
Avec Ahmed Taleb Ibrahimi, décédé ce dimanche 5 octobre à l’âge de 93 ans, disparaît sans aucun doute l’un des derniers témoins privilégiés de l’Algérie révolutionnaire et des péripéties de son indépendance.
Un homme d’État et d’esprit qui aura marqué de son empreinte toutes les étapes qu’il a traversées et les postes qu’il a occupés.
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Médecin de formation, moudjahid, homme de culture, intellectuel, plusieurs fois ministre, écrivain et militant engagé, Ahmed Taleb Ibrahimi incarne une génération de cadres algériens dont la flamboyance et la lucidité d’esprit contrastent curieusement avec certaines trajectoires politiques, souvent aux antipodes de leurs convictions.
Malgré l’image d’homme ouvert et cultivé, il n’a jamais totalement fait consensus. Les uns lui reprochent d’avoir été l’idéologue du régime de Boumediene, dont il fut très proche, d’autres de s’être fait le parrain de l’arabisation de l’école – dont on mesure aujourd’hui les limites –, d’autres encore de représenter un islamisme « BCBG », trop religieux pour les uns, trop moderniste pour les autres.
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Ahmed Taleb Ibhrahmi, l’homme qui voulut concilier authenticité et universalité
Lui s’en défendait pourtant. « Pour ce qui est de la patrie, somme toute, je l’ai servie avec passion et humilité. Je vénère ses héros, ses sages et ses saints. J’aime sa nature et sa culture. Et je ne puis taire ma dernière prière : puisse la terre algérienne abriter ma sépulture », écrivait-il dans ses mémoires.
Né à Sétif en 1932, Ahmed Taleb Ibrahimi grandit dans l’ombre de son père, Cheikh Bachir El Ibrahimi, figure majeure du réformisme musulman qui a succédé à Abdelhamid ben Badis à la tête de l’Association des Oulémas algériens.
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C’est donc naturellement que son éducation est imprégnée de foi, de rigueur et d’engagement. Étudiant en médecine à Paris, au milieu des années 1950, il fonde le journal Le Jeune Musulman et devient président de l’Union générale des étudiants musulmans algériens (UGEMA), qu’il transforme en levier politique au service du combat national contre le colonialisme français.
Ce militantisme lui vaut d’être arrêté par les autorités françaises en 1957 et emprisonné à la prison de la Santé jusqu’en mars 1962, aux côtés de figures comme Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mohamed Khider, Mustapha Lacheraf ou Mohamed Boudiaf.
« Des cinq années passées dans les prisons françaises, il faut ajouter les huit mois passés dans la prison du premier président de l’Algérie indépendante », écrira-t-il plus tard, avec amertume, sur cette période où il fut torturé sous le régime du président Ahmed Ben Bella, qui n’avait guère d’estime pour son père.
À l’inverse de certains dirigeants de l’Algérie indépendante, Ahmed Taleb fut un fervent défenseur du Congrès de la Soummam et d’Abane Ramdane, dont il s’attacha à préserver la mémoire à chaque tentative de diabolisation.
De retour au pays après l’indépendance, il rejoint le pouvoir et participe à la mise en place du jeune État indépendant algérien. Ministre de l’Éducation (1965-1970), puis de la Culture et de l’Information (1970-1977), conseiller du président Boumediene puis Chadli, puis enfin ministre des Affaires étrangères (1982-1988), il œuvre à concilier authenticité et modernité, un exercice dont il admet la complexité et la difficulté, dans une période de profondes mutations de la société qui sortait d’une longue nuit coloniale.
Au ministère de l’Éducation, il lance la grande réforme de l’enseignement et impulse l’arabisation du système éducatif.
Convaincu que la langue arabe constitue le socle identitaire du pays, il écrit alors dans une contribution au « Le Monde diplomatique » : « Parmi les tâches d’édification qui nous pressent de toutes parts, la récupération et le développement de notre patrimoine culturel n’est ni la moins urgente ni la moins importante. Mais, pour exprimer cette culture dans toute son authenticité, il ne saurait y avoir qu’un instrument : la langue arabe. On ne peut que reconnaître, avec les historiens et les linguistes, qu’un peuple qui change de langue est un peuple qui change d’âme et de perspectives sur le monde».
Le tournant
Sourd alors aux critiques des milieux progressistes, Ahmed Taleb Ibrahimi finira pourtant par reconnaître, des années plus tard, l’erreur de cette politique. Il eut le courage d’admettre que l’exclusion de la dimension amazighe fut une faute historique.
Un aveu qu’il fit sur des plateaux de télévision. En 1988, il quitte le gouvernement, refusant de cautionner la répression des manifestations du 5 octobre qui ont ébranlé l’Algérie la même année. Ce départ marque un tournant. Dès lors, il se fait le porte-voix d’un dialogue politique inclusif, y compris avec le parti dissous, le FIS.
« La sortie de la crise passe exclusivement par une démarche politique fondée sur le dialogue qui n’exclut aucune partie, même pas le FIS », déclarait-il lors du congrès du FLN en 1998, alors que le pays était en proie à la violence terroriste née de l’interruption du processus électoral en 1992.
En 1995, il figure parmi les signataires du contrat de Rome. Ce positionnement lui vaut une violente campagne de diabolisation. Il sera taxé « d’islamiste en costume-cravate ».
Il le rappelle d’ailleurs dans ses mémoires : « En 1992, j’étais «l’imam caché », le «chef occulte des intégristes ». En 1999, je deviens «le candidat du FIS »».
Un jugement sévère sur Bouteflika
Candidat à la présidentielle de 1999 — élection de laquelle il se retire avec Mouloud Hamrouche, Mokdad Sifi, Abdallah Djaballah, Aït Ahmed et Youcef El Khatib —, puis initiateur du mouvement Wafa en 2002, dont le ministre de l’Intérieur Yazid Zerhouni refusera l’agrément, il dénonce le verrouillage du champ politique et les manipulations électorales.
Ayant connu Abdelaziz Bouteflika dès les années 1960, il portait sur lui un jugement sévère :« Il n’a échappé à personne que Bouteflika n’est en réalité qu’un président d’apparence, trahi par son manque de clairvoyance et de détermination».
Désabusé, Ahmed Taleb se retire peu à peu de la vie politique active. Ses interventions se feront rares, mais toujours marquées par une profonde lucidité.
En 2017, il appelle au constat d’incapacité du président Bouteflika, puis en 2019, à la veille de la présidentielle, il appelle au dialogue en saluant la jeunesse du Hirak : « Elle a élevé la voix sans rejeter ses valeurs ni sa culture, restant attachée à son héritage spirituel, civique et éthique», dit-il à propos de cette jeunesse.
L’un des rares hommes politiques algériens à avoir consigné ses mémoires, Ahmed Taleb revient dans le quatrième tome de « Mémoires d’un Algérien », paru chez Casbah Éditions, sur de nombreux aspects qui ont marqué son parcours. Il y raconte la solitude, les trahisons, ses relations avec le défunt président Chadli Bendjedid, Ali Kafi, Aït Ahmed, Abdelaziz Bouteflika et le Hirak, entre autres. « J’éprouve un sentiment de solitude… L’ingratitude est monnaie courante et la solitude est la rançon de l’indépendance morale».
Ainsi s’achève le parcours d’un homme dont le destin aura été sans doute contrarié par les aléas de l’histoire, mais qui demeura fidèle à ses convictions, en tentant vainement de concilier authenticité et modernité. Un défi auquel le pays est toujours confronté…