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37e Vendredi : dans les rues, quelques millions d’éléments…

37e Vendredi : dans les rues, quelques millions d’éléments…

« Quelques éléments continuent à sortir dans la rue ». Il aurait été plus juste pour le chef de l’État algérien, qui « rassurait » ainsi le président russe il y a un peu plus d’une semaine, de parler de quelques millions d’éléments qui manifestent, demandent le départ de tous les tenants actuels du pouvoir, lui en tête, rejettent l’élection présidentielle du 12 décembre et exigent un scrutin véritable qui garantisse le respect de leur volonté.

Oui, n’ayons pas peur des mots, ce vendredi 1er novembre, trente-septième acte de la révolution pacifique du peuple algérien et anniversaire de son autre révolution, celle déclenchée il y a 65 ans et qui allait mettre fin sept ans et demi plus tard à 130 ans de domination coloniale, les Algériens sont sortis dans la rue par millions.

[ Photo : TSA ]


Combien étaient-ils à Alger ? Au bas mot, des centaines de milliers, un million, deux, peut-être plus. Vers 15h, alors que des contingents de manifestants continuaient à affluer de tous les quartiers de la capitale, les rues, toutes les rues du centre-ville étaient déjà noires de monde. Toute la rue Didouche et ses kilomètres interminables, la non moins longue rue Hassiba, le boulevard Amirouche, l’esplanade de la grande poste et le carrefour de Tafourah, l’avenue Pasteur, la rue Ben M’hidi, la rue Benboulaid, le boulevard du front de mer et l’incontournable rue Asselah-Hocine, devenue depuis quelques semaines la veine qui irrigue le hirak par les dizaines de milliers de manifestants qu’elle charrie de Bab el Oued et de la Casbah. Les rues adjacentes aux artères principales aussi. Rue Charras, Richelieu, Victor Hugo.

Quand bien même les autorités n’auraient pas décidé d’ôter à la révolte du peuple sa visibilité en imposant un black-out sur l’image, aucun objectif ne rapporterait fidèlement l’ampleur de la mobilisation.

[ Photo : TSA ]


Pour se faire une idée, il faut marcher. Se faufiler entre les manifestants, jouer des coudes. Car en plus de s’étendre sur une dizaine de kilomètres sans discontinuer, la foule est surtout compacte. Jamais, depuis la mémorable marche du 8 mars dernier, on a vu autant de monde à Alger. Certains se risquent même à dire que la manifestation de ce 1er novembre est la plus imposante de toutes.

Une nuit sous les arcades

La très forte mobilisation était prévisible dès la matinée, voire la veille au soir. Jeudi, vers 16 heures, les premiers manifestants qui ont réussi à déjouer les barrages filtrants de la gendarmerie sur les autoroutes étaient déjà arrivés. Ils improvisent un rassemblement à la grande poste, vite réprimé par la police. Ils se dispersent mais reviennent en nombre en début de soirée.

L’opération « mehras », ou mortier, initiée depuis trois jeudis pour faire entendre aux détenus d’opinion le soutien de la société, se transforme en immense rassemblement nocturne. La police tente de l’empêcher puis laisse faire. Beaucoup de ceux qui y ont pris part sont venus de loin. Des wilayas limitrophes, Boumerdès, Blida, Tipaza, de Kabylie, des autres villes de l’intérieur et parfois du Sud. La sensibilisation menée sur les réseaux sociaux pendant toute la semaine a fait son effet.

[ Photo : TSA ]


Trois jeunes venus de Sidi Aïch, à Béjaïa, rencontrés dans un café près du marché Reda Houhou vers 18h, assurent que des bus s’apprêtent à démarrer dans la nuit de leur localité. Ils racontent fièrement leur aventure, car c’en est une.

Ils ont démarré très tôt dans la matinée, fait deux-cents kilomètres de route et passé à travers les mailles d’une dizaine de barrages. Tout cela pour marcher. « Pour rien au monde je n’aurais raté un tel événement », assure l’un d’eux, la vingtaine à peine entamée. La discussion porte sur tout ce qui se partage sur les réseaux sociaux comme aventures similaires, ou plus épiques. La mobilisation s’annonce historique. Les trois jeunes seront hébergés par des proches, à Telemly. Mais beaucoup n’ont pas cette chance et devront passer la nuit à la belle étoile. Au moment où le reste du monde fêtera Halloween ou la Toussaint. Pour se protéger du froid glacial de la nuit et de la brise marine, ils n’auront que les arcades du Boulevard Amirouche et de la rue Bab Azzoun qui, le reste de l’année, servent d’abri à des dizaines de laissés pour compte.

[ Photo : TSA ]


 

[ Photo : TSA ]


Vendredi matin, les manifestants venus de loin sont facilement reconnaissables. En petits groupes, ils papotent, parlent politique, sirotent un café ou grillent une cigarette. Beaucoup de commerces sont fermés, la circulation automobile est très fluide, mais la foule est nombreuse pour un vendredi à pareille heure.

Un peu plus en haut, au niveau du palais du Peuple, une autre Algérie, celle qui fait comme si de rien n’était. Une longue file de voitures noires, rutilantes, se forme. Diplomates et personnalités nationales viennent présenter leurs vœux au chef de l’État à l’occasion du 1er novembre. L’endroit n’a peut-être jamais aussi mal porté son nom.

Lakhdar Bouregaâ, symbole commun pour deux révolutions

Retour au centre-ville. Dès 8h30, le siège du RCD, sur les hauteurs de la rue Didouche, est comme d’habitude encerclé par un imposant cordon de CRS. Des manifestants sont assis à même le trottoir et des militants brandissent à partir du balcon emblème national et pancartes. En allant vers la place Audin, la foule se fait de plus en plus dense sur les trottoirs de l’artère principale et des rues adjacentes. Il est déjà clair que la marche de ce vendredi ne sera pas comme les autres. Puis, sans crier gare, vers 9h30, la première procession se forme. Elle se dirige vers l’esplanade de la Grande Poste, quadrillée par la police.

Les policiers sont très détendus et courtois et le resteront toute la journée. Le drapeau amazigh fait sa réapparition après plus de quatre mois de prohibition. Des bruits courent sur l’arrestation de ceux qui l’ont brandi, mais impossible de confirmer.

À 10 heures, la place est déjà noire de monde. Les chants habituels du hirak sont entrecoupés d’un cri strident, déchirant. « Ya Aliiiiiiii… ». Le cri de la vielle mère d’Ali mout ouakef (Ali, meurs debout) dans le roman puis film l’Opium et le bâton. D’autres l’expliquent comme une complainte au héros de la bataille d’Alger, Ali la pointe. Quoi qu’il en soit, le cri sera entendu tout au long de la journée.

[ Photo : TSA ]


 

Source : Facebook – Manal Gherbi


Deux grandes révolutions se rencontrent et pour mieux faire la jonction, le symbole commun est vite trouvé. Lakhdar Bouregaâ, le commandant de l’ALN emprisonné depuis fin juin pour ses positions en faveur du mouvement populaire. Le portrait du maquisard de 86 ans est porté en masque, derrière la nuque, par des centaines, peut-être des milliers de manifestants, des jeunes, des femmes et même des personnes âgées. Il est visible partout et on a parfois l’impression qu’il est réellement présent. Les autres héros d’hier et d’aujourd’hui ne sont pas oubliés. « Deux générations, même combat », lit-on par exemple sur une large banderole portant les portraits des chouhada Benboulaid, Hassiba, Bitat, Krim…, et ceux des détenus Boumala, Tabbou, Messouci, Benlarbi…

Au fil des heures, la foule grossit à vue d’œil. Les processions se suivent. Vers 11h, de rares voitures continuent à circuler sur l’itinéraire de la marche devant l’œil indifférent de la police. Les manifestants décident alors d’y mettre un terme eux-mêmes en déviant la circulation sur le boulevard Mohamed V à partir de la place Audin. Un automobiliste fait la tête dure et insiste pour passer. Des jeunes tentent de le lyncher, mais d’autres s’interposent. « Silmia, silmia », entend-on. Mais l’automobiliste a eu droit à une petite leçon de civisme, administrée avec calme et fermeté par un sexagénaire.

[ Photo : TSA ]


« Les gens sont venus de loin, ont passé la nuit dehors, n’ont peut-être pas mangé, pour marcher et arracher leurs droits et tes droits à toi. Non seulement tu ne te sens pas concerné, mais tu viens les perturber et les menacer. Tu devrais avoir honte ». Il fait demi-tour et s’éloigne sous les huées. Mais les huées de la foule se trompent parfois d’adresse. Comme lorsqu’ils ont pris à partie ce cameraman de l’agence AP. Le malheureux jure tous ses saints qu’il travaille pour un média étranger et qu’il a toujours couvert le hirak, en vain.

Casbah-Bab el Oued, le moment fort

À 13h, le « quorum » d’un hirak « normal » est déjà atteint. La rue de Didouche, du Sacré-cœur à la Grande poste, affiche complet. Du jamais vu. Une autre belle image, de tolérance cette fois. À la mosquée de Meissonier, la prière commence. Les fidèles, assis à même le trottoir le long de la rue Victor Hugo, réclament du calme. Les manifestants ne se font pas prier et cessent de chanter.

À 14h, difficile de se frayer un chemin jusqu’au carrefour des cinq avenues, à côté de l’hôtel Essafir. Dans peu de temps, aura lieu le moment fort du hirak : l’arrivée des manifestants de Bab el Oued et de la Casbah. Les objectifs et les smartphones sont déjà en place le long de la rampe de la rue Benboulaïd, en face du siège de l’APN, mis sous forte protection policière. À 14h15, fuse un slogan bien connu : « Casbah, Bab el Oued, imazighen ». « Ils arrivent », crient les présents. Les fumigènes ajoutent de la magie à la scène. Des processions de manifestants se suivent, jeunes et moins jeunes, mais aussi des femmes chantent à tue-tête leur rejet de l’élection du 12 décembre. Un drapeau national long d’une centaine de mètres est déployé. Ceux qui le brandissent passent, mais la foule continue à affluer. Jusqu’à remplir la pourtant longue et large rue Asselah Hocine.

[ Photo : TSA ]


Une demi-heure, puis trois quarts d’heure et la procession ne s’estompe pas. Les derniers marcheurs sont encore à la place des Martyrs, peut-être à Bab el Oued. Encore quelques dizaines, ou de centaines de milliers d’éléments.

Pour revenir à la Grande poste, un seul passage, le font de mer où la foule est moins dense. Sur place, des manifestants quittent déjà les lieux, d’autres arrivent par marées humaines. Impossible de savoir ce qui se passe à l’autre bout du centre-ville, à la place du 1er mai, mais il est aisé de deviner que l’endroit est aussi noir de monde au vu du tsunami qui déferle, encore à 16h, de la rue Hassiba.

À 16h30, retour au bureau, mitoyen de la place Audin. Pour les chaînes de télé, tout va bien dans le meilleur des mondes. L’événement c’est la cérémonie officielle et on montre un Abdelkader Bensalah souriant, recevant les vœux de novembre. Dans la rue, on devine que la foule se disperse aux chants qui se font de moins en moins bruyants. Et de temps à autre, fuse ce cri qui déchire la nuit qui commence à envelopper Alger : Ya Aliiiiiiii…

[ Photo : TSA ]

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