Politique

Abderrahmane Hadj Nacer : « Face à un pouvoir informel, les Algériens ne veulent pas de représentation formelle »

Abderrhamane Hadj Nacer, économiste et ancien gouverneur de la Banque d’Algérie, est revenu ce dimanche 30 juin, sur les raisons qui ont poussé les Algériens à investir la rue depuis plus de quatre mois.

Le ras le bol des Algériens est lié, selon lui, au sentiment d’humiliation de voir un président se présenter pour un autre mandat alors qu’il n’était plus en mesure de présider.

« On ne pouvait plus continuer comme auparavant avec un pouvoir informel qu’on ne connaissait pas par rapport à un pouvoir formel qu’on nous présentait et qu’il n’était pas en mesure de diriger le pays. Ces dernières années, il y a eu beaucoup de révoltes partout. Depuis 1988, ces révoltes ont appris beaucoup de choses au peuple algérien », a-t-il développé dans un entretien à la Radio nationale.

Les Algériens ont, selon lui, observé les changements politiques dans les autres pays et la réaction des dirigeants et des peuples de ces pays. « Tout à coup est apparue la nécessité de sortir tous en masse pour dire : « On veut un changement, mais pas une destruction ». Ce message s’adressait aux dirigeants en interne et aux intervenants étrangers. La force du peuple algérien est d’être pacifique. Cela signifie qu’ils (manifestants, NDR) ne doivent pas avoir aujourd’hui de représentants parce que la faiblesse de tous les mouvements de masse, c’est d’avoir des représentants ou une organisation visible. Face à un pouvoir informel, les Algériens dans la rue ne veulent pas de représentation formelle. Le pouvoir a une capacité extraordinaire de détourner des mouvements », a-t-il prévenu.

« Le hirak ne doit rien négocier »

Selon lui, les intervenants étrangers et « les forces occultes » internes veulent qu’il ait des troubles en Algérie et des violences pour « justifier une remise en ordre ». Il a parlé des tentatives de division du peuple qui ont commencé « dès le premier jour » du hirak (idéologies, carrés, couleurs politiques visibles, etc).

« La population a réagi avec un instinct de survie intelligent. À chaque fois qu’il y a une provocation, on va essayer de l’éteindre par la masse », a-t-il noté.

Il a rappelé les attaques contre les fondements religieux, historiques et identitaires des Algériens ces dernières semaines. « Ce n’est pas à la population d’apporter les solutions. La population apporte des exigences. Elle dit : « Nous voulons avoir un pouvoir formel et pas informel, une économie formelle et pas informelle, payer les impôts, avoir une armée dont le rôle est reconnu dans la Constitution, des services de sécurité qui nous servent, une situation institutionnelle qui nous permet d’anticiper l’avenir ». Dans la rue, la population définit sa demande globale. Dire « Yetnahaw gâa » ne signifie pas une liste d’individus, mais la fin des modalités qui nous ont conduits vers cette situation. C’est une demande d’une nouvelle gouvernance», a-t-il expliqué.

Et d’ajouter : « Le hirak ne doit rien négocier. La situation actuelle est, en grande partie, le fait du système tel qu’il est. Donc, le système doit prendre ses responsabilités aujourd’hui et proposer des personnes qui agréeront le hirak, lequel se réunit chaque vendredi. Chaque vendredi, il y a un référendum. Nous n’avons pas besoin de passer par les urnes pour dire oui ou non. Aujourd’hui, pour la population, le système, c’est l’institution militaire. L’institution peut trouver une personne ou un groupe de personnes en qui, elle peut faire confiance qui va défendre ses intérêts dans le futur (…) L’erreur est de croire qu’on peut mettre fin au hirak en offrant des têtes et qu’après cela on peut faire comme auparavant. Le peuple algérien a réagi comme un génie qui sort de la lampe, il ne va pas rentrer. Le peuple algérien a changé, pas le système de gouvernance actuel. Si ce système ne comprend pas qu’il doit répondre à la demande du peuple algérien, c’est lui qui va partir ».

Neutralisation des instruments de réflexion

M. Hadj Nacer a appelé à légaliser les manifestations et à préciser les itinéraires qui doivent être suivis par les marcheurs. « À ce moment-là, l’expression « nous accompagnons la population » prendra toute sa signification », a-t-il appuyé.

Il a évoqué l’ordre néocolonial, « pensé par les anglo-saxons depuis quatre siècles », qui impose des « dirigeants corrompus » dans les anciennes colonies pour continuer de profiter des richesses et dominer les pays ayant pris leur indépendance.

L’ancien gouverneur de la Banque d’Algérie a regretté le gel et la neutralisation des institutions qui peuvent produire de la réflexion comme l’INESG (Institut national des études stratégiques globales), le ministère du Plan ou l’ARDES (Association de recherche sur le développement économique et social).

« Ces instruments ont été mis en place patiemment depuis la fin des années 1960 pour permettre aux autorités algériennes d’avoir des capacités d’anticipation. Pour prévoir l’avenir et tous les scénarios, il faut anticiper, bien connaître le pays, son histoire, sa sociologue, son anthropologie, l’état des Algériens pour pouvoir faire des planifications, faire des propositions et prendre des décisions. L’INESG permettait de faire la coordination entre les civils, les militaires et les policiers. Tout cela a été détruit systématiquement. Après 1988, il était devenu inacceptable pour les dirigeants de l’époque d’avoir cette classe d’intellectuels qui était en train de tirer la classe moyenne vers la citoyenneté, c’est dire vers la reddition des comptes de la part des autorités, ce qui était inadmissible pour elles », a-t-il déploré.

M. Hadj Nacer a rappelé l’assassinat de deux anciens directeurs généraux de l’INESG (Djilali Liabes et M’Hamed Boukhobza) et la mise en prison de milliers de cadres d’entreprises publiques (durant les années 1990) comme signes d’élimination des élites. Selon lui, la France a tout fait, après l’indépendance de l’Algérie, pour détruire la capacité de produire des élites intellectuelles et techniques algériennes en s’attaquant au système éducatif et en évacuant des enseignants et des experts vers l’étranger (notamment vers les pays du Golfe). Il n’est pas possible, selon lui, d’aborder les questions économiques sans régler le problème de la gouvernance et de la politique.

Les plus lus