Politique

Réponse au Général de corps d’armée Ahmed Gaid Salah

Tribune – Ce système autoritaire et corrompu, que vous défendez, s’acharne à désorienter la société, détruire le politique et coloniser le militaire

Monsieur le vice-ministre de la défense nationale,

Le 30 juin dernier vous avez baptisé du nom du chahid Abane Ramdane l’annexe de l’Académie militaire de Cherchell et lui avez rendu un hommage posthume en présence de membres de sa famille.

L’initiative est appréciable  mais elle reste marquée du sceau du formalisme protocolaire qui, trop souvent, sert à masquer le refus, méthodique et constant, de situer les problèmes relatifs à notre Histoire, passée, présente et future, dans le cadre naturel qui est le leur : le cadre politique.

Quoique disent les analphabètes politiques et les affabulateurs : On édifie, renforce, affaiblit, perd ou reconquiert les États et les Nations pour des raisons politiques. C’est l’essence même du message du Congrès de la Soummam.

On aurait pu croire qu’à l’occasion  de cet évènement qui s’est tenu à la veille de la célébration de l’Indépendance nationale le 5 juillet,  et en prévision des anniversaires de l’Insurrection du 20 aout 55 et du Congrès de la Soummam, l’hommage rendu à l’un des principaux architectes de cette halte fondamentale du cours de la Révolution nationale pouvait augurer d’une prise de conscience par le haut commandement militaire de la pertinence historique des principales recommandations du congrès du 20 Août 56.

D’autant que les dates marquantes de la Révolution nationale devraient être, aujourd’hui que des générations d’Algériens sont au fait de la complexité du monde moderne et de l’ampleur des défis à relever pour ne pas en être violemment éjectés, célébrées et discutées loin des passions premières et des limites de perception de certains des acteurs d’hier.

Et tout aussi loin des célébrations creuses.

Mais votre discours en cette occasion n’a pas fait mention de la formidable percée stratégique dans l’élaboration de la pensée et de l’action patriotiques modernes que signifiaient, objectivement, les recommandations de ce congrès qui s’est tenu, quelques mois  seulement après le lancement de la lutte armée pour l’Indépendance nationale, dans un pays en guerre, laminé à tout point de vue, mais plus particulièrement dans ses structures politiques et ses archaïsmes sociaux et culturels, pervertis  en des atavismes sclérosés par plus d’un siècle de colonisation barbare. Le défi relevé par les congressistes de la Soummam était colossal.

Offrir à un pays ravagé par la prédation et par le mépris érigé en culture de gouvernance, une plate-forme de lutte  et un programme de construction collective de l’alternative à la prédation et au mépris, n’est-ce pas là un défi que les élites patriotiques doivent de tout temps  apprendre à relever ?

Vous semblez penser que les structures dirigeantes des institutions actuelles, civiles et militaires, sont aujourd’hui entre les mains d’hommes disposant  des compétences, de la hauteur de vue, de l’intégrité morale et de l’abnégation capables d’offrir au pays, face aux défis de l’heure, une feuille de route qui redonne espoir au peuple, unité d’action à ses élites et cohérence globale.

Nombreux sont les Algériens à en douter. D’autant que les scandales, par leur multiplication, laissent penser que la déviance est devenue la règle. Comme l’illustre dramatiquement l’affaire de la cocaïne-gate où hauts fonctionnaires de l’Etat, magistrats, généraux-majors et vulgaires truands parviennent à unir dans le crime, fonctions militaires et fonctions politiques, pour détourner à leur profit les richesses nationales. Pendant des années. Dans l’impunité la plus totale. Et la grande sieste des institutions chargées de veiller à la sécurité des biens et des personnes.

Il est manifeste, aujourd’hui, que s’inspirer de la grandeur  de la révolution est encore plus nécessaire que d’en célébrer les dates.

Moment révolutionnaire par excellence, le Congrès de la Soummam a doté la lutte armée, déclenchée par l’Appel du 1er Novembre54, des instruments  indispensables à son déploiement méthodique et organisé sur l’ensemble du territoire national par la primauté du politique sur le militaire et de l’Intérieur sur l’Extérieur. De même qu’y ont  été réaffirmées ses orientations stratégiques : L’Indépendance nationale en vue de la construction d’un Etat démocratique et social dans le respect des principes islamiques.

Votre auditoire et l’opinion publique nationale méritaient d’entendre autour de cet évènement un propos de niveau égal à celui véhiculé par  les canaux de communication spécialisés, civils et militaires, amis ou ennemis, qui abreuvent quotidiennement les algériens de théories diverses sur leur propre histoire.

Partant de la connaissance objective des bouleversements que connait la scène politique mondiale et du développement contemporain des principes énoncés par le congrès de la Soummam, vous pouviez démontrer en quoi le génie de la pensée révolutionnaire algérienne était fondateur de modernité, politique autant que militaire, et gage de pérennité pour l’Etat.

Il était même possible, pour éclairer les défis du présent à la lumière des conquêtes du passé, de procéder à une analyse comparée entre le développement de la pensée militaire moderne par les généraux et stratèges américains à partir des années 80, sous ce qui est appelé la G4G, guerre de quatrième génération, et les carences politiques, économiques et sociales des systèmes de pouvoir ayant été ciblés par «  les révolutions colorées » et autres « printemps arabes » ces dernières années. Ce faisant, et pour rendre un hommage à hauteur de leur génie, mettre en exergue la formidable construction immunitaire contre ce type de déstabilisation contenue, potentiellement, dans la pensée stratégique de la Révolution algérienne.

A commencer par l’organisation militaire moderne selon les critères d’une armée régulière, le primat du politique y était réaffirmé, pour distinguer L’armée de Libération Nationale, au service  de la cause nationale, d’une simple milice.

Le but de la lutte était l’affirmation de la souveraineté du peuple algérien sur son territoire et sur ses richesses par L’Indépendance nationale.

Le projet politique était la construction d’un Etat démocratique, donc respectant le pluralisme intrinsèque au mouvement national.

Cet Etat démocratique se devait également d’être social pour prendre en charge de manière organisée le développement économique et culturel du pays et de l’ensemble de ses composantes, dont les plus nombreuses, les couches populaires.

Et ceci dans le cadre des principes islamiques, qui sont le référent religieux et culturel dans lequel se reconnait la majorité du peuple algérien.

Par ailleurs, la plate-forme de la Soummam n’omet pas de rappeler le respect des libertés religieuses et de conscience.

Autant dire que pour des pans entiers du peuple algérien, ce Programme reste encore terriblement d’actualité.

Ni Prophètes ni magiciens, les rédacteurs de la plate-forme de la Soummam ont forgé leur génie stratégique en étudiant l’histoire des faits objectifs de leur pays et du monde. Tirant les leçons, politiques d’abord, organisationnelles et militaires ensuite, de la diversité des expériences de la résistance algérienne à l’invasion coloniale, de ses nombreux échecs autant que de ses quelques succès.

Vous auriez pu, en mettant en valeur l’intelligence politique, l’audace stratégique et le génie militant qui les caractérisaient, rendre l’hommage qu’ils méritaient aux héros de la Révolution nationale tout en soulignant l’exemplarité universelle de leur projet patriotique.

Hélas, dans votre discours du 30 juin, il n’est fait nulle part mention de cette étape cruciale dans la marche vers la Libération du peuple algérien. L’incantation poético-religieuse et la rhétorique généraliste l’emportent largement sur la pensée stratégique. Sans surprise.

Le gap cognitif entre les exigences stratégiques des penseurs de la Révolution nationale et les insuffisances des discours officiels actuels n’est pas sans lien avec la rupture brutale avec les idéaux de la Révolution que l’assassinat de Abane Ramdane a opérée au beau milieu de la guerre d’Indépendance.

Dès ce moment, l’usage de la brutalité et les anathèmes, derrière les déclarations creuses et lénifiantes à destination du public, vont neutraliser l’exigence des critères d’excellence, le respect des règles de droit et du principe de collégialité et de débat, pour installer résolument un groupe de dirigeants dans une position de pouvoir usurpé, le doter d’un « corps de contrainte » sur l’ensemble de la révolution et le dispenser du besoin de communiquer pour éclairer, former, convaincre, organiser et juger.

Mais seulement pour leurrer, embrigader et promouvoir des vassaux d’une part et marginaliser, stigmatiser et condamner des récalcitrants d’autre part.

La première série de finalités du discours produit des militants politiques et permet de construire un Etat de droit et une société moderne constituée  de citoyens conscients, libres et organisés, guidés par l’ambition individuelle légitime dans le respect des règles et des lois ainsi que par le souci de l’intérêt commun  bien compris.

La deuxième série (leurrer, embrigader, marginaliser, stigmatiser et condamner) ne peut fabriquer que des clients et des vassaux fonctionnant à la peur et à l’allégeance et mus par l’appât du gain et des intérêts indus.

Ou des rebelles en rupture, à des degrés divers, avec ce qui n’est plus qu’un pouvoir s’exerçant par la force.

Il est heureux, malgré les entraves internes qui s’ajoutaient à la machine de guerre adverse, et malgré le prix terrible payé par le peuple algérien et par son élite, que les militants les plus conscients aient continué à irriguer la  pensée nationale et la lutte politique et militaire, vaille que vaille, de toute l’énergie de leurs convictions inébranlables jusqu’à la proclamation de l’Indépendance.

C’est pourquoi la Révolution algérienne est indéniablement un grand projet de libération collective qui reste encore largement à l’état de Projet, aussi bien dans la conscience de ceux qui ne renoncent pas à le mener à son terme, que pour ceux qui s’acharnent, depuis le début, à en détourner le cours à leur seul profit.

C’est là le nœud gordien de la crise de légitimité du système de pouvoir que vit le pays et que les dirigeants, civils et militaires, s’obstinent à nier.

Car l’assassinat de Abane Ramdane et le silence sur les recommandations du Congrès de la Soummam ont marqué une bifurcation majeure dans le cours de la Révolution. Avec  ce crime et l’organisation de l’amnésie, la violence  est venue imposer sa loi et ses dérèglements cycliques pour contrarier le travail méthodique de construction ordonnée et politique de l’Algérie moderne.

C’est en lien avec cette distorsion du cours de l’Histoire que l’élite nationale méritante est régulièrement sacrifiée sur l’autel de la veulerie complaisante ou de la médiocrité prédatrice. Quand elle n’est pas livrée au terrorisme.

C’est aussi pour cela que la société, dont la seule conduite acceptable, aux yeux du système de pouvoir en place, est la soumission et l’allégeance, se trouve constamment désorientée et soumise à toutes les pressions et à tous les chantages. De la dictature militaire et de la pensée unique des années 70/80 à l’horreur du terrorisme  des années 90 puis à l’horreur de la prédation économique des années 2000-2018. Avec, régulièrement, des piqures de rappel sur la possibilité toujours ouverte d’un renouvellement du basculement dans la violence.

Un autre dirigeant africain lucide et sincère dans son projet patriotique,  Thomas Sankara, a formulé  le rapport du politique au militaire dans cette phrase  pleine d’enseignements pour qui veut ou peut apprendre : «  Un militaire sans formation politique n’est qu’un criminel en puissance. » Il sera assassiné  sur instigation  des réseaux de la Françafrique sous le règne de François Mitterand.

Les militants qui ont formé les premiers noyaux militaires de l’OS, qui deviendront ceux de l’ALN, étaient des militants politiques. L’ALN est fille du FLN historique issu de décennies de lutte du mouvement national. L’ANP est donc effectivement héritière de l’ALN comme le rappellent tous les discours, mais en droite ligne du mouvement national qui était constitué de militants politiques, cela on l’entend moins.

La dualité entre politique et militaire sur laquelle on a tant glosé n’a jamais été pertinente dans le cas de la Révolution algérienne. Elle l’est encore moins aujourd’hui avec le développement de la pensée stratégique, des technologies de la communication et de la globalisation économique. La différence majeure, qui reste plus pertinente que jamais, est entre  militant politique et soldat.

Un militant politique s’engage, prend l’initiative et lutte pour mettre en œuvre un programme de gouvernement ou pour construire une alternative à une situation de blocage ou d’oppression. Un soldat est enrôlé pour appliquer des ordres.

Si le Congrès de la Soummam, dont la majorité des congressistes étaient des « militaires », a éprouvé le besoin de préciser la primauté du politique sur le militaire,  c’était pour prémunir la cause nationale  des dérives intempestives que des soldats, certains valeureux sur le terrain de la guerre physique et des manœuvres tactiques mais limités politiquement et totalement incapables de saisir les enjeux stratégiques de la lutte, pouvaient occasionner pour des besoins de pouvoir personnel ou d’ambitions démesurées.

Non seulement vous n’avez pas jugé utile d’honorer la pensée des congressistes de la Soummam en la développant,  au moment de rendre hommage à Abane Ramdane, mais en plus, quelques jours plus tard, vous avez , par contre, jugé opportun de prendre part à une grotesque opération politico-médiatique, comme sait si bien les organiser le système, pour affirmer que l’ANP ne fera pas de coup d’Etat, qu’elle ne fait pas de politique, qu’il n’était pas question pour elle d’interférer dans les élections comme l’y invitent des partis qui « voudraient la mêler… » etc.

Le Général Zeroual, alors qu’il prenait ses fonctions à la tête de l’Etat, avant son élection en 1996, avait qualifié de « système pourri » le fonctionnement institutionnel et avait dénoncé « des traitres, criminels et mercenaires » installés au plus haut niveau des structures de l’Etat. Le propos avait pu choquer ceux qui pensaient que le seul problème du pays était le terrorisme. A telle enseigne que devant la levée de boucliers, quelques mois plus tard, le Président Zeroual reprenait les mêmes termes pour les attribuer au seul  terrorisme.  Première reculade avant qu’il ne remette, au nom de l’alternance (sic), sa démission face à la pression du « système pourri ».

Depuis, il n’a plus jamais été question d’alternance. Mais seulement de « continuité » et de grotesques  simulacres dans le simulacre  où les uns demandent à l’ANP de les débarrasser du Président et  les autres s’y opposent de toute la force de leur attachement à « l’Etat civil ».

En vérité, le coup d’état militaire est inenvisageable pour diverses raisons.

D’abord, parce que la police politique, qui a façonné les rapports de force sur l’actuelle scène publique, peut, elle ou ses relais mafieux, mener des putschs dans toutes les structures politiques, syndicales, associatives et même économiques et médiatiques. Elle a même façonné l’espace publique d’une manière tellement perverse que les « coups de force » sont devenus le mode de régulation quasi-automatique dans toutes les structures. Il vous suffit de lire les journaux, avant même les BRQ pour le constater.

Une situation propice à la désorientation cognitive de citoyens qui, entre le gourdin du parkingueur, le doberman du redresseur, la milice privée du général, la vénalité du magistrat, la « chkara » des clones du Bouchi, le  « sale boulot » du commis de service,  le cachet du bureaucrate-racketteur et l’ukase de l’apparatchik, ne peuvent plus trouver d’espace où faire librement société.

La désintégration morale, politique et sociale de la collectivité nationale exclut, de fait, la possibilité du « coup d’Etat militaire » pour n’importe quel officier doté d’un peu de conscience patriotique ou même de simple bon sens. La violence et la corruption ont rongé jusqu’à l’os les structures de la société et de l’Etat. Au moindre geste inconsidéré l’Algérie rattrapera au centuple le retard pris sur le Congo, la Libye etc.

Dans ces conditions parler de « menace de coup d’état militaire » est une manœuvre de diversion pour faire accepter la fumisterie appelée tantôt « Etat civil» et tantôt « continuité »  qui n’est rien d’autre, en l’état actuel du fonctionnement des institutions,  que la raison sociale de la corruption généralisée.

Voilà où nous a conduit le système. Nous le savons. Vous le savez. Ou devriez le savoir.

Il ne reste, pour ceux que le sort du pays intéresse, qu’à reprendre les idéaux patriotiques là où ils ont été abandonnés en même temps que la Plate-forme de la Soummam et passer de manière ordonnée à la deuxième République. Ou se condamner à, tôt ou tard, repasser par la case 1er Novembre.

Mais cela ne concerne pas votre génération ni son système. Ce ne peut être  l’affaire que de patriotes politiquement formés, techniquement compétents et moralement intègres. A ce propos, vous avez raison quand vous dites que le peuple algérien aime son armée. Mais vous n’avez aucune idée du degré de détestation que ce même peuple algérien a pour ces « Généraux d’Affaires », corrompus et corrupteurs, sans lesquels jamais n’auraient pu proliférer les « Bouchi » au pays du million et demi de chahids.

*Journaliste-écrivain, député FFS

Les plus lus