de sa vie. On écoute les battements de son cœur : ses doutes, ses craintes, ses peurs, ses joies, ses espoirs, ses engagements, ses déceptions…

« L’assimilation est une duperie »

Si le journal de Feraoun est un journal de la prise de conscience et de la nécessité du combat libérateur du peuple algérien, celui de Amrouche, au-delà des activités de l’homme des médias et du littérateur bien intégré dans son microcosme, est un long chant d’amour pour l’Algérie enchaînée qu’il s’agit de déchaîner. Ainsi, dès 1944, il donne une conférence à Alger où il ne craint pas de dire qu’il y a sept millions de Jughurta en Algérie ! Il fallait avoir beaucoup de cran, un réel courage pour oser lancer ce cri du cœur à la face des colons.

Tourmenté par le destin de son peuple, il écrit le 13 avril 1948 dans le secret de son journal : « Peut-être pourrais-je éclairer d’un jour nouveau la notion de nationalisme algérien ? Essayons : nationalisme = prise de conscience. (…) Par réaction et dignité d’orgueil de race : nous ne sommes pas des barbares. Remise en question de l’idée de supériorité fondement de la domination coloniale-ou tout au moins masque de cette domination. Preuves tirées de la résurrection d’une mémoire historique disparue, d’une culture oubliée, d’un folklore plus justement apprécié par comparaison. Chez les colonisateurs : découverte sous un autre aspect, des mêmes faits : ceux qu’on donnait comme barbares ne le sont pas : ils sont seulement des hommes différents. Approfondissement psychologique de la conscience de soi aboutit à la découverte de différences spécifiques entre des natures humaines. D’où l’impossibilité de l’assimilation. En elle-même elle fut une duperie, remarquons-le en passant. Ceux qui la prenaient comme fin de leur action, et comme terme, y voient aussi la fin de leurs privilèges et de leur domination… »

On a envie d’applaudir. Au moment où Ferhat Abbes et Ben Badis voyaient dans l’assimilation LA solution, un Algérien parfaitement intégré la rejetait d’un revers de la main. Il n’était pas dupe le poète. Il savait que le partage de la même religion avec les colonisateurs et de la même langue en la maîtrisant mieux qu’eux, n’en faisait pas leur égal, quoi qu’il fasse, il reste « un bicot ». Lui-même est déchiré. Déchirement d’un poète qui a mal à l’Algérie.

Camus choisit sa mère contre la justice, Amrouche choisit la justice

Ouvrons son journal un jour de 1956 : « Depuis dix-huit mois passés, des hommes meurent, des hommes tuent. Ces hommes sont mes frères. Ceux qui meurent. Je me nomme El Mouhoub, fils de Belkacem, petit-fils d’Ahmed, arrière-petit-fils d’Ahcène. Je me nomme aussi, et indivisément, Jean, fils d’Antoine. Et El Mouhoub, chaque jour, traque Jean et le tue. (…) Mais je suis Jean et je suis El Mouhoub. Les deux vivent dans une seule et même personne. Et leurs raisons ne s’accordent pas. Entre les deux, il y a une distance infranchissable. »

Désaccords existentiels peut-être, Jean et El Mouhoub sauront s’accorder merveilleusement pour combattre par le verbe, la plume et l’action l’ordre colonial. Il a beau aimer Claudel, Gide et Camus, il aime encore plus l’Algérie. Camus justement qui ne l’impressionne guère, même s’il avoue l’admirer en reconnaissant son grand talent. Certains se pâment devant lui, pas lui, pas Jean, pas El Mouhoub qui écrit à la date du 10 mars 1954 dans son journal : « Camus : l’Eté. Il officie. Pour soi. Il est toujours dans un amphithéâtre antique, où il enfle la voix pour se faire entendre d’un peuple d’ombres. (…) L’Afrique est son décor. Il y voit les siens, bien que de loin, détaché d’eux et les dominant. Quant aux Berbères et aux Arabes : ils n’ont d’autres existence qu’abstraite. »

Terribles mots et définitifs de Mouhoub sur Camus que le combat libérateur séparera définitivement. L’un choisissant sa mère plutôt que la justice, l’autre choisissant sa mère, sa patrie et la justice, les trois se fondant dans le même combat pour l’indépendance. Alors que Camus vole vers le Nobel, El Mouhoub participe à un meeting contre le colonialisme à la salle Wagram (avec Sartre, Césaire et Robert Barrat). Il exposera, comme il le dit dans son journal, les raisons du maquisard.

Cette conférence signera la rupture avec ses beaux-parents qui lui écrivent : « Ainsi, vous qui devez tout à la France (et qui n’êtes pas Arabe), vous que nous avions accueilli avec tant d’amitié, vous vous faites le héros de la ligne Arabe. Alors que nous sommes engagés dans une lutte désespérée pour sauver notre pays, notre liberté, notre vie et la vie de nos enfants, ce que vous faites constitue une ignoble trahison envers la France et envers nous-mêmes. En conséquence, veuillez noter qu’à partir de ce jour, nous considérons que vous ne faites plus partie de notre famille. Recevez, Monsieur, l’expression de notre profond mépris. »

Lettre raciste qui ne conçoit pas que le colonisé assimilé affiche ses choix et son indépendance. Touché mais pas atteint, il n’est, cependant, pas dupe : cette lettre injurieuse est une sorte de vengeance : « Ils se sont d’un coup vengés du fait que j’ai épousé Suzanne, et que je me suis toujours montré irréprochable à leur égard durant quinze ans. »

« J’ai engagé toutes mes forces au service du peuple algérien »

Militant inlassable du FLN, ami de Krim Belkacem et de Ferhat Abbes, proche des autres dirigeants du FLN, il voit dans De Gaulle avec lequel il entretient une relation amicale, le seul responsable français qui pourrait comprendre le combat du peuple Algérien. Il servira d’ailleurs d’intermédiaire entre les deux parties : De Gaulle d’un côté et les chefs du FLN de l’autre. A quelques mois de sa mort causée par un cancer du pancréas, il écrira le 3 mai 1961 une lettre à Hachemi Cherif, moudjahid, fondateur du MDS en 1998, qu’il n’enverra finalement jamais. Retenons ces mots émouvants, ces mots de feu et d’amour d’un patriote, d’un Moudjahid, d’un martyr qui fait honneur à l’Algérie : « J’ai engagé toutes mes forces au service du peuple algérien : non pour des raisons proprement politiques, mais pour une raison d’honneur et pour des raisons d’ordre spirituel. Je m’étais fixé un but : la reconnaissance du droit à l’indépendance de l’Algérie, et l’ouverture d’une négociation sans préalable ni condition. Ce but est désormais atteint. Ma tâche est donc terminée. »

Ce merveilleux journal présenté par Tassadit Yacine n’a été édité en France par aucun grand éditeur. Pourtant, il est de la même eau que ceux de Gide, de Claudel et de Martin Du Gard avec une dimension humaine et tragique en plus. Que manque-t-il à Jean El Mouhoub Amrouche, grand écrivain et grand poète ? De même qu’aucune rue, aucun boulevard, aucun lycée ne porte son nom ici, dans ce pays, le sien, pour lequel il s’est battu jusqu’à la fin. Paradoxalement, en Algérie, sa sœur Taos, moins talentueuse et moins engagée (mais qui peut l’être aussi profondément que lui ?) est plus connue.

Viendra le jour où cette terre d’Algérie saura reconnaitre les siens. Et nul doute qu’à son panthéon figurera, en bonne place, à côté de Ben M’Hidi et Ben Boulaid le pur Jean-El Mouhoub Amrouche, chrétien, Kabyle, Algérien et poète :

« Ici et maintenant Nous voulons libérer à jamais sous le soleil dans le vent

La pluie ou la neige Notre patrie : l’Algérie. »


Jean-El Mouhoub Amrouche

Journal 1928-1962

Présenté par Tassadit Yacine

Editions Alpha

Prix NC

 

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