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Banlieues, accord de 1968, Algérie-France : entretien avec Ghaleb Bencheikh

Banlieues, accord de 1968, Algérie-France : entretien avec Ghaleb Bencheikh

Ghaleb Bencheikh est islamologue et président de la Fondation de l’Islam de France. Dans cet entretien accordé à TSA, il livre une analyse sur le sens et les causes profondes des récentes émeutes qui ont ébranlé les banlieues en France suite au meurtre du jeune Nahel.

Il évoque aussi plusieurs questions liées à l’immigration et à l’intégration, la montée de l’extrême-droite dans la société française ainsi que l’état actuel des relations algéro-françaises et le débat sur l’accord de 1968.

Les récentes émeutes en France, sont-elles dues uniquement à la mort du jeune Nahel ou est-ce le résultat de l’accumulation de frustrations et de discriminations ?

Les dernières émeutes étaient, hélas, prévisibles, car de sérieux problèmes d’ordre social minent la nation française depuis très longtemps ; depuis au moins quarante ans.

Parce qu’en 1983 – du 15 octobre au 3 décembre – il y eut la fameuse « marche pour l’égalité et contre le racisme » avec comme seuls mots d’ordre : « Halte aux discriminations », « droit à la vie dans la dignité », et même « droit à la vie » tout court ! C’était un appel à ce que le triptyque républicain fût une réalité concrète pour tous les citoyens.

Comme globalement sur ce plan rien n’a été réglé, ou du moins très peu et de manière non-efficace, il y a d’une façon périodique des émeutes à l’exemple des secousses telluriques, des régions qui se trouvent sur des failles sismiques.

Elles ont lieu une fois toutes les deux décennies en moyenne. Celles de 2023 sont aggravées et amplifiées par les réseaux sociaux. C’est pour cela qu’il y a eu, en quatre nuits, ce qu’il n’y avait pas eu en trois semaines en 2005.

L’ampleur des dégâts cette fois-ci est considérable, elle est due au fait que cela ait touché les zones périurbaines et les villes moyennes, voire le cœur de Paris, comme ce qui s’est passé au quartier des Halles.

Donc, c’était prévisible malheureusement, mais ce caractère « prédictible » des émeutes ne doit impliquer aucune déresponsabilisation ni démission ni fatalisme. Ce n’est pas la fameuse justification de la précarité sociale qui doit faire accepter l’inaction.

Bien évidemment, si les choses restent en l’état, il y aura d’autres émeutes, c’est la conclusion à laquelle parviennent les analystes et les observateurs, mais on s’obstine à ne pas comprendre les raisons profondes et on diverge sur le diagnostic.

Pour les uns, c’est la culture de l’excuse qui alimente une haine de la France, et parce que rien n’annonce un changement de politique migratoire, la République a capitulé devant « la racaille » ; pour les autres, une partie de la société française est minée par un racisme endémique et tant qu’elle n’en guérit pas, les difficultés persisteront.

Et comment expliquer la violence des émeutes ?

Il y aurait quelques milliers de jeunes émeutiers dans toute la France, dont plus de trois mille-six-cents ont été interpellés et placés en garde à vue.

Presqu’un millier de personnes a été déféré devant la justice. Et l’on découvre qu’un peu plus que la moitié est constituée de jeunes mineurs. Assurément, le chaos est une occasion propice pour des voyous et des bandits qui en ont profité pour se redéployer et agir avec extrême violence.

Les réseaux sociaux ont permis une « organisation » plus « efficace ». Ils ont cassé les caméras de surveillance et incendié des bâtiments publics afin de redéfinir, en quelque sorte, les territoires et se repositionner dans le trafic de drogue et des armes, notamment.

Est-ce le signe de l’échec du modèle français d’intégration ?

Tout d’abord, le concept même d’intégration n’a pas de sens pour ceux qui sont là depuis des générations. On ose parler de cinquième génération, ce qui est un non-sens total pour ceux dont les parents se sont acquittés des tributs du sang, de la sueur et des larmes. C’est aussi un non-sens, car on ne sait pas jusqu’où on fait remonter la souche…

À moins que cela ne concerne uniquement qu’une catégorie des citoyens, auquel cas la promesse démocratique n’est pas tenue ni le pacte républicain n’est respecté dans son universalisme.

En revanche, pour ceux qui choisissent la France comme un pays d’accueil et une terre d’asile, ils doivent respecter les lois du pays hôte et vivre en conformité avec ses us et coutumes. Ce sont une exigence morale et une attitude de savoir-vivre. Ils ne pourront pas s’affranchir de ce devoir de reconnaissance et de gratitude.

Ensuite, avant d’évoquer le modèle d’intégration français qui, en l’état, a montré ses limites sinon sa faillite, parlons du pouvoir intégrateur de la République et la volonté de tous de faire nation ; une nation commune avec chacun de ses membres s’acquittant de ses devoirs et jouissant de ses droits inaliénables. Il n’est pas acceptable que des quartiers entiers concentrent toutes les difficultés et dans lesquels vivent des hommes et des femmes avec le sentiment d’un déni de citoyenneté.

Il est vrai aussi qu’une antienne sur des individus particulièrement et intrinsèquement « inintégrables » est toujours serinée dans un discours de plus en plus dominant et désinhibé.

Un discours tenu par ceux qui se gargarisent de la « confession » inassimilable des émeutiers avec une péroraison sans fin sur leurs prénoms. À ceux-là, il faudra rappeler que la nécropole de Verdun a une multitude de pierres tombales qui portent les mêmes prénoms. Ceux qui y gisent ont consenti le sacrifice suprême pour défendre la France. Ceux-là incarnaient l’honneur de la France. Ceux-là étaient la France.

« La nécropole de Verdun a une multitude de pierres tombales qui portent les mêmes prénoms. »

De nos jours, les sacrifices à faire sont ceux qui doivent être consentis pour l’acquisition du savoir et de la connaissance quelles que soient les difficultés et quels que soient les obstacles. Ces derniers ne constituent jamais une raison pour abdiquer toute ambition éducative ni renoncer aux cursus diplômants ni abandonner la culture, quoi qu’il en coûte comme engagement moral, matériel et financier.

Les réactions ont divergé entre ceux qui ont mis en avant la responsabilité de l’État dans la situation des banlieues et ceux qui ont accablé les émeutiers, voire l’immigration. Où vous situez-vous par rapport à tous ces avis ?

Je convoque la métaphore d’un moteur thermique à quatre temps – en implorant l’indulgence des lecteurs en ces temps de transition écologique.

Le premier temps est celui de la sécurité et de l’autorité, quand il y a un tel chaos et de tels troubles, surtout lorsque des écoles sont incendiées, des mairies sont attaquées, des dispensaires sont dévastés, des gymnases sont ravagés, des médiathèques sont saccagées et des magasins sont pillés, il faut rétablir l’ordre républicain et déférer devant la justice les auteurs de ces faits très graves. Laquelle justice doit agir avec célérité et sévérité.

Le deuxième temps est celui de l’analyse et du discernement. Bien évidemment, vouloir comprendre n’est pas admettre, analyser n’est pas excuser et expliquer n’est pas justifier.

Nous avons connu un ancien Premier ministre qui disait qu’il ne faut surtout pas essayer de comprendre, car comprendre, c’est déjà excuser. Or, il n’y a pas plus inepte que cette attitude ! Nous n’allons pas attendre tétanisés les prochains soubresauts de la société sans l’étudier ni essayer de les anticiper en les annihilant.

Il est clair que des catégories de la société française pâtissent de fléaux sociaux majeurs. Sans vouloir reprendre la doxa droite des sciences sociales, c’est un truisme que de souligner que les iniquités structurelles, la marginalisation, la précarisation et l’exclusion alimentent la frustration, le ressentiment et par conséquent, dynamisent la tectonique des révoltes.

En effet, des conditions sociales extrêmement difficiles de populations banlieusardisées, ghettoïsées et précarisées avec les carences affectives, le défaut de cadre et de règles, le manque d’autorité, notamment celle du père, l’absence de repères, l’échec scolaire, les failles identitaires, le sentiment d’être rejeté et mal aimé, créent des situations propices aux émeutes. Il suffit qu’il y ait une « raison » comme le drame de la mort d’un jeune adolescent pour que tout s’embrase.

« La République n’a pas tenu ses promesses. »

Le troisième temps est celui de la préparation du citoyen. La « construction » du citoyen est une affaire qui incombe d’abord aux familles dans un cadre bien établi où il y a des règles de vie saine, de l’autorité et de l’ordre. Les parents ont l’obligation d’éduquer leurs enfants et l’État doit évidemment tout mettre en œuvre pour instruire les futurs citoyens.

C’est pour cela que je distingue l’éducation de l’instruction. La première est d’abord une affaire de famille qui devient par la suite nationale avec un ministère qui lui est dédié, mais la dénomination « instruction publique » avait aussi tout son sens.

Aussi, est-ce une conjugaison de deux responsabilités majeures, celle des familles au niveau de l’éducation et celle de la nation au niveau de l’instruction, de la culture et de l’égal accès aux loisirs et aux services publics qui polit les âmes et élève les esprits.

Certes, il est beaucoup plus facile d’en discourir que de le réaliser, parce que certaines familles sont totalement déstructurées et souvent monoparentales, dépassées dans ces territoires dits d’une manière euphémistique « zones sensibles » ou « quartiers difficiles » rebaptisés « quartiers de reconquête républicaine ».

D’ailleurs, lorsqu’il s’agit des familles monoparentales, ce sont quasiment toujours les mères qui doivent se débrouiller pour subvenir aux besoins du foyer. Elles doivent surtout rompre le paradoxe d’être traitées comme des employées sans enfants lorsqu’elles sont « pressurisées » au travail et accusées comme des mères sans travail lorsqu’elles sont culpabilisées quant à l’éducation de leurs enfants.

Auquel cas, ces garçons et ces filles laissés pour compte, abîmés, déstructurés et frustrés, à l’horizon opaque, n’ont d’autres choix que la délinquance, l’alcoolisme, la drogue et finalement le grand banditisme ou bien la radicalisation religieuse avec parfois un voyage au bout de l’inhumain.

Je passe à mon quatrième temps qui est celui de l’universalisme républicain. La République n’a pas tenu ses promesses. J’aime à rappeler l’œuvre du peintre Honoré Daumier qui, lorsqu’il a voulu concourir à l’allégorie de la République en 1848, il a peint une femme qui allaitait deux nourrissons, avec un garçonnet à ses pieds.

Et la légende de la toile est : la République nourrit et instruit ses enfants. Il se trouve que la République n’a pas pu, n’a pas su ou n’a pas voulu nourrir ni instruire ni même protéger TOUS ses enfants…

Il est temps de pallier tous ces manquements, sinon la béance de la fracture démocratique et celle de la fracture sociale seront plus grandes et les fréquences des émeutes seront rapprochées dans le temps et coûteuses en vies humaines. Et l’ordre républicain sans la justice et sans l’équité n’est qu’une illusion.

Curieusement, pendant ces émeutes, on a peu entendu les représentants de la communauté musulmane et algérienne…

Certains parmi les représentants de la communauté musulmane ont appelé au calme et à l’apaisement comme l’aurait fait quiconque ayant un minimum de sens des responsabilités.

En ce qui concerne la Fondation de l’Islam de France que votre obligé préside, la prise de distance était délibérée et voulue. Il est des cas où l’expression publique est inaudible dans le vacarme tumultueux et le tintamarre des joutes médiatiques.

Notre silence est assumé, d’autant plus que nous ne voulions en aucun cas et d’aucune manière confessionnaliser des émeutes sociales ou a minima donner l’impression que les pillards aient quelque chose avec la foi et la spiritualité islamiques.

Malheureusement, il se trouve que, eu égard au triomphe idéologique de l’extrême-droite, il y a une ethnicisation de la confession : le musulman désigne l’Arabe, le Maghrébin et l’Africain subsaharien.

Ainsi entendons-nous dans les impérities d’analyse et dans les arguties des commentaires insanes que ce sont les « musulmans » qui se sont soulevés comme ennemis de l’intérieur ! J’ai même entendu qu’il est inhérent à « leur » culture de brûler des écoles !

« C’est la « bollorisation » des esprits contre laquelle… »

Cela me rappelle, sans victimisation aucune, que l’animosité théorisée et normalisée à l’encontre de l’islam est très ancrée dans une pensée française par un certain nombre d’intellectuels et d’écrivains.

Il suffit pour cela que nous relisions les mots durs et intransigeants de François-René Vicomte de Chateaubriand, un des grands noms de la littérature française, qui, dans son « itinéraire de Paris à Jérusalem » (1811), ne décèle dans la révélation coranique « ni principe de civilisation, ni précepte qui puisse élever le caractère » !

Comme nous pourrions nous remémorer les propos acerbes d’Ernest Renan prononcés dans sa conférence à la Sorbonne le 29 mars 1883 dans lesquels il évoquait « la nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de cette religion leur culture et leur éducation » en ajoutant plus loin que « le musulman a le plus profond mépris pour l’instruction, pour la science, pour tout ce qui constitue l’esprit européen »…

Il soutenait cette idée saugrenue alors que les cinq plus anciennes universités au monde sont islamiques et trois sont encore en activité ! Qu’elles ne soient pas dans le classement de Shanghai ou que l’enseignement qui y soit dispensé laisse à désirer, cela relève de la régression tragique qui a caractérisé aux siècles derniers – et caractérise toujours – le monde dit musulman.

Mais on ne peut pas affirmer aussi simplement – avec l’article défini – que LE musulman a le plus profond mépris pour l’instruction et pour la science, et qu’il est inhérent à sa culture de dévaster les lieux d’acquisition du savoir.

C’est pour tout cela que je me bats pour qu’on ne confessionnalise pas ce qui relève d’émeutes à caractère social. Hélas, certaines associations musulmanes sont tombées dans le piège. Il y a eu le précédent grave en 2005 lorsque l’UOIF (Union des organisations islamiques de France) d’alors, avait décrété une fatwa pour signifier que ce n’est pas bien d’incendier des écoles ! C’était, à mon sens, une erreur fatale et un mauvais calcul stratégique.

Maintenant, qu’un imam du haut de sa chaire lors de la prière du vendredi, appelle dans son sermon au calme et au respect des biens publics et des biens d’autrui, il est dans son rôle.

Quant à notre fondation, elle n’est pas dans le même registre. Après, dans le calme, lorsque nous aurons recouvré nos esprits, nous débattrons de l’importance de l’éducation, des arts, de la culture et de la science pour la jeunesse, notamment musulmane. Nous nous apprêtons à organiser un important colloque sur ce sujet à la rentrée, traitant avec sérénité et responsabilité toutes ces questions.

Le gouvernement français a répondu au communiqué de l’Algérie suite à la mort du jeune Nahel. Que pouvez-vous dire de l’état actuel de la relation entre l’Algérie et la France ?

Cette relation connaît en ce moment quelques flottements. J’ai lu dans un journal conservateur une chronique sous la plume d’un avocat essayiste, je cite : « Des encouragements et un soutien explicites ont été apportés par Alger aux émeutiers qui ont embrasé les villes sur tout le territoire ».

Cette assertion n’est qu’une allégation dénuée de tout fondement. Elle reflète l’état actuel de la relation franco-algérienne qui est aux questionnements en passant par une période creuse.

Moi qui ai fait partie de la délégation présidentielle lors de la visite d’Emmanuel Macron en Algérie en août 2022, je peux témoigner de l’effusion d’amitié entre les deux chefs d’État français et algérien.

On a même créé, au niveau du protocole la « visite de travail et d’amitié », suivie d’une déclaration, le 27 août, qui énonce, entre autres, que « la France et l’Algérie, fortes des liens humains exceptionnels qui les unissent et résolument déterminées à promouvoir leur amitié et à consolider leurs acquis en matière de coopération et de partenariat, renouvellent leur engagement à inscrire leurs relations dans une dynamique de progression irréversible à la mesure de la profondeur de leurs liens historiques et de la densité de leur coopération… ».

Et cette visite a été suivie, en octobre, par celle de la Première ministre, Élisabeth Borne accompagnée de la moitié du gouvernement. En outre, jamais auparavant, les chefs d’état-major des deux armées n’ont eu des rencontres officielles médiatisées où ils ont examiné les moyens permettant le renforcement des relations de coopération militaire et sécuritaire entre les deux pays.

À ce moment-là, les relations entre les deux pays étaient vraiment au beau fixe. C’est dire la séquence d’un temps fort dans ces rapports exceptionnels qui sont, comme nous le savons passionnels, passionnés, voire émotionnels.

Aujourd’hui, elles connaissent un autre temps, celui de certaines interrogations. Donc, la sagesse et le discernement recommandent de savoir garder la froideur d’esprit et devoir œuvrer pour l’intérêt commun des deux peuples.

La déclaration d’amour pour l’Algérie et les Algériens de l’ambassadeur François Gouyette dans son discours de fin de mission, en est un bon exemple. Et la prise de fonction de son successeur Stéphane Romatet, un diplomate hors pair, augure de la grande expérience d’un homme de qualité qui saura assurément aplanir les difficultés passagères.

« L’abomination absolue de l’idéologie colonialiste sera reconnue …»

Dans ce cas, il faudra aussi compter sur le temps long, croire en la réussite de la mission de la commission mixte paritaire d’historiens compétents, probes et objectifs.

Et il viendra le jour, j’en demeure convaincu, où, de facto, l’abomination absolue de l’idéologie colonialiste sera reconnue au-delà des circonvolutions sémantiques. Parce que la reconnaissance des pages sombres de l’histoire d’un pays n’altérera pas la grandeur de son peuple ni n’atteindra le génie de sa nation, bien au contraire.

En réalité, nous pâtissons de part et d’autre, sur les deux rives de la Méditerranée du fait que les dégâts de l’idéologie colonialiste et les méfaits du colonialisme ne sont pas soldés.

Votre serviteur en parle en connaissance de cause, son père le cheikh Abbas Bencheikh El Hocine ayant connu les affres des geôles de l’ordre colonial, foncièrement injuste.

Aussi, les trois phases de l’histoire coloniale qui sont la conquête et ses massacres, la spoliation et ses injustices et la « pacification » et ses exactions, doivent-elles être reconnues sans barguigner ni mettre sur le même plan le colonisateur et le colonisé.

Cette reconnaissance n’est pas une humiliation de la France éternelle, bienfaisante, généreuse, patrie des droits de l’homme, celle de Maurice Audin, de Germaine Tillion, de Jacques Pâris de Bollardière, d’Henri Alleg, de Léon-Étienne Duval, d’Henri Teissier et de bien d’autres encore très nombreux parmi les morts et les vivants.

C’est une reconnaissance du fait qu’à un moment donné de son histoire, la France officielle a trahi les idéaux de l’humanisme des Lumières et n’a pas été fidèle aux valeurs de la Révolution française.

À vrai dire, aussi longtemps que nous serons dans un entre-deux, le trauma sera transmis de génération en génération et les blessures douloureuses resteront vives, il y aura toujours des hauts et des bas. Et, naturellement, à l’amnésie affectée des uns sera opposée l’hypermnésie ardente des autres.

Dans le débat en France sur l’accord de 1968, il y a comme une focalisation sur l’immigration algérienne. Pourquoi, selon vous ?

Tout d’abord, il y a en France une extrême-droite légataire de la haine contre les Algériens. Elle n’arrive pas à faire le deuil de la perte, comme elle le dit, de l’Algérie. Les épigones de l’OAS et les successeurs des « défenseurs » de l’Algérie française, apprécient et jaugent la relation franco-algérienne à l’aune de leur détestation de l’Algérie indépendante.

Ensuite, il y a un triomphe idéologique de l’extrême-droite qui, avec l’affaissement du débat intellectuel en France, occasionne une fracture démocratique.

À telle enseigne que la droite conservatrice est devenue dans ses réflexions un relais – pire encore – un appui aux thèses de la droite extrême sur le Grand Remplacement avec parfois un délire sécuritaire hallucinant.

« L’accord de 1968 est une restriction par rapport aux accords d’Évian… »

Un lien direct est établi entre terrorisme et immigration musulmane. N’avons-nous pas entendu l’actuel président du parti Les Républicains Éric Ciotti proposer, au moment des primaires à droite, un Guantanamo à la française ? Ce qui serait une atteinte grave à l’État de droite.

Nous le voyons aussi, et c’est un signe très inquiétant, avec la cagnotte qui a été initiée par un agitateur pour la famille d’un policier mis en examen et écroué pour homicide volontaire.

Et je ne fais rien d’autre qu’emprunter le vocabulaire de la justice française constitutionnellement indépendante. Faut-il encore le rappeler, l’indépendance de la justice est une garantie essentielle de l’État de droit.

Toujours est-il que cette cagnotte – baptisée cagnotte de la honte – dénote la forte prégnance des thèses fascisantes de l’extrême-droite sur de larges franges des couches populaires de la société française. Par son montant et le nombre des donateurs, elle en dit long sur l’état de la fragmentation de cette société.

Cet état de fait peut aussi être expliqué – les attentats sont passés par là – par un travail quasi industriel des chaînes de formatage de l’opinion qui doit entrer en « résistance » au-delà de la résilience. C’est la « bollorisation » des esprits contre laquelle, d’ailleurs, les journalistes du JDD luttent avec courage et détermination.

Enfin, il y a, en plus de tout cela, une sorte de course à l’échalote électorale. On voit même quelqu’un comme l’ancien Premier ministre Édouard Philippe s’engouffrer dans cette brèche de l’accord de 1968 arguant du fait qu’il faudrait « revenir en arrière » !

Or, les choses méritent d’être expliquées : l’accord de 1968 est une restriction par rapport aux accords d’Évian, il ne s’agit pas d’avantages spécifiques demandés tels un caprice. Cet accord n’est pas une lubie algérienne.

Il faut savoir, en outre, que l’accord a évolué depuis sa rédaction initiale. Trois avenants ont été signés, à ma connaissance, depuis lors, en décembre 1985, en septembre 1994 et en juillet 2001, pour aller vers plus de restriction à chaque révision.

Donc, il faut arrêter de « fantasmer » sur l’accord de 1968. Depuis la mise à l’index de ce texte, j’entends des faussetés monumentales.

Par exemple, la femme algérienne en Algérie a un taux de natalité moins important (2,9) que l’Algérienne de France avec un taux de 3,6 ; tout comme cette idée que les Algériens de France seraient plus dans la pratique religieuse radicale que leurs compatriotes d’Algérie ; la population carcérale a une forte présence algérienne ou de détenus d’origine algérienne ; l’ossature de l’immigration en France serait algérienne, etc.

Il est curieux de parler des « Algériens de France » même lorsqu’ils sont citoyens français ! C’est vrai que nous sommes dans une situation délicate et sommes brocardés dans certains médias.

Il n’est jamais bon et cela ne travaillera l’intérêt de personne de se focaliser sur une catégorie, une nationalité ou une ethnie. Nous savons bien où cela pourra nous mener…

Donc la vigilance est de mise et à nous, qui avons la faiblesse de nous dire hommes et femmes de bonne volonté, de savoir négocier ce tournant avec sagesse et détermination pour le bien de tous.

Avec cela ou en dépit de cela, je veux surtout que nous sortions de la victimisation et que nous affichions une attitude résolue en investissant le champ des études et celui du savoir et de la connaissance.

Comme membres de cette « catégorie », nous devons exceller dans tous les domaines, celui de l’entrepreneuriat, celui de la recherche, celui des arts et de la culture, celui de la création et de l’innovation.

Il faut que « les Algériens de France » érigent parmi eux des modèles identificatoires, en dehors du sport, qui fassent rêver la jeunesse et qui soient des guides pour elle.

Simplement, il ne faut pas le faire recroquevillé dans une volonté de crispation et de repli avec une ardeur chauvine où l’on aurait à se serrer frileusement les coudes pour constituer un front uni contre ceux qui dans la dialectique des « eux » et des « nous » disent de « nous » qu’ils ne sont pas chez « eux » chez « nous ».

Dans les attaques contre l’Algérie et les Algériens, peu de voix ont défendu l’Algérie, que ce soit dans la diaspora ou la classe politique. Où sont passés ceux qui devaient servir de « pont entre les deux rives » ?

En toute rigueur, l’Algérie comme Etat et nation indépendants, libres et souverains, n’a pas besoin d’être défendue et les attaques qui émanent d’une certaine presse haineuse ne pourront jamais l’atteindre.

Sur un autre plan, dans un État démocratique et laïc, il n’y a qu’une seule communauté nationale d’un destin commun au sein de laquelle il y a des composantes. Et la composante – ou par abus de langage « la communauté » – franco-algérienne a un rôle éminent et une responsabilité première.

C’est de faire en sorte que la relation franco-algérienne devienne un modèle en Méditerranée occidentale à l’exemple du couple franco-allemand qui est un duo moteur pour l’Union européenne, c’est-à-dire la relation entre l’Algérie et la France doit être motrice dans un rapport privilégié, paradigmatique et exemplaire de l’amitié, de la coopération, de la paix et de la stabilité en Méditerranée.

« Le stigmate hizb frança est toujours présent dans les esprits. »

La communauté franco-algérienne doit jouer ce rôle. Elle a les potentialités requises pour assumer cette éminente responsabilité et elle est riche de ses cadres au sommet de l’État, dans la représentation nationale et dans les grandes institutions françaises.

Cette « communauté » est fière de ses médecins, de ses avocats, de ses ingénieurs, de ses écrivains, de ses entrepreneurs, de ses chercheurs, de ses intellectuels, de ses artistes, de ses sportifs. Elle doit vaincre les inquiétudes, apaiser les craintes et surmonter toutes les appréhensions, celles de paraître comme communautariste et celles d’être accusée d’un conflit de loyauté.

Le stigmate hizb frança est toujours présent dans les esprits. Cela ne l’empêche nullement, en hommes et en femmes responsables et libres, amoureux de l’Algérie, d’aider à l’édification d’un pays moderne et de soutenir la construction d’un État démocratique qui consacre les libertés fondamentales.

Mais la modernité politique et intellectuelle n’adviendra qu’au prix d’une désaliénation d’une religiosité démesurée et accablante avec son obsession névrotique de la norme canonique. Elle sera une réalité avec la désintrication de la gestion des affaires de la cité d’avec les questions religieuses.

Ceux qui servent, comme vous le dîtes si bien, de « pont entre les deux rives » doivent tenir un discours clair, serein, assumé, libre et tourné résolument vers l’avenir sans oublier le passé qu’il faut savoir dépasser.

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