Société

Plan national cancer : un bilan mitigé

« En Algérie, dans le cadre de la planification sanitaire du pays en 1975, le cancer avait été identifié comme le 17e problème de santé. Ce n’est qu’au cours des années 2000 que les spécialistes ont pris conscience de l’ampleur du problème ». Cette information, qui figure dans le Plan national cancer 2015-2019, donne une idée du chemin parcouru depuis.

Les mauvaises habitudes alimentaires

Aujourd’hui, ce fléau est en augmentation constante. On compte 45 000 nouveaux cas par an dans le pays, dont 11 000 cas de cancers du sein. Ce dernier représente plus de 40% de l’ensemble des cancers de la femme. En Algérie, l’âge moyen des personnes atteintes de cette forme de cancer est de 47 ans, soit 10 ans de moins que dans les pays occidentaux. Il est encore difficile d’identifier les causes de cette précocité, toutefois les mauvaises habitudes alimentaires sont suspectées. Par ailleurs, en 2014, 40% des malades consultaient à un stade localement avancé ou métastatique.

Deux ans après la mise en place du Plan national cancer 2015-2019, quelles évolutions en termes de sensibilisation, de dépistage, de diagnostic, d’accès aux soins et de suivi des malades sont observées par les professionnels de la santé et les associations engagées dans la lutte contre cette maladie?

Aujourd’hui encore, les femmes atteintes du cancer du sein doivent faire face à des obstacles qui relèvent du parcours du combattant. De fait, ces difficultés ont été relevées en 2013, lors de l’évaluation préalable à l’élaboration du Plan national : « Notre attention a été particulièrement attirée par le parcours difficile dont se plaignaient les patients. Ceux-ci signalaient l’absence d’orientation efficace et de circuits bien définis pour une prise en charge globale pouvant leur éviter “l’errance diagnostique et thérapeutique” aggravée par les délais parfois trop longs des rendez-vous ».

« Globalement, depuis la mise en place du Plan national, le constat est positif », affirme le Professeur Bouzid, chef du service d’Oncologie médicale du Centre Pierre et Marie Curie (CPMC). En effet, « il a permis une prise de conscience des personnels soignants, des patientes et des Algériennes. Néanmoins, il convient d’améliorer les conditions de prises en charge des patientes pour la chirurgie, l’oncologie médicale et la radiothérapie, qui reste le maillon faible du parcours de soins ».

Dépistage : la Cnas pointée du doigt

Qu’en est-il des opérations de sensibilisation au cancer du sein ? Tous les professionnels de la santé s’accordent à dire que cette phase joue un rôle primordial dans la lutte contre la maladie. « L’État a mis en place des actions depuis plusieurs années, mais, malheureusement, de manière ponctuelle, précise le Professeur Bouzid, cette sensibilisation n’ayant lieu que durant le mois d’octobre, un peu partout sur le territoire national ».

Quant aux opérations de dépistage mises en place par la Cnas, M. Bouzid se montre pour le moins sceptique : « Il était une fois, rien – pour reprendre le titre d’un livre de Slim. La Cnas a créé cinq centres de dépistage, sans demander l’avis des experts. Elle a acheté du matériel, mais nous n’avons pas vu le résultat de leur dépistage qui a commencé en 2010. Les seules opérations réussies sont celles qui ont été faites avec l’association El Amel : à Biskra, pour le personnel d’Algérie Télécom, et depuis quatre ans, via des caravanes qui sillonnent les zones rurales du pays. On attend l’ouverture de cinq centres de dépistage d’ici la fin de l’année ».

Absence de coordination

De même, l’association Nour Doha organise des campagnes de diagnostics précoces, effectuées jusque dans l’extrême Sud du pays. Mais si l’essentiel des opérations de dépistages et de diagnostics précoces sont mises en place par la société civile, il en découle un risque d’absence de coordination. Ainsi, le Plan cancer précise que ces initiatives « restent inefficaces du fait de la dispersion des efforts et de la divergence des stratégies ».

Quid des structures hospitalières de prise en charge des malades ? Là aussi, le bilan est mitigé. Il y a bien eu l’ouverture de centres anti-cancer à Batna, Sétif, Annaba, ainsi que la mise en place de plusieurs unités d’oncologie à travers le territoire.

Pourtant, dans le même temps, plusieurs biais, voire graves manquements sont à relever. En premier lieu, les hôpitaux publics situés en-dehors de la wilaya d’Alger sont des hôpitaux de jour. « Les patients n’y sont pas hospitalisés. Et quand il y a un problème d’urgence, notamment des effets secondaires, les malades viennent tous au CPMC », seul établissement public à proposer l’hospitalisation. Quant aux malades originaires du Sud du pays, Ouargla est la seule ville dotée d’un servie de radiothérapie.

D’autre part, les services de radiothérapie souffrent d’une carence en personnel spécialisé et d’un manque d’équipements. Ainsi, les délais pour les rendez-vous thérapeutiques sont toujours très longs. En l’occurrence, ils sont actuellement de sept mois et demi pour une prise en charge au CPMC, et ce, malgré la livraison il y a six mois d’un nouveau accélérateur, contre deux semaines à Constantine, Oran ou Annaba. Le Docteur Oukrif, responsable du service Radiothérapie du CPMC, impute cette situation au fait qu’aucun personnel spécialisé n’a intégré son service pour manipuler le nouvel accélérateur : « J’ai fait un courrier pour demander la venue d’une équipe, mais, pour l’instant, il n’y a pas de nouveaux manipulateurs ».

Des services saturés

Aujourd’hui, le service Radiothérapie du CPMC, qui reçoit 170 patients en traitement par jour, est saturé. Il fonctionne jusqu’à 22h pour pouvoir répondre aux demandes. On atteint des situations ubuesques où les délais entre la chimiothérapie et la radiothérapie sont tels que pour certains malades, cette dernière se révèlera inefficace.

Pourtant, de nombreuses patientes atteintes du cancer du sein continuent d’affluer au CPMC. « Cette situation s’explique par le fait qu’ici, nous assurons une meilleure prise en charge », assure un médecin du service en question : « Bien qu’il y ait des unités en sénologie intégrées au sein de services de Chirurgie générale ailleurs dans le pays, nous sommes le seul service dédié à la discipline ».

L’écart dans l’accès aux soins avec les structures privées est saisissant : les délais d’attente pour une radiothérapie n’y dépassent pas une semaine. Son coût ? 420 000 dinars, non remboursés par les caisses de la sécurité sociale. Une somme astronomique pour une famille à revenu moyen. Mme Gasmi, présidente de l’association Nour Doha, préconise donc une prise en charge par la sécurité sociale des traitements de radiothérapie effectués en structure privée.

Ce type de dispositif est pourtant mentionné dans le Plan national cancer, qui recommande la mise en place de « relations contractuelles, entre les établissements publics de santé et les établissements de radiothérapie privés (…), pour la prise en charge des malades (assurés sociaux et démunis non assurés sociaux) nécessitant un traitement par radiothérapie. Dans le cadre de cette convention, il sera donné une délégation de mission de santé publique à la structure privée pour le segment radiothérapie(…) ». 

Nadia, elle, a choisi de suivre sa radiothérapie à l’hôpital public de Sétif. Originaire d’Alger, elle a bénéficié d’une prise en charge à la maison d’hébergement « Dar Es Sebr », une structure associative qui accueille les patients en soin à l’hôpital de la ville. Là encore, les services proposés par ce type d’associations se révèlent indispensables dans le parcours de soins des malades.

Les travers de la bureaucratie

Bouzid relève également plusieurs anomalies dans l’accès au traitement de chimiothérapie ou de thérapie ciblée : en dépit d’une nette amélioration dans la disponibilité des médicaments et les délais de traitement, l’accès à ces soins pose encore problème : « Il y a des services ou des unités sur pratiquement tout le territoire national. Il s’agit désormais de les rendre fonctionnels.  Pour l’instant, ils ne le sont qu’à moitié, parce qu’il y a des problèmes de budgets, mais aussi parce que certains directeurs d’hôpitaux refusent d’acheter les médicaments nécessaires. Ils n’appliquent pas les directives du ministre de la Santé ! D’ailleurs, ils disent aux oncologues : “nous n’avons pas besoin de vous, nous n’avons pas de cancers chez nous “. Or, les affectations de médecins spécialisés (le service civil) sont centralisées au ministère de la Santé, qui n’a pas connaissance de ce qui se passe sur le terrain ! »

Autre obstacle identifié par M. Bouzid, et pas des moindres : les travers de la bureaucratie. « Je vous donne un exemple : le Fonds national cancer, créé en 2013, consacré à la prévention, au dépistage, au diagnostic, n’a pas été utilisé à ce jour. Comment expliquez-vous cela ? Par la bureaucratie ! Ce fonds devrait permettre d’acquérir des tests de dépistage. On ne les a jamais reçus. Résultat, j’ai fait acheter ces tests de dépistage par des entreprises  pharmaceutiques ».

En dépit des efforts conséquents mis en place par les pouvoirs publics, l’état des lieux à mi-parcours du Plan national cancer 2015-2019 révèle de nombreuses insuffisances. Ainsi, la participation des associations engagées dans la lutte contre le cancer du sein est aujourd’hui encore nécessaire, notamment pour le dépistage de la maladie ou l’hébergement des patientes prises en charge en hôpitaux de jour. En parallèle, « un travail de sensibilisation et d’information sur le cancer du sein est essentiel  en amont », nous rappelle Nadia. Opérée pour une mastectomie, elle nous raconte en effet ces femmes dont les maris s’opposaient à ce qu’elles subissent cette opération chirurgicale. « Il est temps de changer le regard porté sur ces questions », conclut-elle.

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