Économie

« En Algérie, le problème de fond est celui du secteur privé »

Le président Abdelmadjid Tebboune a indiqué mardi 28 septembre que l’économie informelle représentait environ « 10 000 milliards de dinars, soit 90 milliards de dollars » en Algérie.

Pour l’économiste Brahim Guendouzi, lutter contre l’informel exige tout simplement d’adopter un paradigme différent de celui d’une économie rentière. Selon lui, la volonté « ne suffit pas » puisqu’il est question d’opérer des ruptures, quitte à déranger. Entretien.

Quelle est l’ampleur de l’économie informelle en Algérie ?

L’économie informelle est omniprésente et touche de nombreuses activités, telles que la distribution des produits, les services, le BTP, l’agriculture, le commerce extérieur,  l’artisanat, y compris les opérations de change (relevant logiquement des banques !).

L’emploi au noir en est le corollaire. Il peut même y avoir certaines entreprises privées dont l’activité est en partie informelle, c’est-à-dire non déclarée.

Aussi, tout un pan de l’activité économique nationale se situe dans la sphère informelle, échappant à tout contrôle et n’étant soumis aucunement à la fiscalité, ce qui est évidemment injuste par rapport à ceux qui payent l’impôt régulièrement !

Le président de la République Abdelmadjid Tebboune a indiqué que l’économie informelle représentait l’équivalent 90 milliards de dollars. Comment l’Algérie est arrivée là ?

Le montant cité est effectivement ahurissant, ce qui dénote de la présence d’une économie souterraine qui sous-tend une autre économie réelle mais rentière.

Les activités informelles ont eu le temps de s’organiser en réseaux grâce au clientélisme et aux liens familiaux depuis le début des années 1990 avec l’abandon de la planification centralisée et l’adoption de la libéralisation comme mode de régulation de l’économie nationale, particulièrement dans la sphère commerciale.

L’apparition à l’époque du phénomène de  «  trabendo » qui concernait de modestes transactions commerciales effectuées par des jeunes chômeurs dans les ruelles des grandes villes, a subi une mutation pour devenir une véritable excroissance de l’économie avec ses propres « barons ».

Des pratiques tolérées, comme le paiement cash, l’absence de facturation, la contrefaçon, la vente sur pied dans l’agriculture, les prête-noms dans les registres de commerce, la surfacturation, etc., ont renforcé de jour en jour le poids de l’informel à tel point qu’il détient près de 30% de la masse monétaire en circulation, lui permettant de s’assurer son propre autofinancement.

Que faire contre l’économie informelle ?

Quoi que l’on dise, les activités informelles arrivent à compenser les défaillances du système économique en place pour répondre à certains besoins des citoyens.

Par ailleurs, le secteur informel, tel qu’il fonctionne aujourd’hui, tire profit des dysfonctionnements du secteur étatique et des politiques publiques mises en œuvre,  touchant surtout la dimension sociale (subventions, logement, santé, emploi, etc.).

Aussi, la réalité économique telle que nous la vivons relève plus de ces deux logiques. Vouloir changer c’est tout simplement adopter un paradigme différent de celui d’une économie rentière.

La volonté d’y aller ne suffit pas, car ce sont les ruptures à opérer qui dérangent un tant soit peu, du fait qu’il faudra les assumer avec leurs conséquences négatives sur l’équilibre de la société.

Pourquoi les autorités se contentent-elles de faire des constats au lieu d’agir ?

Pour pouvoir opérer un véritable changement, il faut arriver à poser la bonne question. Tel que c’est appréhendé par les pouvoirs publics, le secteur informel se résume à des activités qui échappent à leur contrôle.

A chaque fois qu’apparaissent des disparités dans les prix ou des pénuries par exemple, le secteur informel est désigné du doigt. Or, le problème de fond qui se pose en Algérie est celui du secteur privé dans son ensemble et sa contribution dans l’effort économique national.

Face à un secteur public hégémonique et une administration figée, une partie des opérateurs privés privilégient l’action informelle car plus sécurisante pour eux et mieux rémunérée, compte tenu de la nature des risques auxquels ils sont confrontés tous les jours.

C’est un comportement rationnel ! Il faut plutôt inverser cette dynamique en la rendant obsolète et risquée, et cela en offrant plus d’opportunités d’affaire avec un nouvel état d’esprit loin de l’interventionnisme paralysant et des comportements bureaucratiques et ce, dans le cadre d’une économie rénovée et tournée vers la diversification, la compétitivité et la transparence.

Loin s’en faut, éviter surtout de dire que le secteur informel doit contribuer au financement interne de la relance économique car cela ne pourra aboutir.

Quelles sont les solutions pour réduire la part d’informel dans l’économie nationale  ?

La digitalisation de l’économie et l’utilisation des technologies de l’information et de la communication à tous les niveaux de la prise de décision peuvent contribuer à la conversion des activités informelles, du fait même d’une plus grande traçabilité des transactions et des paiements.

Les institutions publiques sont appelées à mieux communiquer et faire l’effort de soigner l’image, tout en améliorant le service public. C’est dans la confiance et la transparence qu’un investisseur ose courir un risque et s’assurer une certaine rentabilité.

D’où la question centrale de la gouvernance, susceptible de rallier un grand nombre d’agents économiques privés pour les faire converger autour d’un projet de construction d’une économie productive, reposant sur la libre concurrence et la compétitivité.

Il n’y a pas de recettes miracles face à l’économie informelle, c’est surtout un processus complexe sans complaisance qu’il faudra engager dès aujourd’hui pour espérer obtenir des résultats dans quelques années.

Comment des pays comme la Turquie ont réussi à lutter efficacement contre l’économie informelle ?

Plusieurs pays n’ayant pas subi le syndrome hollandais (expression désignant les pays qui se retrouvent dépendants de leurs seules matières premières, ndlr), ont su tirer profit des chaînes de valeur mondiales rendues possibles par le mouvement de la mondialisation et se sont accaparé d’importantes parts de marché.

L’entreprise est alors placée au centre des préoccupations et la compétitivité étant devenue le moteur.

Les opportunités d’affaires se sont multipliées, poussant les investisseurs à ne pas se réfugier dans l’informel mais plutôt à avoir une plus grande visibilité pour espérer satisfaire une clientèle devenue exigeante, que ce soit sur le marché local ou à l’international. Si on a compris la démarche, il n’y a pas de raison pour ne pas réussir.

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