Politique

ENTRETIEN. Soufiane Djilali : « Gagnons une bonne Constitution puis battons-nous pour son application »

Le projet préliminaire de révision de la Constitution a été dévoilé il y a une semaine par la présidence de la République. Quels sont les points essentiels que la mouture a apportés et que vous jugez satisfaisants ?

Du point de vue de Jil Jadid, il y a plusieurs points sur lesquelles cette mouture apporte une nette évolution. Citons pèle-mêle le rééquilibrage de l’Exécutif, le renforcement du législatif et un début, bien que timide d’une autonomisation de la justice.

Cependant, c’est au chapitre des libertés individuelles et publiques que l’avancée est la plus nette. Désormais, les citoyens peuvent organiser des associations sur le mode déclaratif, de même pour les réunions et même les manifestations.

Enfin, la création d’un parti politique, qui était reconnue mais dans les faits soumise aux humeurs des décideurs, sera dorénavant garantie. N’oublions pas la constitutionnalisation de l’autorité indépendante pour la gestion des élections. C’était le cœur de la revendication de Mazafran I. Il faudra maintenant gagner la formulation de la loi organique. Si l’Algérie entre dans l’ère des vraies élections, elle aura réglé le problème politique majeur de la légitimité du pouvoir.

N’oublions pas la constitutionnalisation de la liberté de la presse qui offrira un important levier juridique pour protéger nos médias de toute ingérence.

Cependant, tout cela reste tributaire de son application sur le terrain…

Bien entendu, ces dispositions constitutionnelles n’auront de valeur que si leur application devient effective. Et c’est là où le bât blesse avec les Constitutions algériennes. Il n’est pas exclu que le prochain champ de bataille pour l’opposition et les défenseurs des droits de l’Homme soit justement la concrétisation de ces acquis constitutionnels. Ce projet, même s’il n’est pas révolutionnaire, nous fait sortir de l’esprit et de la lettre du Bouteflikisme. Ne faisons pas alors la fine bouche, car souvent, le mieux devient l’ennemi du bien !

Sur le plan des libertés publiques et de la justice, la mouture de la Constitution a apporté des modifications saluées par les uns et critiquées par les autres. Sur ces deux chapitres, quelle est votre position ?

Concernant les libertés publiques, j’aimerai bien prendre connaissance de ce qui est demandé de plus ? On parle bien ici d’une mouture d’une nouvelle Constitution et non pas d’une pratique de pouvoir qui reste critiquable. Gagnons une bonne Constitution puis battons-nous pour son application.

Pour le deuxième chapitre, Jil Jadid y apporte une attention très particulière. Sans justice indépendante, il n’y a pas d’Etat de droit. Le projet apporte les premiers éléments pour engager le pays vers cette conquête. Le fait que le ministre de la Justice ne puisse plus agir sur la carrière des magistrats et que les lois du pays soient sous contrôle d’une cour constitutionnelle amènera peu à peu à une nouvelle pratique judiciaire. Il ne faut pas oublier que l’institution judiciaire a été trop longtemps instrumentalisée au profit des membres du régime. Les magistrats honnêtes et qui sont probablement la majorité, étaient ligotés par les pouvoirs régaliens de kleptocrates à la tête de l’Etat. La corruption s’est répandue dans ses rouages et a fait perdre son autorité morale auprès de citoyens désabusés. Rendre immédiatement la Justice totalement indépendante pourrait aboutir tout simplement à sa privatisation.

Si le pouvoir politique devient l’émanation de la souveraineté populaire grâce à des scrutins propres, alors cette réforme judiciaire pourra être très utile même si elle reste relativement sous contrôle politique.

Quid de la question de la séparation des pouvoirs dans l’avant-projet de Constitution ?

Cette question est centrale dans la gestion d’un Etat. Je pense que les premiers jalons sont posés. Nous restons dans un régime semi-présidentiel, ce qui correspond à notre culture politique. L’Exécutif aura deux pôles qui seront complémentaires. Le gouvernement, responsable devant le Parlement, fera la jonction entre une présidence chargée des questions régaliennes et stratégiques d’une part, et une majorité à l’assemblée qui reflétera les équilibres politiques en cours d’autre part.

Le projet de la commission de M. Laraba prévoit une diminution des prérogatives du président de la République et le transfert de ces pouvoirs vers le gouvernement et vers le Parlement. Le président ne légifère plus par ordonnance et le chef du gouvernement doit avoir le soutien d’une majorité parlementaire pour appliquer son programme d’action. Ce système pourra déployer son potentiel en fonction de la qualité des députés et des membres du gouvernement.  Il se pose alors la question du niveau de la classe politique dans son ensemble.

Reste la question du vice-président à propos de laquelle Jil Jadid est clairement contre.

Pourquoi êtes-vous contre cette disposition ?

L’article 88 (ex-102) prévoit qu’en cas d’empêchement du président de la République, donc il y a vacance de la présidence, c’est au vice-président d’assumer la suite du mandat jusqu’à la fin. Cela veut dire que si pour une raison ou une autre le président de la République devait au bout d’une année quitter la responsabilité, le vice-président qui a été nommé par le président devient président de la République jusqu’à la fin du mandat alors qu’il n’a aucune source de légitimité car il n’a pas été pas élu ; il a été désigné par le président et là, ça pose problème.

De nombreux observateurs politiques ont critiqué le timing choisi pour soumettre à débat cet avant-projet de la Constitution, notamment dans un contexte de confinement où les gens n’ont pas la possibilité de se rencontrer et de débattre du sujet.  Qu’en dites-vous ?

Il est vrai que les conditions ne sont pas idéales mais avons-nous le choix ?  Tout le monde subit les effets de la pandémie. Je pense que le plus gros du danger est passé, et il est grand temps de faire le ménage dans la maison Algérie. Un débat peut être instauré et les citoyens sont attentifs à ce qui touche à leur avenir.

L’Algérie a besoin de s’occuper très sérieusement de son développement économique et pour cela elle doit rapidement se doter d’institutions légitimes et crédibles. L’APN actuelle est un héritage de l’ex-régime. Il faut revenir rapidement aux élections. Cela suppose une nouvelle architecture institutionnelle adoptée au préalable. Chaque jour qui passe est un jour de retard pour le pays. Plus tôt on en finit avec la crise politique et mieux cela vaudra pour tout le monde.

Des acteurs politiques ont également critiqué le processus suivi (installation d’un comité d’experts). Pour eux, ce travail doit être réalisé par une assemblée élue (Assemblée constituante ou un Parlement crédible) qui représente les Algériens. Comment réagissez-vous ?

Vous savez, le pays est dans un tel état, que quel que soit le bout par lequel vous allez entamez les réformes, il y aura à dire et à redire. Bien sûr, un Parlement légitime pour discuter de la Constitution aurait été un gage de crédibilité supplémentaire. Mais comment aller vers des élections législatives maintenant ? Avec quelles lois ? Avec quelles prérogatives politiques ?

Pour faire de vraies élections, il faut changer les lois, pour changer les lois de manière utile, il faut d’abord changer la Constitution. Nous sommes ici dans le débat de qui est venu le premier, l’œuf ou la poule ?

En tous les cas, il faut que les Algériens prennent conscience que l’étape actuelle est porteuse de bouleversements qui peuvent aboutir à une chose ou à son contraire. Mettons donc de côté nos divergences et essayons d’agir par delà nos intérêts immédiats pour pousser tous ensemble dans le même sens, vers l’objectif de l’Etat de droit.

La question des prérogatives du président suscite aussi débat notamment sur le large éventail d’attributions dont il dispose, à l’exemple de la prérogative de nominations au sein d’institutions sensibles : Conseil supérieur de la magistrature, Cour suprême, Conseil d’Etat, Cour des comptes… Que dites-vous à ce propos ?

En effet, les pouvoirs du président sont encore très importants. Il est nécessaire que pas à pas, la représentation élective et une séparation des pouvoirs plus franche gagnent du terrain. La nature de l’Etat algérien est telle que ces évolutions demanderont d’abord une stabilisation et une pratique démocratique au niveau institutionnel. Le pays a fait des avancés à chaque crise. Il faut toujours cette audace des jeunes pour pousser plus loin que les limites du conformisme.

La société algérienne est en train de basculer vers la modernité avec des générations instruites, qui développent une vision du monde plus ouverte, qui réponde à leurs besoins d’aujourd’hui. Pour un politique, il me semble qu’il faut rester à la frontière des deux univers : l’un, conservateur car la société en générale a peur du changement et de l’inconnu, et l’autre, le révolutionnaire, car il est nécessaire de s’adapter à un monde qui se transforme à une vitesse fulgurante. Il faut tenir l’équilibre. Ce n’est pas facile mais pourtant nécessaire.

Quels sont les points que vous souhaiteriez voir introduire dans la nouvelle Constitution ou ceux que vous souhaiteriez voir enlever ? 

Jil Jadid va présenter ses propositions en détails. La commission juridique du conseil scientifique a déjà fait ses observations. Le document sera discuté en conseil politique avant sa publication. Cependant, je peux vous dire déjà que nous demanderons des clarifications sur certains points, à l’exemple de la définition du statut particulier pour certaines communes, ou aux limites de l’application de l’article 95 qui prévoit l’envoie de troupes à l’extérieur des frontières nationales.

Par ailleurs, il nous semble qu’il est important de mieux définir la composante et le rôle du Haut conseil de sécurité. Le monde devient instable et même dangereux. Les risques sont de diverses natures. L’Algérie doit maîtriser sa vision d’avenir et s’y préparer. Les questions stratégiques qui transcendent les simples clivages partisans doivent faire consensus dans le pays, à l’exemple des sécurités énergétiques, alimentaires ou sanitaires etc.

Par ailleurs, à Jil Jadid, nous aimerions bien voir constitutionnaliser l’étanchéité entre les fonctions militaire et civile de l’Etat. Autrement dit, il ne faut plus qu’il y ait des militaires en fonction chargés d’un portefeuille gouvernemental. Cela évite les malentendus et préserve l’armée des critiques politiciennes.

Sur la question de l’envoi de troupes à l’extérieur, pourquoi vous souhaiteriez des clarifications ?

Bien entendu, il est important pour l’Algérie de mobiliser ses moyens lorsqu’il y a un danger à nos frontières ou un risque de déstabilisation. On le vit actuellement avec la Libye, le Sahel… Mais pour nous, il ne faut pas que l’Algérie aille dans des conflits lointains qui ne nous importent pas. L’Algérie ne doit en aucune façon mettre à disposition ses troupes pour des conflits qui ne nous concernent pas.

Lorsqu’il s’agit d’un intérêt de sécurité nationale immédiat pour l’Algérie et que cela nécessite que des troupes aillent en dehors des frontières (pays voisins) c’est une bonne chose pour nous. Par contre, aller à plusieurs milliers de kilomètres pour guerroyer dans un conflit qui ne nous importe pas directement, ça, nous sommes contre.

En conclusion, quel est votre sentiment sur le Hirak ? Il a réussi ou, au contraire, échoué ?

Le mouvement du 22 février est en passe de réussir de manière subtile mais significative le changement voulu. Il est vrai aussi que par ailleurs, trop de nos concitoyens sont en détention pour des raisons politiques. J’en appelle d’ailleurs à l’intervention du président Tebboune pour user de ses prérogatives constitutionnelles et gracier nos concitoyens en détention pour qu’ils puissent rejoindre leur famille pour l’Aïd. Cela aidera à apaiser les esprits et permettra un dialogue plus serein sur l’avenir du pays.

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