Politique

Fragments d’Histoire – Des « événements d’Algérie » au « Hirak chaa’bi d’el-djazaïr »

CONTRIBUTION – « C’est parce que la liberté est demeurée, à travers les générations, l’Idéal sacré que le père transmettait au fils, que le 1er Novembre 1954, dans un nouveau sursaut irrésistible cette fois, le peuple algérien s’est levé pour affirmer …son droit imprescriptible à l’indépendance, à la liberté et à la dignité ».

Première déclaration du gouvernement provisoire de la République algérienne (El Moudjahid, 10 octobre 1958, N°30, T. 2, p.10).

Existent-ils des points de convergences entre ce que vit aujourd’hui notre pays et ce qu’il a vécu au lendemain de la proclamation du 1er. Novembre 1954 ? Quelle lecture historique peut-on en faire ?

L’accélération des événements ne laisse pas à l’historien qui travaille « à froid » sur les événements, le temps de faire une lecture croisée et parallèle entre ces deux temps forts et fondateurs de notre histoire. Demain ce papier sera sûrement dépassé. Dans l’urgence, je livre en vrac ces quelques fragments de l’histoire que je voudrais plus comme des points de repères que comme une étude ou analyse.

Histoire et générations

Il est de fait que ceux qui ont été à l’origine du déclenchement de la guerre de Libération nationale ont eu pour maître d’école, Hadj Messali. Cet indépendantiste racé qui n’a cessé depuis l’Etoile nord africaine de lutter en inculquant à des centaines de milliers de militants algériens, sinon quelques millions l’idée que la « Nation algérienne n’était pas à vendre » (Alger, stade des Annassers 2 août 1936), lui qui a appelé durant prés de quatre décades ses compatriotes à libérer le pays par les armes, était tout désigné pour prendre la tête de ce formidable sursaut que fut le 1er Novembre 1954.

Pourquoi un aussi grand et prestigieux parti comme le PPA-MTLD implosa à l’heure du grand saut ? Pourquoi le nom de Hadj Messali a été et est à ce jour proscrit du Grand livre d’Histoire de la Révolution algérienne ? Pourtant la seule évocation de son nom était en soit un mot d’ordre et un programme. La salle Wagram, la Mutualité à Paris, les lieux de rassemblement à Alger à l’image du stade d’El Annassers ne pouvaient contenir tous les militants venus écouter leur Zaïm. Et pourtant !

S’il existait une corrélation entre hier et aujourd’hui, elle serait premièrement d’ordre générationnelle, deuxièmement au niveau de la capacité de l’une et l’autre à se renouveler et à se projeter dans l’avenir. Pour avoir regardé de très haut les Ben Boulaid, Boudiaf et autres militants qui ne le quitteront qu’après avoir fait l’impossible pour sauver le Parti (Ben Youcef Ben Khedda entre autres), pour les avoir bassement humiliés, pour avoir confondu intérêt suprême de la Nation et amour propre, pour avoir fait du parti un bien personnel, Hadj Messali, l’indépendantiste, celui qui représentait l’espoir de l’Algérie en lutte pour sa Liberté sera sans surprise aucune balayé par le vent de l’Histoire. Aveuglé par son égo, n’écoutant que ceux qui lui rapportaient la bonne et mielleuse parole, il ne s’est pas rendu compte qu’il était en train de se faire hara-kiri.

Un seul objectif, un seul mot d’ordre

Dans la « proclamation au peuple algérien, aux militants de la cause nationale » datée du 31 octobre 1954 en son premier chapitre après le préambule et en premier point « des grandes lignes [du] programme politique » du Front de Libération National, figure un objectif suprême, un seul l’« Indépendance nationale ». Véritable catalyseur, ce mot d’ordre a constitué la pierre angulaire qui a structuré toutes les formes de luttes engagées par l’ALN, le FLN puis le GPRA. Il a constitué la constance politique du FLN puis du GPRA durant les sept années et demi qu’a duré la guerre de Libération.

Ébranlés par ce mot d’ordre et pour n’en avoir pas saisi toute la portée stratégique ni son impact présent et futur sur la France, les Mitterrand, Soustelle, Borgeaud et consorts s’agripperont de toute leur force à cette « Algérie française » qui n’était plus à l’ordre du jour. Aveuglés par la puissance de feu de leur armée, par la place de la France dans le monde, n’écoutant que la seule voix des ultras et des colons, forts de la soumission apparente des Algériens, ceux qui étaient aux commandes de l’État français à l’époque ne pouvaient pas comprendre que les choses avaient brusquement et totalement changé, que l’Algérie de 1954 n’était pas et ne pouvait plus être celle de 1847, 1870, … de 1945. La rupture irrémédiable avec le passé, était en cours de concrétisation dès l’instant où il y a eu prise de conscience puis passage à l’acte.

Ressassant leurs vieux slogans, promettant et mettant en œuvre en urgence au plus fort des contestations politiques de nouveaux programmes de réformes (le Statut de 1947, le plan de Constantine de 958), ils pensaient domestiquer les Algériens et isoler le FLN. Pourtant, les leaders politique Algériens n’ont pas cessé, au moins à partir de 1900-1914 et plus encore à partir de 1930, d’interpeller la France, de réclamer pacifiquement l’assouplissement du régime colonial.

Autiste, la France coloniale a cherché à rattraper le temps perdu au lendemain de 1954. Mais il était trop tard. L’historien Charles André Julien parlera à ce propos « des occasions perdues ».

Comme hier, c’est autour d’un seul est unique mot d’ordre, « Non au cinquième mandat » , puis « Non à un quatrième mandat prolongé » que des millions d’Algériennes et d’Algériens marchent depuis le 22 février. Pourquoi ? Parce qu’ils refusent d’être les témoins impuissants de l’illégalité constitutionnelle, parce qu’ils refusent de subir au quotidien l’injustice, parce qu’ils ont été gavés de promesses non tenues, parce qu’ils veulent vivre leur temps qui n’est pas celui de ceux qui les gouvernent, parce qu’ils ont une autre Algérie en tête.

Un seul représentant

Inconnu à sa naissance, le FLN a fini par s’imposer comme étant le seul recours à un changement radical. Adopté par la plus grande majorité du peuple algérien qui voyait en lui son porte parole et son libérateur, le FLN (historique) a su déjouer les manœuvres et complots ourdis contre lui pour finalement s’imposer aux yeux du monde comme le seul et unique représentant du peuple algérien en lutte pour son indépendance.

Si au jour d’aujourd’hui, le mouvement « El ’Hirak chaa’bi el-djazaïri » n’a pas de représentant (s, es) connu (s, es) et attitré (s, es) , il a par contre une assise sociale qui se chiffre par dizaines de millions d’Algériennes et d’Algériens, de tous âges et de toutes catégories socioprofessionnelles , de toutes tendances politiques et surtout sur l’ensemble du territoire. Il a un programme et une feuille de route qui s’affinent de jour en jour en fonction de l’évolution politique du pays dans une symbiose digne des états majors politique.

Le 22 février 2019 est la réplique incontestable du 1er novembre 1954. Il parachève ce qui a été entamé à la Soummam et détourné en 1962 et même avant. L’Algérie vit son autre grand et décisif rendez-vous avec l’Histoire. Comme leurs arrières grands parents, les jeunes du mouvement « El ’Hirak » ne manquent ni d’intelligence, ni de conviction, ni de foi en l’avenir de leur pays.

La révolution dans la rue

Sans savoir que sa parole était prémonitoire et qu’elle s’inscrivait dans le temps long de l’histoire de l’Algérie, Larbi Ben M’hidi avait lancé, alors que le Révolution cherchait son chemin « Mettez la Révolution dans la rue, le peuple s’en emparera !!!». Alors que le plan Challe avait pratiquement mis à genoux l’ALN, ne voilà-t-il pas que ce sont les femmes, les hommes, les enfants et les vieux qui prennent spontanément le relais et de quelle manière ! L’Algérie des villes, des villages et des douars terrorisée par les paras et autres corps d’armée militaires, encadrée par les SAS et les différents services sociaux qui faisaient plutôt du renseignement, avait défié tous les pronostics. Venu en Algérie le 9 décembre 1960 pour acter la victoire militaire de l’armé française sur l’ALN, le général De Gaulle, n’en sortira pas indemne sur le plan psychologique et politique. Il n’y a qu’à lire ce passage de ses « Mémoires d’espoir » pour s’en convaincre.

« Pendant cinq jours, ce qui a passé devant mes yeux, retenti à mes oreilles et pénétré dans mon esprit me laisse une nette impression des réalités algériennes au moment où le vote sur l’autodétermination va déchirer les derniers voiles. La guerre est quasi finie…Les deux Communautés sont plus éloignés l’une de l’autre qu’elles ne l’ont jamais été : la masse musulmane convaincue qu’elle a droit à l’indépendance et qu’elle l’obtiendra tôt ou tard, les Européens résolus pour la plupart à la lui refuser à tout prix. Le risque va donc croissant de voir les attentats et la révolte changer de sens… (p.121) Par-dessus tout, je tiens pour évident que la situation, à mesure qu’elle se prolonge, ne peut offrir à notre pays que des déboires, peut-être des malheurs, bref, qu’il est temps d’en finir » (p122).

N’est-ce pas cette même image que nous renvoie cette Algérie en profonde mutation ! Il suffit de changer les dates des 9-13 décembre 1960 par 22 février-8-15 mars 2019 (dans l’attente d’autres marches pacifiques) et quelques vocables comme « autodétermination » par « rupture », « guerre » par « ’Hirak chaa’bi », ou « Européens » par « clan au pouvoir» et « masse musulmane » par « peuple algérien » pour avoir la copie presque conforme de ces deux moments déterminants de l’histoire de l’Algérie.

Encore faudrait-il que le président Bouteflika saisisse l’enjeu du moment et qu’il comprenne, comme avant lui « Le Grand Charles », « qu’il est temps d’en finir ». Il ne suffit pas de se prendre pour De Gaulle, il faut être De Gaulle pour avoir le courage politique pour prendre une décision aussi capitale.

La paix des braves bis

Ce qui est déconcertant pour un homme de la trempe du président Bouteflika, le Moudjahed, lui qui a dû vivre comme les autres Moudjahidine « La Paix des braves » comme une vulgaire et grossière provocation, est qu’à première vue il n’a tiré aucune leçon de ce fait tragique qui faut-il le dire a déstabilisé un moment le GPRA et son bras armée l’ALN. Et si à contrario Bouteflika a mis toute son intelligence pour effectivement déstabilisé le ’Hirak et la dynamique qu’il a engendré ? En attendant d’être instruit par la suite des événements, une chose parait certaine. La démarche dans l’un et l’autre cas, est inspirée par la même logique machiavélique, elle est l’émanation du même esprit diabolique. De Gaulle voulait faire imploser la Révolution, Bouteflika veut faire imploser le « ’Hirak chaa’bi ». Le premier a essuyé un cuisant échec, espérons que le second n’ira pas jusqu’à sacrifier l’Algérie. Un quatrième mandat prolongé est une contre solution à la crise et un outrage à la mémoire de ce pays.

Dans son éditorial, El Moudjahid du 10 octobre 1958 (N°30, T. 2, p.32) commente ainsi l’offre de « la paix des braves ». « On a voulu voir dans la déclaration du général De Gaulle une réponse positive aux offres du GPRA. Or à l’analyse, force est de constater qu’elle se place sur un terrain tout à fait différent de celui du gouvernement provisoire et qu’elle fait partie d’une conception de cessez-le-feu qui va absolument à l’encontre des objectifs fondamentaux de notre lutte ».

Comme si 1958 faisait un clin d’œil maléfique à 2019, à 61 ans d’intervalle, sur les pas du général De Gaulle, le président Bouteflika demande dans sa lettre du 11 mars au « ’Hirak chaa’bi » de lever le drapeau blanc. Pour paraphraser El Moudhajid de l’époque, il s’agit ni plus ni moins d’une demande de reddition pure et simple, d’un reniement de l’engagement de tout un peuple, de son combat et des sacrifices consentis.

Autre similitude entre les temps gaullien et bouteflikien : les élections proposées par De Gaulle dans le sillage de « La paix des braves » fixées au 30 novembre 1958 et celles annoncées mais non datées dans la lettre de Bouteflika du 11 mars. Le commentaire d’El Moudjahid (10 octobre 1958, N°30, T. 2, p.32) à propos des élections du 30 novembre 1958 se décline, comme suit : ces élections « dégageront les interlocuteurs avec lesquels le Président du Conseil français fera le reste ». C’est à s’y perdre la tête tant la stratégie de Bouteflika est encore une fois la copie conforme de sa sœur jumelle gaullienne !

Tant qu’il est encore temps

Le sort de l’Algérie est entre les mains de chacune, chacun de nous, Algériennes, Algériens mais par-dessus tout entre les mains du président Bouteflika. Vous qui avez mis fin au bain de sang, faites preuve de sagesse et de courage en faisant un coup d’État à votre propre coup d’État politique du 11 février dernier. Montrez-vous à la hauteur des valeurs de la Révolution du 1er Novembre dont vous vous êtes toujours réclamés. Le sort de l’Algérie est entre vos mains, vos seules mains. Même affaibli par la maladie, vous avez encore la force et le pouvoir d’éviter au pays de replonger dans un nouveau bain de sang, n’en déplaise à Dieu le Tout Puissant.

Saisissez cette ultime chance, vous en sortirez malgré tout, grandi. Dans le cas contraire votre sort sera plus dramatique, plus tragique que celui de Hadj Messali. C’est devant le bûcher de l’Histoire de l’Algérie des Martyrs et des « Haraga » que vous comparaîtrez.

Comme en 1954, comme en 1960 à travers toutes les villes et villages d’Algérie, comme en 1961 à Paris et d’autres villes de France, les Algériennes et les Algériens se sont exprimés. Du haut de ses 2 mètres moins quelques centimètres et de son glorieux passé en faveur de la Libération de la France, De Gaulle a finalement entendu le peuple algérien qui clamait sous les fenêtres de l’Elysée sa haine du colonialisme et son amour pour la liberté. Il a compris que la Gestapo française ne pouvait en aucun cas sauver la France et sa colonie algérienne. Il a alors tranché dans le vif, en faveur de la France en libérant la métropole du poids de sa colonie.

Monsieur Bouteflika, vous qui êtes un admirateur du général De Gaulle, pourquoi n’empruntez-vous la même voie que lui ? La génération Révolution, la vôtre a déjoué le complot ourdi par « La Paix des braves » et mené le combat jusqu’à son terme, c’es-à-dire jusqu’à la restauration de la souveraineté nationale.

Monsieur le Président, retirez votre « Paix des braves bis ». Les jeunes d’« el ’Hirak chaa’bi » ont à maintes reprises réaffirmé leur volonté d’aller jusqu’au bout du processus, jusqu’à l’instauration de la Seconde République algérienne. Même s’ils ne sont pas connectés à l’histoire de la Révolution, elle guide dans l’ombre leurs pas sans qu’ils le sachent. Comme l’ont fait avant eux leurs arrières grands parents, les jeunes d’« el ’Hirak » rejettent le Code de l’Indigénat mouture algérienne, ils condamnent le bakchiche d’hier devenu corruption, ils refusent la marginalisation, l’humiliation. Ils disent non à toutes formes de compromission.

Comme ceux de 1954, ils battent le pavé pour être les dignes citoyens de leur pays. N’est-ce pas vous Monsieur le Président qui avez appelé l’Algérien à « relever la tête » ? N’est-ce pas vous qui avez répété à tue tête que « l’Algérien n’avait pas de pays de rechange » ? N’avez-vous pas incrusté dans les murs de la ville martyre de Saad Bouzid (premier Martyr du 8 mai 1945), dans un élan de générosité politique votre inoubliable « Tab jnanou » ?! Alors, osez, pour vous, pour nous, pour l’Algérie, pour la postérité ; dans un sursaut tout en dignité à l’image de cette jeunesse qui a redoré le blason Algérie ; proclamer maintenant sans attendre, la fin d’une époque.

Ne tergiverser pas. Libérez votre conscience. Soyez par ce geste magnanime, le politicien avisé que vous avez été jusque là, le passeur des gués incertains, l’initiateur de la Deuxième République. Soyez l’homme de la rupture, du devenir, non d’un passé fossilisé. Soyez par votre retrait de la scène politique le maître d’œuvre de l’Algérie de demain, pas son fossoyeur. Osez Monsieur le Président ! Maintenant ! Tout de suite ! Demain il sera trop tard !

L’Algérie vous en sera reconnaissante. Mais, quelque que soient les lendemains que d’occultes mains de l’intérieur du sérail et/ou en dehors de celui-ci réservent à notre Algérie, elle sera toujours debout comme elle l’a été tout au long de son histoire tumultueuse.


 

*Mohammed Ould si Kaddour El-Korso
Professeur associé, université d’Alger2, ancien sénateur, ancien président de la Fondation du 8 mai 1945.

(*) Aux Hirakistes, à ma fille Khadoudja, à mon petit fils Zakariya, mes petites filles Dalia et Jinène.

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