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« Amirouche, ni sanguinaire, ni anti-intellectuel »

« Amirouche, ni sanguinaire, ni anti-intellectuel »

Chronique livresque. En ces temps où les généraux-majors sont d’actualité, les mémoires du général-major Hocine Benmaalem* nous font connaître un officier tranquille et apaisé qui a occupé les plus hautes fonctions sans se départir de son flegme qui n’est que l’autre nom de sa timidité, ni de sa modestie, ni de son intégrité, ni encore moins de sa gentillesse.

Ses mémoires lui ressemblent : il relate ce qu’il a vécu, entendu, parfois subi, sans rancœur ni haine. Il juge les situations, les actes, jamais les hommes. Et s’il parle de ses compagnons, c’est pour en dire du bien.

Cet enfant d’El-Kalaa Ben Abbes (Béjaia) plonge dans la lutte armée à l’âge des premiers émois : 17 ans alors qu’il était encore au lycée Eugène Albertini de Sétif (actuellement Kairouani). Il commencera son apprentissage de la lutte armée en haut, près d’Amirouche, sur les cimes de la bravoure. Au maquis, il fit connaissance avec Malika Gaid, infirmière au grand cœur qui tombera au champ d’honneur ainsi que d’autres moudjahidates de Bordj Bou Arréridj : Fatma Zohra et Aicha Haddad. Celle-ci l’impressionna fortement.

« Aicha Haddad était une maquisarde remarquable. Une femme de courage qui soignait sans répit les blessés, même sous les bombardements. Elle fut arrêtée et emprisonnée. » La moudjahida était aussi une remarquable artiste peintre, l’une des plus grandes. Une galerie de peinture porte aujourd’hui le nom de cette femme admirable qui nous a quittés prématurément en 2005. Combien d’Algériens et d’Algériennes la connaissent et s’inspirent de son exemple ? Question qui pose la problématique du manque de repères de  notre société.

L’opération oiseau bleu

À l’issue du congrès de la Soummam, Benmaalam qui n’osait pas encore approcher les figures mythiques de la révolution algérienne nous rapporte l’annonce de Krim Belkacem aux congressistes : la fin de l’opération oiseau, dénommée aussi Force K.

De quoi s’agit-il ? L’auteur nous l’explique très bien : « Il consistait à mettre en place en Kabylie maritime, dans le cadre de leur politique de « pacification », des groupes armés d’Algériens pour combattre l’ALN, soit des contre-maquis clandestins. » Dangereuse opération qui aurait pu faire d’énormes dégâts dans les rangs de l’ALN si elle n’avait pas été déjouée grâce à un patriote, Ahmed Zaidat, qui fut contacté par un agent des services français un certain Tahar Achiche. Celui-ci, sans se douter que Zaidat était un militant du FLN, lui proposa de faire partie de la manœuvre. Informé par le concerné, Krim donna son accord en conditionnant sa participation au pilotage de l’opération par…le FLN, notamment en ce qui concernait les recrutements. Pour ne rien laisser au hasard, Krim décida de superviser lui-même cette délicate affaire.

Cédons la parole au Moudjahid Benmaalem : « On commença à recruter les effectifs et à organiser les groupes : le choix fait par l’ALN était rigoureux et sélectif. Il se déroula dans le plus grand des secrets. Pas moins de 600 éléments furent enrôlés. Les autorités françaises leur livrèrent tout l’armement adéquat, les munitions et les équipements nécessaires, leur octroyèrent un budget appréciable qui, bien entendu, atterrit en grande partie dans les caisses de l’ALN. ».

Ces éléments  acquis à l’ALN furent lâchés dans les maquis où ils tirèrent sur les pigeons et autres animaux pour faire croire aux autorités françaises qu’elles chassaient du « fellagas », gibier très prisé à l’époque.

Dans un premier temps, les Français ne virent que du feu : ils continuèrent à alimenter en armes ces faux ralliés. Mais au bout d’un moment, ne voyant aucune dépouille de soldats de l’ALN, ils eurent la puce à l’oreille avant de découvrir le pot aux roses. Trop tard. Quelques jours avant, Le 1er octobre 1956, Krim avait déjà donné l’ordre aux groupes de rejoindre l’ALN avec armes et bagages, comme le précise l’auteur. Mais avant de rejoindre ses compagnons Ahmed Zaïdat abattit le traître Tahar Achiche avant de mourir lui-même en martyr au maquis.

À l’issue du congrès de la Soummam, le jeune Benmaalem devint le secrétaire personnel d’Amirouche. En septembre/novembre 1956, le voici accompagnant Amirouche pà la mythique wilaya 1, celle des Aurès. L’objectif était de rassurer la population consternée par la guerre des petits chefs, de fixer des missions de combat à certaines unités et suspendre de ses fonctions le séditieux et cruel Aissi Messaoud. Ce dernier, nous apprend Benmaalem, exécutera froidement avec ses hommes une centaine de djounoud de la wilaya III en partance pour la Tunisie qui dormaient en compagnie de ceux qu’ils pensaient être des frères alors qu’ils étaient des traîtres sans foi, ni loi.

Il fallait aussi convaincre Adjoul, l’’un des chefs de la wilaya 1 de céder le commandement. Le narrateur nous le dépeint en des termes pour le moins étonnants : « C’était un moudjahid de la première heure, lettré, intelligent, rusé et ambitieux. » Il ajoute que la plupart des responsables des Aurès le détestaient et le critiquaient lui reprochant, entre autres, la liquidation de Bachir Chihani, l’adjoint choisi par Ben Boulaid pour lui succéder. Lettré Adjoul ? Peut-être en langue arabe. Zbiri (lire dans ce sens la chronique consacrée à Zbiri) nous dit qu’il avait peu d’instruction. D’ailleurs il finira sa vie comme gardien d’école.  Sur la mort de Chihani, nous savons bien que son bourreau n’était pas Adjoul, mais Abbes Laghrour.

Amirouche en protecteur d’Adjoul

Pour en revenir à Benmaalem, il nous précise que la rencontre avec Adjoul fut cordiale et fraternelle. Celui-ci accepta de céder son commandement à Mohamed Bouazza, secondé par Salah Goudjil. Mais sur la route des Nememchas, à la lisière du djebel Alinas, les chefs de cette région lui barrèrent la route. Amirouche prit alors la mesure du rejet et même du danger qui pesait sur Adjoul. Il lui recommanda, pour éviter une mort certaine, d’aller voir les membres du CCE. Ainsi, en l’éloignant des Aurès, Amirouche pensait l’éloigner du danger. Adjoul accepta. On lui délivra un ordre de mission. Fin de l’épisode Adjoul ? Benmaalem et Amirouche le croyaient.

En attendant, pour éviter les forces militaires françaises qui tentaient de les encercler, ils prirent position sur la crête Ras Keltoum -quel joli nom !- le point  culminant du mont Chelia. Échappant aux griffes de la soldatesque coloniale, ils apprirent, stupéfaits, qu’Adjoul rodait dans le secteur. Celui-ci avait changé d’opinion : il voulait reprendre le commandement de sa zone. Qu’à cela ne tienne, bon prince Amirouche l’invita quand même à une grande réunion qui devait regrouper certains responsables. Ce qui va suivre résume, dans un saisissant raccourci, la terrible guerre intestine au sein de la Wilaya I. Écoutons le témoin à la fois surpris et indigné de voir des frères d’armes s’entretuer pour le pouvoir :

« Au crépuscule, Adjoul et ses quatre gardes du corps pénétrèrent dans notre gite. Je me trouvais moi-même dans cette pièce. Lui et ses hommes étaient assis, adossés au mur, jambes allongées, les armes prêtes à tirer, sous les couvertures. Ils étaient éveillés et ne dormaient pas profondément contrairement à ce qui a été dit et écrit autour de ce fait. Près du feu, hadj Lakhdar s’affairait à préparer le café ; près de lui, un poste de radio à pile diffusait les informations. C’était l’heure du journal. Hihi El Mekki et moi-même conversions dans un coin de la pièce. Ali Machiche entra soudain, suivi de deux combattants. Ils marchèrent droit vers Adjoul qui ouvrit le feu à leur approche, suivi de ses gardes du corps. Ce fut la panique dans la pièce. Les autres avaient dû riposter pour se défendre. Nul ne comprenait ce qui se passait. Je crus pour ma part à une irruption de l’armée française. »

Benmaalem quitta la pièce à toute vitesse et pu, non sans mal, rejoindre Amirouche. Il fut informé des noirs desseins d’Adjoul qui aurait déclaré à hadj Lakhdar et Tahar Nouichi qu’il allait tout faire pour reprendre sa région. Ils comprirent ainsi qu’Amrouche, qu’il avait comme objectif d’exécuter dans la nuit tout le monde, Amirouche en premier. L’irruption de Ali Machiche et d’autres combattants venus pour l’arrêter contrarièrent ses plans.

En fin de compte, on comptabilisa trois morts, trois morts de trop. Blessé, Adjoul se jeta le lendemain dans les bras de l’armée française. Benmaalem en fut vraiment choqué : « C’était terrible pour un grand moudjahid de la première heure ; nous fûmes tous consternés, surtout Amirouche qui éprouvait vraiment de la sympathie pour lui et souhaitait réellement le protéger. Il n’a jamais essayé de reprendre contact avec nous. ».

Des tragédies comme celles d’Adjoul, il en existait à la pelle dans les maquis et les salons des capitales étrangères où s’abritaient les responsables du FLN et de l’ALN. La révolution ne fut guère un long fleuve tranquille. C’était un oued puissant qui emportait les moins chanceux sur son passage. Les moins chanceux où les moins cruels…

Amirouche et Haouès, trahis par leurs frères ?

Les pièges sont partout. La mort guette. Gare au manque de vigilance. Même Amirouche a été ciblé par ses frères. Benmaalem en est témoin : « Un jour, Mehdi Abdelhamid, son garde du corps, remarqua que sa mitraillette, une Thompson, avait été armée à son insu. Marchant toujours derrière Amirouche, il lui suffisait alors de toucher par mégarde la gâchette pour que celle-ci lâche une rafale qui atteindrait fatalement son chef. Il s’aperçut, heureusement, de la manigance et désarma son arme. La manœuvre avait été déjouée, heureusement à temps. »

En dépit de cette manœuvre, le narrateur relève la grande fraternité qu’il y avait entre Amirouche et les responsables et combattants des Aurès qui l’ont accompagné durant toute sa mission. Il nous donne pour preuve, un extrait de la lettre de reconnaissance apporté par les responsables Aurassiens le 6 janvier 1957 :  « Il est de notre devoir de venir rendre hommage au travail accompli par le lieutenant Amirouche (en fait, il était commandant) au milieu des difficultés énormes, évitant les embuches, déjouant les intrigues, ne poursuivant qu’un but : la réorganisation des zones suivant les lignes tracées par le CCE et le CNRA. Il a su gagner l’admiration de tous, grâce à son courage tranquille et sa lucidité. »

On en vient à la mort des colonels Amirouche et Haoues au djebel Thameur près de Bousaada alors qu’ils se dirigeaient vers la Tunisie. Ont-ils été vendus par leurs paires de Tunis, comme certains le pensent sans preuves, qui s’attendaient à une explication vigoureuse avec les deux colonels de l’intérieur ? Voici le point de vue du jeune moudjahid que le visionnaire Amirouche a envoyé étudier au Moyen-Orient : « Les deux colonels avaient dû être dénoncés. Par qui ? Je ne possède pas de réponse ».

Mais s’il n’a pas les réponses, il a de solides hypothèses : « Le chef de la région de Melouza fait prisonnier le 23 mars près de Mansoura, avait , certainement sous la torture, indiqué l’itinéraire d’Amirouche. D’autres traîtres dans le secteur avaient, peut-être, eux aussi dénoncé les deux responsables. » Il cite à ce propos l’ouvrage « Histoire militaire de la guerre d’Algérie » de Henri Le Mire : « Il (colonel Ducasse) apprend que les deux commandants des wilayas approchent. »

Benmaalem ajoute : « On ne peut pas non plus écarter une trahison de l’extérieur. André Voisin écrivit à ce propos : « Le 6 mars 1959, Amirouche se met en route pour Tunis entraînant avec lui Si Haouès, chef de la wilaya VI. Ils sortent de Kabylie et passent vers le Sud entre Djelfa et Bousaada avant de rejoindre la frontière tunisienne. Mais malheureusement pour lui, son itinéraire fut communiqué au commandement français par un opérateur radio aux ordres de Boussouf qui voulait se débarrasser de ces deux contestataires. ».

Vrai ? Faux ? Les historiens qui travailleront sur les archives françaises et algériennes nous diront si les deux martyrs ont été vendus ou non par leurs frères et surtout lesquels d’entre eux.

Tout au long de ce livre de mémoire, Benmaalem défend la mémoire de son chef Amirouche qui apparait sous les traits d’un homme sage, juste et courageux. La bleuïte et ses massacres ? Un mal nécessaire. Presque un mal qui fait du bien. Il brandit, à ce titre, le témoignage de Salah Mekacher qui était au secrétariat du Pc de la wilaya III. Ayant émis devant Amirouche l’éventualité d’erreurs dans les arrestations, il s’entendit répondre par celui-ci :

« Vois-tu Salah ! Il y a eu et il y aura des erreurs, nous sommes des humains. Ensuite, il y a la vie au maquis. Tu connais, tu vois et tu vis les conditions dans lesquelles se déroule notre combat quotidien contre l’ennemi. Avons-nous une base arrière pour pouvoir enquêter et instruire en toute sécurité et sérénité, ce que réclament nos affaires ? Non ! Évidemment ! Nous sommes au front et le temps est compté. Il faut agir vite, il y va de l’intérêt de la Révolution. Il y aura certainement des erreurs ; je les estime à 10%. Ce seront des chouhada au même titre que ceux qui seront tués par l’ennemi. Ceux-là mourront de nos mains. Vois-tu Salah ! Nous devons, pour parvenir à la vérité, atteindre la chair saine pour endiguer la gangrène. »

Oui, mais combien d’intellectuels innocents, combien de fils, de maris et de pères ont été sacrifiés à cause d’une opération d’intoxication de l’armée française alors qu’ils étaient la crème de l’ALN ? Leur crime ? Avoir été instruits. Avoir été soupçonnés. Dans toutes les révolutions, c’est l’élite qui paye. La nôtre ne fait pas exception à la règle.


*Mémoires du général-major Hocine Benmaalem
Tome I, La guerre de libération nationale
Casbah Éditions
PP : 870 DA

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