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Ali Boumendjel défenestré par les paras

Ali Boumendjel défenestré par les paras

Chronique livresque. Enfin une biographie* qui ne soit pas une simple hagiographie où le héros tient du saint et de l’ange. L’auteur, Malika Rahal, historienne de formation, nous réconcilie avec le genre. Elle ne cache rien des qualités ni des faiblesses de l’homme. Elle déjoue le roman familial mis en scène par les proches du martyr, même si elle intègre, après recoupements, certains éléments.

Au final, nous avons une biographie qui se sent l’âpre odeur de la vérité ou du moins celle qui s’en approche au plus près, tellement près qu’on devient un intime Me Ali Boumendjel, défenestré après avoir été torturé par les paras de Massu et Bigeard.

Passons rapidement sur ses origines. Né le 24 mai 1919 à Relizane d’un père instituteur originaire de Taourirt Menguellet, près de Ain El Hammam (Michelet), Ali Boumendjel choisit en 1943 le barreau comme son ainé Ahmed, futur ministre sous Ben Bella.

Un intellectuel dans la révolution

En 1944, il adhère aux AML (les Amis du manifeste et de la liberté) dès sa création. Il faut préciser que son ainé Ahmed était l’un des proches de Ferhat Abbes. Que visent les AML ? Rattacher l’Algérie à la France par un lien fédéral. Dans la foulée, Boumendjel devient l’une des plumes les plus respectées d’Egalité, le journal des AML.

La boucherie du 8 mai 1945 lui fait écrire des mots qui saignent, des mots qui dénoncent le sort fait à ses frères Algériens : « Temps des cerises1945. On pourrait allonger à l’infini le martyrologue de ce printemps rouge, de cet été tragique, de cette année terrible. C’est de ce temps-là que je garde au cœur une plaie ouverte dit la vieille chanson ».

A la création de l’UDMA (Union Démocratique du Manifeste Algérien) de Ferhat Abbes en 1946, l’avocat en devient membre. Il est militant, pas un militant tiède, un engagé avec le foie et le cœur. Il ne sait pas y faire autrement celui qui signait ses articles Juba III pour montrer son algérianité, sa filiation séculaire à cette terre arrosée avec le sang des martyrs de la liberté.

Un exemple qui illustre tout. On attaque son leader, Ferhat Abbes, sur ses écrits antérieurs – « l’Algérie en tant que patrie est un mythe. Je ne l’ai pas découverte. J’ai interrogé l’histoire : j’ai interrogé les morts et les vivants. J’ai visité les cimetières, personne ne m’en a parlé ». Ali Boumendjel prend sa défense avec fougue en écrivant qu’à l’époque de sa déclaration, la nation algérienne n’existait pas alors qu’aujourd’hui elle existe. « Il (Abbes) la trouve. Et il le dit. Honnêtement, toujours. La nation algérienne en est au stade où l’être vient de sortir du néant pour entrer dans la vie. C’est un organisme en formation et dont le développement est particulièrement rapide. »

Me Boumendjel défend avec brio l’indéfendable. Aurait-il interrogé l’Emir Abdelkader et Juba II qu’il aurait eu la réponse à ces mots terribles qui ont servi d’arguments à tous les tenants de l’Algérie Française. On ne doit jamais dire ce qu’on pense si ce qu’on pense doit servir de munitions à nos ennemis pour nous abattre. Abbas a été léger, léger comme le prosateur qu’il était se laissant entrainer par le rapide courant d’un style chatoyant, brillant même, mais si impétueux qu’il ne le maitrise pas toujours. L’emphase est souvent ennemie de la vérité.

Le 1er novembre le trouve « surpris, raconte son collègue avocat Hadj Hamou, inquiet et ébranlé ». Il s’inquiète des terribles représailles qui vont suivre les attentats qui ont fait sept morts. Quant à Me Bentoumi, il précise que pour Ali Boumendjel le rapport de force en faveur des forces d’occupation est tel que « cette action a peu de chance d’aboutir ».

Malika Rahal comprend l’étonnement et le scepticisme de Ali Boumendjel : « pour le récit nationaliste algérien, le 1er novembre est le début d’une révolution destinée à triompher de 132 ans de colonisation. La vision qui consiste à faire de cette date un point de départ est une élaboration à postériori. A l’époque, l’initiative des attentats revendiquée par un Front de libération nationale alors inconnu, suscite la surprise, parfois l’enthousiasme, souvent l’inquiétude et, selon Mohamed Harbi, « ce n’est que rétrospectivement, dans le cadre d’une histoire tronquée et simplifiée, que l’adhésion apparaitra comme un élan unanime ».

A l’appui, et pour mieux expliquer la position de Boumendjel, l’historienne cite Sadek Hadjérès qui raconte qu’à sa sortie de prison en 1955, Abane, mis au courant de l’organisation des attentats répond « à l’un des six instigateurs, Krim Belkacem : vous êtes fous d’avoir lancé la révolution dans de telles conditions ». Hadjérès qui rapporte l’anecdote et connaissait Abbane personnellement, la tient pour vraisemblable, compte tenu de ses positions politiques au cours de leurs débats ».

Dès 1955, Ali Boumendjel se rallie au FLN qu’a rejoint, au sommet, son ex- camarade du collège de Blida, Abbane Ramdane. Très vite, grâce à sa culture politique, son niveau intellectuel et son engagement, Ali Boumendjel devient un interlocuteur privilégié et très écouté de Abbane.

Ses activités au sein du FLN ne passent pas inaperçues. Il est suivi de près, épié, surveillé dans une ville cernée par les paras de Massu. On arrête ses beaux-frères dont un certain Djamel Amrani, poète, que le tout Alger culturel et journalistique a connu après l’indépendance et dont on se racontait les terribles sévices infligés par les paras.

L’auteur a fait parler Djamel Amrani qui avait avoué, sous la pression, aux paras qu’il fait partie du FLN et que la maison des Sources est pleine d’armes. Il revient sur la journée du 8 février où il est interrogé après avoir été torturé : « Le vendredi je fus encore confronté avec André (son frère), et je dus avouer que je lui remettais l’argent que je collectais, qu’il versait à son tour…à notre beau-frère, Ali Boumendjel. »

Mourir pour sauver les siens

Le 9 février 1957, Ali Boumendjel est arrêté à son tour. Il n’est que le premier d’une longue liste d’avocats appartenant au Collectif des avocats du FLN. En historienne soucieuse de faire ressortir ce qui est vrai de ce qui est rumeur, ce qui est vérifiable, de ce qui est supputations, Malika Rahal se mue en détective obsédée par le détail, car il s’agit, ni plus, ni moins, que de raconter les derniers jours d’un homme, d’un intellectuel, d’un militant que la propagande coloniale a dépeint comme suicidaire.

Mais il y a problème : les sources, si nombreuses soient-elles, sont presque toutes invérifiables. Certaines sont mêmes contradictoires. Comment faire alors ? Qui croire ? Ne nous perdons pas dans les détails, les thèses et les antithèses pour ne retenir et prendre pour acquis que ce qui suit : sous la torture Ali Boumendjel n’a parlé que pour mieux s’accabler et protéger ses autres compagnons militants comme lui.

Le témoignage d’un de ses proches Me Bentoumi est à la fois édifiant et émouvant. En effet, Malika Rahal raconte : « Lorsqu’il (Bentoumi) est enfin conduit devant le juge d’instruction, longtemps après la mort de son ami, il bénéficie d’une chance extraordinaire : le juge est une connaissance, qui choisit de quitter la pièce, laissant quelques instants à Bentoumi pour compulser l’épais dossier placé sur son bureau, et qui contient notamment l’ensemble des déclarations de Boumendjel. Bentoumi n’a pas le temps de tout regarder, mais dans la précipitation, il lit une partie de ce qui concerne le Collectif. Il en lit suffisamment en tout cas pour comprendre. Et il est de nouveau submergé par l’émotion en le racontant : Boumendjel a en effet endossé dans ses aveux toutes les responsabilités qui étaient celles de son ami Bentoumi, et dont il était tenu au courant au cours de leurs rencontres régulières. La connaissance de ces aveux et la sollicitude du juge permettent à Bentoumi de nier toute responsabilité et d’éviter une lourde condamnation. »

Sous la torture Boumendjel a eu la conduite d’un héros : « Sa stratégie apparait désespérée et sacrificielle, qui mise sur ses chances de mourir pour tenter de sauver l’un des siens. », écrit Rahal.

Le 25 mars, la presse française annonce le suicide de Boumendjel qui se serait jeté de la terrasse d’un immeuble. C’était la thèse de l’armée coloniale, la version officielle que de faire de Boumendjel un désespéré qui s’est suicidé. Aucun membre de sa famille n’a voulu accréditer cette version sordide qui absout les paras. Il a fallu attendre plus de quarante ans pour que la vérité sorte de la bouche d’un bourreau, ce qui est assez rare convenons-en, cette bouche est celle du commandant tortionnaire Aussaresses :

« Je suis passé au bureau du lieutenant D., qui sembla étonné de me voir ;

-Qu’est-ce que je peux faire pour vous mon commandant ?

-Et bien voilà, D., je viens d’assister à une longue réunion, en présence du général Massu ; mon sentiment, à la sortie de cette réunion, c’est qu’il ne faut absolument pas laisser Boumendjel dans le bâtiment où il se trouve actuellement (…) Pour effectuer ce transfert, il ne faut surtout pas que vous passiez par le rez-de-chaussée, ce qui attirerait trop l’attention (…) Vous allez chercher votre prisonnier et, pour le transférer dans le bâtiment voisin, vous empruntez la passerelle du 6ème étage. J’attends en bas que vous ayez fini. Vous me suivez mieux maintenant ? D. hocha la tête pour me montrer qu’il avait compris. Puis il disparut. J’ai attendu quelques minutes. D. est revenu, essoufflé, pour m’annoncer que Boumendjel était tombé. Avant de le précipiter du haut de la passerelle, il l’avait assommé d’un coup de manche de pioche derrière la nuque. »

Mort atroce, comme celle de tous les héros. Les braves meurent rarement dans leurs lits…

N’ayant aucun doute sur l’assassinat de son si aimé cadet, Me Ahmed Boumendjel écrit au président de la république française : « Le téléphone vient de m’annoncer le second « suicide » de mon frère Boumendjel Ali, avocat à la cour d’Alger. Cette fois-ci, l’armée française ne l’a pas raté, après quarante-trois jours de tortures, et une première tentative de « suicide », elle l’a eu. Après quarante-trois jours, elle a fini par là où elle aurait dû tout compte fait commencer. Il y a là un machiavélisme et un raffinement rares que je livre à votre souveraine méditation (…) J’avais pourtant pris la précaution, Monsieur le Président de la République de vous télégraphier le 12 février 1957 trois jours après la séquestration de mon malheureux frère- que je craignais l’assassinat et la disparition du corps. (…) Le 10 mars, je vous télégraphiais pour la seconde fois. (…) Ce télégramme n’a même pas provoqué un simple accusé de réception de votre part ; ni celle de vos ministres. Après tout, il ne s’agissait que d’un « bougnoule » ».

Et cette chute, superbe de finesse et d’émotion : « J’appartiens à une race qui sait se souvenir, et ces quatre petits-enfants sauront vous transmettre le message que je vous laisse le soin de deviner ».

Un crime donc contre un homme qui n’a pas tiré un seul coup de feu, ni posé une seule bombe, mais dont l’engagement était total pour l’indépendance de notre pays.


*Malika Rahal
Ali Boumendjel
Une affaire française. Une histoire algérienne
Editions Barzakh

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