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Bouteflika, Maroc, corruption : Bernard Bajolet revient sur ses années algériennes

Bouteflika, Maroc, corruption : Bernard Bajolet revient sur ses années algériennes

Bernard Bajolet, ancien ambassadeur de France en Algérie entre 2006 et 2008 et ancien patron de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure), revient dans un nouveau livre, « Le soleil ne se lève plus à l’Est, mémoires d’Orient d’un ambassadeur peu diplomate », paru aux éditions Plon à Paris, sur son séjour en Algérie et sur ses relations avec les autorités algériennes.

Il écrit avoir établi « une relation chaleureuse » avec le président Abdelaziz Bouteflika qui le recevait « pendant de longues heures ».

« Lors de notre premier entretien, en décembre 2006, quelques jours après mon arrivée, je lui fis part du message « d’amitié, d’estime et d’affection » que le président Chirac m’avait chargé de lui transmettre. Cela ne lui suffisait manifestement pas : le président Chirac ne se cachait pas d’entretenir des relations quasiment familiales avec le roi du Maroc. « On nous a parlé de relations privilégiées avec l’Algérie, se plaignit Bouteflika. Mais en réalité, les privilèges ont été réservés au Maroc et à la Tunisie. L’Algérie, elle, n’a rien vu ». Le ton était donné », rapporte-t-il.

Bouteflika, selon l’ancien ambassadeur, confiait tant ses attentes que ses frustrations.

« Il se montrait en effet d’une extrême lucidité. De mon côté, n’ayant pas à forcer ma nature, j’étais tout aussi direct et avais le sentiment que cela lui plaisait », écrit-il saluant « la grande acuité » des analyses du chef d’État algérien.

« Je vous interdit de parler arabe »

Bajolet révèle que le président Jacques Chirac lui a ordonné, avant de le nommer ambassadeur à Alger, de ne pas parler arabe en Algérie.

« Vous m’avez bien entendu, hein? Vous êtes arabisant, et je ne sens pas cela à Alger. Vous allez les mettre mal à l’aise. D’ailleurs, j’ai hésité un moment avant de vous y nommer, pour cette raison. Donc, je vous interdis de parler arabe ». En me raccompagnant, il parut un peu se raviser : « Enfin, nuança-t-il, vous verrez bien sur place ». De fait, j’enfreignis à l’occasion la consigne présidentielle: pendant mon séjour à Alger, je fis plusieurs discours en arabe, notamment le jour de notre fête nationale. Non pas que les Algériens ne comprissent pas le français : bien au contraire, la plupart des dirigeants le maîtrisaient parfaitement. Mais s’adresser à eux en arabe classique était une façon de marquer du respect pour leur culture, que la France leur semblait avoir méprisée pendant les cent trente-deux ans de sa domination », écrit-il.

Il a rappelé avoir fait jouer « Qassaman », après la « Marseillaise », dans les jardins de la villa des Oliviers, résidence de l’ambassadeur de France à Alger (habitée par le général De Gaule en 1942), le 14 juillet 2007.

« Les invités algériens écoutèrent les deux hymnes les larmes aux yeux. C’était la première fois qu’on les entendait ensemble en ces lieux », rappelle-t-il. Il confie que sa décision n’était pas facile parce que « Qassaman » était « l’hymne du FLN (écrit FNL dans le livre) et contient des paroles hostiles à la France ».

« Mais, les paroles de l’hymne algérien, d’ailleurs bien moins sanglantes que celles de notre « Marseillaise », ne furent pas chantées ce jour là. Dans mon esprit, il s’agissait aussi de reconnaître la légitimité du combat des algériens pour leur dignité, même si ce combat avait été mené contre mon pays. Celui ci, oublieux de l’universalité des droits de l’homme dont il avait éclairé le monde, avait refusé d’appliquer aux algériens la devise qu’il inscrit au frontispice de ses immeubles : « liberté, égalité et fraternité ». Il n’avait pas voulu, ou pas su, les préparer à l’indépendance et à la démocratie. De Montesquieu il n’avait voulu reconnaître que la relativité de la valeur des systèmes politiques selon les latitudes », souligne-t-il.

« Le peuple est beaucoup plus francophile que les dirigeants »

Selon lui, admettre ces manquements n’est pas tomber dans la repentance, « mais seulement assumer sa propre Histoire, comme chaque peuple doit faire ».

Il estime qu’il ne faut pas retenir « les pages de gloire » et enfouir les pages « les plus sombres ».

« Ce travail de mémoire, qui au fond est la recherche de la justice historique », ne doit pas non plus conduire à ignorer les souffrances des pieds noirs, chassés de la terre qui les a vus naître, qu’ils aimaient et avaient fait fructifier », plaide-t-il.

Bajolet écrit que lors d’un entretien le 7 novembre 2006, le président Jacques Chirac lui a présenté un tableau peu encourageant des relations algéro-françaises : « Elles sont foiroteuses. Le peuple est beaucoup plus francophile que les dirigeants, qui sous-estiment ce sentiment. Je l’ai senti quand je suis allé en Algérie. Il y a des signes qui ne trompent pas ».

Pour Bajolet, Chirac avait raison. « Trente ans plutôt, lors de mon premier séjour en Algérie, j’avais déjà été frappé par le gentillesse des algériens, qui m’accueillaient chez eux en famille dans toutes les régions du pays. Certains d’entre eux avaient pris les armes contre la France entre 1954 et 1962. Ils avaient peut être tué des français, sans doute aussi perdu des proches. Ils avaient défendu leur liberté. Mais, ils n’en voulaient pas à la France et encore moins aux français. J’avais sillonné ce magnifique pays dans tous les sens. Jamais je ne vis de haine dans les regards ni entendis le moindre propos revanchard . Contraste saisissant avec les relations officielles qui, elles, étaient glaciales, voire inexistantes», témoigne-t-il.

Rencontre secrète à Paris

Il rappelle que le président Houari Boumediène n’a jamais reçu en audience l’ambassadeur Guy de Commines (en poste en 1975), préférant discuter avec Paul Balta, correspondant du quotidien Le Monde à Alger.

« Les lecteurs algériens surnommaient notre célèbre journal du soir, qu’ils trouvaient complaisant à l’égard du régime, « Le Moudjahid », par analogie avec le journal officieux local », écrit-il.

Il révèle aussi que Abdelaziz Bouteflika, alors ministère des Affaires étrangères, n’a jamais reçu Guy de Commines.

« Le malheureux Commines devait se rabattre sur les fonctionnaires du ministères », appuie-t-il. Il souligne que la raison de cette « froideur » n’était pas uniquement « le passé colonial », mais aussi le soutien du président français Giscard d’Estaing au Maroc dans le dossier du Sahara Occidental.

« En 1977 et en 1978, il enverrait même des Jaguar français attaquer les positions des Sahraouis en Mauritanie. Les Algériens firent alors a posteriori une lecture négative de la visite- la première d’un chef d’État français- que Valéry Giscard d’Estaing avait faite en Algérie en avril 1975. Ils se dirent blessés par les propos condescendants que celui-ci avait tenu en posant le pied sur le sol algérien : « La France historique salue l’Algérie indépendante », détaille-t-il.

Pour lui, il existe une lutte d’influence à propos du Sahara Occidental entre le Maroc, « défavorisé par le partage colonial du désert », et l’Algérie, « qui instrumentalise le Polisario de défendre le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui ».

Il révèle avoir rencontré secrètement, dans un hôtel parisien, des dirigeants du Polisario lorsqu’il était directeur-adjoint d’Afrique du nord et Moyen Orient au Quai d’Orsay, au début des années 1990, pour « sonder leurs dispositions à envisager un compromis ».

« Cette tentative n’avait pas abouti. En novembre 2006, je pris l’initiative d’aborder ce dossier avec Jacques Chirac. « On était près d’un accord, me révéla ce dernier. Mais les Marocains ont tout fait capoté », mentionne-t-il. Il note aussi que le Sahara Occidental était l’un des premiers sujets soulevés par le président Bouteflika avec l’ambassadeur Bajolet qui lui a dit que Paris a « toujours soutenu la position marocaine depuis l’époque du président Giscard d’Estaing ».

« La position de la France, lui expliquai-je, ne relève pas d’un quelconque parti pris. Mais, elle peut être influencée par le sentiment que cette affaire est vitale pour le Maroc, alors qu’elle ne l’est pas pour l’Algérie. Oui, c’est vrai, concéda Bouteflika. Elle n’est pas vitale pour nous. Mais sachez qu’il n’y aura pas de lune de miel avec le Maroc, pas de Maghreb arabe tant qu’une solution équitable ne sera pas trouvée », rapporte-t-il.

« L’État se résumait pratiquement à l’armée »

En juillet 2008, l’ambassadeur a abordé le sujet avec le président Bouteflika lors d’une audience d’adieu.

« Ce que je vais vous dire, monsieur le président, n’est pas politiquement correct. Je sais qu’à vos yeux, c’est le Polisario qui est partie au différend, non pas l’Algérie. Pourtant, je pense que celui-ci ne trouvera pas sa solution à New York, ni à Washington, ni à Paris. Mais seulement à travers un dialogue direct entre vous et le Maroc. Le principe de l’autodétermination doit être mis en œuvre, mais après une négociation entre les deux principaux pays concernés. ». Le président algérien avait esquivé, en passant à un autre sujet », écrit-il.

Revenant sur son retour en Algérie, en décembre 2006, en tant qu’ambassadeur, Bajolet confie que son premier séjour, entre 1975 et 1978, l’avait laissé sur sa faim.

« Je pensais qu’il fallait aborder ce pays d’une façon différente, en assumant le passé, mais en même temps sans complexe, sans condescendance et avec franchise, marque la plus accomplie du respect », souligne-t-il disant avoir eu un sentiment de « déjà vu » de retour à Alger.

« L’Algérie, au moment où je la retrouvais, venait à peine de se libérer de dix ans de terrorisme. Elle avait perdu beaucoup de temps, et l’administration qui la dirigeait n’était pas de nature à le lui faire rattraper : les ministères s’étaient vidés d’une grande partie de leurs cadres de qualité et, au fond, l’État se résumait pratiquement à l’armée, véritable ossature du pays, et à la Sonatrach. Le processus de décision paraissait grippé, le système de représentation en panne », détaille-t-il. D’après lui, l’Algérie n’a pas réussi la diversification économique et « la remise à niveau » des équipements publics (infrastructures structurantes) a eu un effet limité sur l’économie.

« Il aurait fallu pousser le secteur privé, seul moteur de croissance. Mais le pouvoir, de toute évidence, ne le voulait pas, comme s’il craignait l’émergence d’une classe d’entrepreneurs qui aurait pu un jour le contester et exiger un partage de la décision. Ainsi, je découvris un tissu, encore embryonnaire, de PME dynamiques. Mais le gouvernement ne l’aidait pas à se développer, et Bouteflika lui même m’avoua un jour qu’il n’y croyait pas. Il n’y avait pas non plus en Algérie de grands capitalistes prêts à investir massivement dans le pays. La demi douzaine d’hommes d’affaires que l’on présentait comme tels étaient plutôt des capitalistes d’État , voire des affairistes, liés aux « services » ou au pouvoir, qu’ils contribuaient à corrompre. Car, je fus pris de vertige par les sommets que la corruption avait atteints, touchant jusqu’à la famille du chef de l’État», mentionne-t-il dans son livre.

Saint Augustin est entré dans l’Histoire de l’Algérie à l’initiative de Bouteflika

Selon lui, la classe moyenne, qui existait à l’époque de Boumediène, a disparu. Il évoque « le niveau très honorable » de l’éducation avec un taux d’alphabétisation de 96 %.

« Mais les jeunes les mieux formés, quand ils en avaient la possibilité, allaient terminer les études à l’étranger, pour ne pas en revenir, le plus souvent », note-t-il.

La langue française garde, selon lui, une bonne place en Algérie. « Sans l’avouer, et alors que celle-ci (l’Algérie) n’était qu’observatrice au sein de l’OIF, (Organisation internationale de la francophonie), elle faisait-et fait toujours- pour la langue française beaucoup plus que bien des pays qui ne l’ont rejointe que pour des raisons politiques. Je remarquais également la difficulté que les algériens continuaient d’éprouver pour assumer un héritage autre celui lié à l’héritage arabo-islamique. Ainsi, ils n’avaient pratiquement pas touché aux sites antiques, où les fouilles avaient quasiment cessé. Saint Augustin venait seulement de faire son entrée dans l’histoire de l’Algérie, à l’initiative du président Bouteflika (que l’âge et la maladie feraient ensuite retomber dans une posture plus mystique et moins tolérante). Quant au patrimoine architectural de l’époque coloniale, remarquable dans toutes les villes du pays, les algériens commençaient seulement à se l’approprier », relève-t-il.

Dans cette optique, l’ambassadeur Bajolet avait proposé, en décembre 2007, lors de la visite du président Nicolas Sarkozy, à Constantine, l’organisation du déjeuner officiel à l’ancien hôtel de la ville, construit au début du XXème siècle.

« Alors que le protocole de l’Élysée vint reconnaître les lieux quelques semaines avant le déplacement présidentiel, les Algériens durent en enfoncer les portes, car personne ne savait où étaient les clefs. Le déjeuner, somptueux, y eut lieu, comme je l’avais souhaité. Mais le bâtiment n’avait pu être dératisé à temps. J’aperçus, courant sous les tables, un énorme rat, sans doute alléchée par la perspective d’un festin royal. Heureusement, je fus, semble-t-il, le seul à le remarquer », ironise-t-il.

Entre ces deux séjours à Alger (en 1975 et en 2006), il avait suivi les dossiers algériens au Quai d’Orsay mais également au CIR, Comité interministériel du Renseignement en tant que président du groupe « Maghreb ».

« Le CIR était la première tentative de coordonner le renseignement français. Le mérite en revenait à Michel Rocard (…) le groupe dont j’avais la responsabilité comprenait la DGSE, la DST, les RG et la DRM », précise-t-il.

Hypothèses autour du FIS

L’arrêt du processus électoral en 1992 en Algérie, après la victoire du FIS, avait été retenu comme « hypothèse » au sein du CIR parmi d’autres.

« Elles avaient suscité entre nous des opinions divergentes. Les uns considéraient que c’était l’option la plus raisonnable : si le FIS prenait le pouvoir en Algérie, il ne le rendrait pas; sa victoire risquerait de provoquer une émigration massive vers la France; elle pourrait faire tâche d’huile dans l’ensemble du monde musulman; elle remettrait en cause les acquis de la femme algérienne et la liberté de la presse. Les autres-dont j’étais à ce moment là- craignaient une guerre civile, voire une montée du terrorisme, si les islamistes étaient privés de leur victoire. Si au contraire on leur laissait, ils devraient se montrer pragmatiques et compter avec la France. Ils évolueraient vers plus de modération. Comme ils se disaient libéraux dans le domaine économique, ils s’attacheraient, peut être, à favoriser l’essor du secteur privé en Algérie(…) Le Président Mitterrand parut trancher dans le sens de la seconde école, celle dont je faisais partie : « il faut plutôt que les dirigeants algériens renouent le fil de la démocratisation », déclara-t-il le 14 janvier (1992), en marge d’un sommet européen à Luxembourg. Dans la logique de cette position, le gouvernement français afficha une prise de distance avec le pouvoir algérien », détaille-t-il.

Il dit avoir regretté, à posteriori, le fait de n’avoir pas « donné sa chance » à Mohamed Boudiaf, « figure emblématique de la révolution algérienne et homme intègre, que la junte militaire avait rappelé de son exil » (il n’écarte pas la thèse de son assassinat, en juin 1992, par le pouvoir).

Il révèle que la froideur des relations, n’a pas empêché Paris de fournir « en sous-main » une aide matérielle et financière au pouvoir algérien après la victoire de la droite française en mars 1993. Selon lui, l’Algérie est passée entre « les mailles du mouvement de 2011 dans le monde arabe » grâce « au printemps raté de 1980 », « la guerre civile de 1990 » et « l’habile gestion tactique » de Bouteflika (politique de réconciliation).

La visite du général Georgelin en Algérie

L’ancien ambassadeur rapporte que le président Jacques Chirac consultait régulièrement le chef d’état major des armées le général Georgelin, car il estimait que les militaires, « du fait de l’Histoire », avaient leur mot à dire.

« Jacques Chirac avait lui même servi comme sous-lieutenant en Algérie. Je pensais important pour ce travail à la fois de mémoire et normalisation que le général Georgelin se rendît en Algérie. Il serait le premier chef des armées françaises à le faire depuis l’indépendance, en octobre 2007. Très symboliquement, il y remit, comme il s’y était engagé auprès de moi, les plans de pose des mines que les sapeurs français avaient enfouis en 1957 et en 1959 le long des frontières avec la Tunisie et le Maroc. Cet événement inspira le talentueux caricaturiste Dilem, qui montra un Bouteflika en plein milieu d’un champs de mines, expliquant, désolé : « Oui, c’est pour ça qu’on n’a pas bougé depuis 1962 » », note-t-il.

Bajolet rappelle que le général Georgelin a reçu un accueil chaleureux de la part de ses pairs militaires algériens.

« Ils l’emmenèrent à Tamanrasset, dans le Grand Sud, où une fête touarègue avait été préparée à son honneur », dit-il. Sur place, l’officier supérieur français, après hésitation, a porté une tenue traditionnelle targuie.

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