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ENTRETIEN. Colonisation : « Pourquoi la France doit indemniser l’Algérie »

ENTRETIEN. Colonisation : « Pourquoi la France doit indemniser l’Algérie »

Seddik Larkèche, professeur des Universités et spécialiste du risque pays

Seddik Larkèche, professeur des Universités et spécialiste du risque pays, évalue le montant des réparations des dommages coloniaux en Algérie à 100 milliards d’euros. Il lance le débat sur la question de la réparation de la colonisation française en Algérie. Entretien.

Pourquoi appelez-vous la France à payer des réparations à l’Algérie sur les dommages causés durant la période coloniale alors que l’État algérien ne l’a jamais demandé ?

Seddik Larkèche, professeur des Universités, spécialiste du risque pays : Cette question de la réparation est en réalité une question qui est latente depuis l’indépendance de l’Algérie et depuis la signature des accords d’Evian. L’Algérie a toujours été en réflexion sur cette question, je ne représente pas les autorités algériennes mais je sais qu’elle avait d’autres priorités. C’est pour ça que la dimension mémorielle n’a jamais été réellement occultée, la stratégie des différents gouvernements algériens successifs depuis 1962 était double : ménager les relations algéro-françaises et de l’autre côté ne jamais oublier la mémoire des Chouhada.

C’est cette double approche qui a fait que l’Algérie ne s’est pas pressée sur cette question mémorielle même si elle a un engouement particulier pour la mémoire de sa révolution d’indépendance et de cette Guerre de libération qui a fait des millions de victimes.

Pourquoi évoquer le sujet des réparations maintenant ?

Je travaille en tant que chercheur sur cette question de la réparation politique et financière depuis près de vingt ans surtout depuis la publication de mon ouvrage en 2012, « Risque Algérie et stratégie de développement, 1830-2030 ». La France pensait pouvoir tourner définitivement la page sans rendre compte de ses méfaits et crimes en Algérie. D’abord dans les accords d’Evian, il y a une forme d’amnistie générale qui blanchit tout le monde et qui d’une certaine manière ne permet pas de réparer au sens symbolique et réel les mémoires qui continuent de saigner en Algérie et en France. Le temps passant, cette question mémorielle est devenue récurrente dans les relations bilatérales algéro-françaises et, de manière plus précise, la question des archives et d’autres aspects de cette mémoire.

Soixante ans après l’indépendance algérienne, le temps est peut-être venu de véritablement clore ce chapitre malheureusement douloureux et de réparer définitivement les préjudices subis principalement par la population algérienne.

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 « L’objectif n’est pas de soutirer de la France quelque somme »

Pourquoi la question mémorielle passe-t-elle par le paiement de réparations ?

L’objectif n’est pas de soutirer de la France quelque somme pour essayer de se dédouaner afin d’envisager une relation apaisée. C’est une question de droit universel des victimes. À partir du moment où il y a eu des crimes contre l’humanité en Algérie commis par la puissance coloniale française, on ne peut pas appliquer l’ardoise magique en considérant qu’il faut ôter de la mémoire algérienne cette dimension et surtout ne pas la réparer. La réparer d’abord politiquement pour la reconnaître, et ensuite financièrement parce que toutes les victimes de crimes contre l’humanité à travers le monde ont été réparées politiquement et financièrement.

La dimension financière, c’est parce qu’il y a une faute lourde de l’État français durant cette période coloniale avec des crimes à grande échelle. Ne pas vouloir réparer financièrement les populations victimes serait une exception au niveau mondial que l’Algérie ne peut pas accepter et que la mémoire collective algérienne ne peut également s’en dispenser.

N’avez-vous pas peur qu’accepter des réparations équivaudrait aux Algériens de marchander leur pardon ?

Je ne pense pas que réparer politiquement et financièrement les crimes coloniaux français en Algérie puisse altérer l’intégrité mémorielle des Algériens vis-à-vis de la puissance coloniale française. Les Algériens n’oublieront jamais ce qui s’est passé en Algérie durant près de 130 ans. Les Algériens portent les blessures de cette tragédie dans chaque famille par ces idéologies coloniales qui les considérait comme inférieurs. Inférieurs, parce qu’ils étaient d’abord musulmans. Inférieurs, parce qu’on les considérait comme des indigènes qu’on ne pouvait qu’exploiter et dominer.

Ça, c’est dans la mémoire algérienne et dans l’identité algérienne, y compris chez les jeunes. Vous avez dû le constater, le mouvement du Hirak est porté par deux emblèmes importants : le respect et la mémoire des chouhada et le respect de la cause palestinienne. Les jeunes algériens qui ont vingt ans aujourd’hui portent en eux cette identité algérienne qui est liée à cette révolution d’indépendance qui a forcé le respect à travers le monde.

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En quoi le paiement de réparations changerait la nature de la relation entre la France et l’Algérie ?

Ça ne changera pas la nature mais cette réparation apaisera les mémoires. L’objectif n’est pas de culpabiliser la France mais d’aller jusqu’au bout des responsabilités. La France a commis des crimes contre l’humanité en Algérie, la responsabilité politique de l’État français doit être engagée, non pas pour essayer d’altérer les relations diplomatiques entre la France et l’Algérie, au contraire, c’est une manière pour la France de mieux gérer et assumer ses démons. Le fait de réparer politiquement et financièrement est aussi une manière de respecter les mémoires qui continuent de saigner en Algérie.

« Ce chiffre de 100 milliards d’euros est extrêmement raisonnable »

Comment avez-vous évalué ce montant de 100 milliards d’euros de réparations ?

Sur le principe de la réparation financière, l’ensemble des puissances occidentales qui ont colonisé des peuples sont entrés dans un processus de réparation politique et financière. Tous les pays qui ont pratiqué la colonisation sont entrés dans ce système d’indemnisation des victimes. Ce n’est pas une exception franco-algérienne. Il faut dans la même lignée, pour pouvoir réparer cette question mémorielle, aller dans le même processus historique.

Sur le montant, ce n’est pas un montant sorti de je ne sais où. C’est un montant qui est assez facile à intégrer dans la mesure où les chiffres sont probants en Algérie. Tous les historiens et intellectuels qui s’intéressent à cette question savent qu’il y a eu entre deux et trois millions de victimes algériennes entre 1830 et 1962. Quand je dis victime, ce ne sont pas uniquement les assassinats ou massacres,  c’est également les déplacements de populations, les tortures, les spoliations… C’est près de 15 % de la population algérienne de l’époque qui a été victime.

Ce chiffre de 100 milliards d’euros est extrêmement raisonnable quand on compare à titre d’exemple les réparations qui ont été opérées par l’Italie vis-à-vis de la Libye, qui n’est restée qu’une trentaine d’années avec des pratiques beaucoup moins horribles qu’en Algérie. L’Italie a accepté de réparer à hauteur de 3.4 milliards d’euros la Libye pour une colonisation qui n’a duré qu’une trentaine d’années.

On sait globalement que les victimes, lorsqu’elles sont victimes de crimes contre l’humanité et barbaries à grande échelle, le préjudice est évalué entre 30 000 et 60 000 euros par victime ce qui est un chiffre plutôt raisonnable.

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Est-ce raisonnable de réduire la vie d’un Algérien victime de la colonisation à un montant ?

Peut-être que vous préférez qu’il n’y ait pas de montant et qu’on parte dans le processus d’oubli et d’ardoise magique depuis pratiquement 1962. C’est ce que souhaite la France depuis toujours qui dit haut et fort qu’il ne faut pas parler d’argent, il ne faut pas parler de repentance, il ne faut rien faire et passer à autre chose. Est-ce que c’est l’objectif des autorités algériennes, des Algériens et surtout de la mémoire algérienne de ne pas respecter les victimes dans ce qu’elles ont subi ?

C’est d’abord une réparation politique, c’est-à-dire une reconnaissance explicite des crimes coloniaux français en Algérie avec ses crimes contre l’humanité, ses massacres collectifs, ses déplacements de populations à grande échelle regroupés dans des centres de regroupement qu’on pourrait aisément appeler des centres de détentions où le taux de mortalité était extrêmement fort. Il suffit de relire le rapport Rocard de 1957 qui prouve qu’il y a eu près de 200 000 morts dues aux conditions extrêmement dures de la puissance coloniale sur ces Algériens qui ont été regroupés comme dans des camps de concentration durant la Seconde guerre mondiale.

Faut-il se taire et dire que nous passons à autre chose et surtout pas de réparations politiques et financières ? Je ne le crois pas. Je suis à l’opposé des expressions des différents acteurs qui considèrent qu’il faut se taire sur ces questions.

À qui irait cet argent ?

L’objectif est d’apaiser les mémoires. L’objectif n’est pas d’humilier une population sur une autre. L’objectif n’est pas d’altérer ou de détériorer les rapports France-Algérie. Ce montant des réparations pourrait servir à un rapprochement des deux États et un rapprochement des peuples algériens et français parce que cette réparation à une visée réconciliatrice. Ce n’est pas une visée belliqueuse ou source de problèmes entre les deux pays, au contraire. Il y a mille et une possibilités d’utiliser le montant de ces réparations dans le bon sens du rapprochement des peuples français et algériens pour apaiser définitivement les mémoires des deux côtés de la Méditerranée.

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