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Hirak, dialogue, armée : Entretien avec Samir Bouakouir

Hirak, dialogue, armée : Entretien avec Samir Bouakouir

Samir Bouakouir, analyste et militant politique, est aussi conseiller politique du premier secrétaire du FFS. Dans cet entretien exclusif accordé à TSA, il évoque la situation politique nationale et le Hirak, plaide pour le dialogue et l’apaisement et s’attaque frontalement aux slogans qui visent l’armée, qu’il considère comme « plus un mot d’ordre contre l’institution militaire qu’en faveur d’un Etat civil ». Il précise que ses prises de position n’engagent que sa personne, « bien qu’elles soient largement partagées par de nombreux cadres dirigeants et de militants » du FFS.

Votre dernière analyse sur la situation politique nationale, livrée dans un média étranger, l’agence Sputnik, appelle forcément une explication. En quoi ce que vous appelez le néo-hirak est-il différent de celui de 2019 ?

Nous ne sommes plus en présence du même phénomène populaire, inter-générationnel et rassemblant l’ensemble des catégories sociales (travailleurs, fonctionnaires, femmes, jeunes…).

La désaffection massive des femmes après celle des couches laborieuses, frappées de plein fouet par la crise sociale et qui ne se reconnaissent plus dans ce discours abstrait sur la démocratie vidée de tout contenu social, a conduit aussi à l’éloignement de fractions importantes des classes moyennes éduquées face à l’irruption dans les marches du lumpen-prolétariat,  cette « armée de réserve » des mouvements réactionnaires et obscurantistes, en particulier dans la capitale.

Cette modification sociologique, au demeurant latente et prévisible faute de perspective politique et qui pervertit  l’esprit de la révolution du 22 février 2019, a eu pour effet une transformation de sa nature politique en quelque chose de nébuleux et d’inquiétant qui rappelle certains épisodes historiques traumatisants, que ce soit dans notre pays ou dans le monde.

Vous récusez particulièrement les slogans qui visent l’armée. Vous estimez qu’ils constituent un danger pour la cohésion nationale. D’aucuns diront que la revendication d’un « Etat civil et non militaire » n’est pas nouvelle par exemple…

De la même manière que ce slogan avait été scandé par les frères musulmans suite à la dissolution de leur l’organisation en 1954 après avoir aidé Nasser à renverser de la monarchie, il a été introduit dans le mouvement populaire suite à l’échec des négociations secrètes entamées entre les islamistes du FIS, et leurs représentants « bon chic bon genre » à l’étranger, et l’entourage immédiat de feu Gaid Salah.

C’est plus un mot d’ordre contre l’institution militaire qu’en faveur d’un « Etat civil », une notion au demeurant ambiguë utilisée dans le passé par Amar Saidani et Saïd Bouteflika pour neutraliser l’armée et imposer le régime civil des oligarques maffieux.

J’ai souvent été critique envers les dirigeants militaires, notamment ceux de 1992 à qui je reprochais d’avoir donné, en interrompant le processus électoral, un argument démocratique à un mouvement d’essence totalitaire.

Mais je dois souligner que l’armée algérienne a fait preuve depuis notamment le 22 février 2019, et indépendamment de l’attitude controversée de son ancien chef d’état-major, de beaucoup de professionnalisme en sécurisant les manifestants et en veillant à ce qu’aucune goutte de sang ne soit versée.

Il est vrai que la nature pacifique des marches a aidé en cela mais il faut reconnaître, en le soulignant, l’attitude responsable et républicaine de notre armée.

L’armée algérienne n’est pas l’armée birmane. Elle n’est pas non plus l’armée égyptienne, ou d’autres armées arabes, dont les financements proviennent de l’étranger, notamment des Etats-Unis.

Elle est composée de jeunes officiers de grande valeur et imprégnés d’un patriotisme à toute épreuve. Je ne doute pas qu’ils soient aujourd’hui disposés à accompagner un processus d’autonomisation du politique qui favorisera l’émergence d’une vraie classe politique capable d’assurer la conduite d’un État même si cela devra nécessiter du temps en raison des fragilités institutionnelles du pays face à un environnement régional potentiellement menaçant pour notre sécurité nationale.

D’où vient selon vous cette manipulation dont vous vous méfiez ? D’un courant politique interne ? De forces étrangères ? Pouvez-vous être plus explicite concernant l’enjeu de ce qui se passe ?

Je ne suis pas un adepte des théories du complot et de la « main de l’étranger » qui déresponsabilisent les régimes en place mais il faut être frappé de cécité politique pour ne pas voir que la globalisation néolibérale, à ne pas confondre avec la mondialisation qui est un phénomène ancien et naturel, vise à affaiblir les États nationaux et les dessaisir de leurs prérogatives notamment en matière économique et sociale pour les réduire à leurs seules fonctions régaliennes de « maintien de l’ordre » et soumettre ainsi les peuples à la dictature des marchés financiers et à la voracité des multinationales.

La séquence dite des « printemps arabes », après celle des révolutions dites colorées à la suite de l’effondrement de l’URSS, s’inscrit en droit ligne de processus qui, sous couverts des modèles transitionnels « clefs en main », tend à faire émerger de nouvelles classes dirigeantes compradores totalement soumises à l’ordre (ou plutôt le désordre) néolibéral.

La reconfiguration et le remodelage des États par la manipulation des facteurs ethniques, identitaires et religieux engagée par les forces de l’OTAN avec la guerre en Irak et le démantèlement de son armée est toujours à l’ordre du jour.

L’Algérie, un des derniers bastions historiques de la résistance à l’hégémonie occidentale, fait partie de la liste des pays à neutraliser.

Y a-t-il un risque réel de dérapage ? Comment peut-il advenir ?

Sans chercher à semer un sentiment de peur, c’est un risque réel. Les islamistes radicaux et les extrémistes autonomistes et séparatistes, au nord comme au sud, jusqu’alors en embuscade, s’affichent aujourd’hui de façon ouverte et agressive en s’emparant de la rue pour exercer une réelle hégémonie.

Pour eux, la « silmiya » a toujours été une ruse, une « tactique de guerre », car tout dans leurs discours incite implicitement à la violence. Si dérapage il y a, ce que la majorité de nos compatriotes ne souhaitent pas, la responsabilité incombera à ceux qui agissent, en collusion secrète, à la fois au sein de ce néo-Hirak et des appareils d’Etat, pour l’essentiel des résidus encore nocifs du régime Bouteflika, pour empêcher toute solution politique.

A supposer qu’il y a bien des infiltrations, des tentatives de récupération et même des déviances dans le Hirak actuel, le pouvoir n’est-il pas quelque part responsable de cette situation en refusant de faire la moindre concession à celui de 2019-2020 ?

Il n’a jamais été question de dédouaner le pouvoir de sa responsabilité dans l’impasse politique. Mais nous devons aujourd’hui absolument sortir de cette logique de rapport de force qui finira par mener le pays droit dans le mur. Lorsque j’entends ces leaders, intronisés en tant que tels je ne sais comment ni par qui, qui rejettent par principe tout dialogue en revendiquant ni plus ni moins que la chute du « pouvoir militaire », on est en plein délire politique infantile.

C’est faire preuve d’indigence intellectuelle et d’immaturité politique que de penser qu’un climat de confrontation, sous prétexte de faire « pression sur le pouvoir », serait favorable à un changement politique, radical et pacifique.

Mais fort heureusement, les langues commencent à se délier et beaucoup de voix sages, y compris au sein du « hirak », se démarquent de ces « va-t-en-guerre » et s’expriment en faveur du dialogue.

Vous êtes un militant et un observateur connu sur la scène politique nationale et aussi le conseiller politique du premier secrétaire du FFS. Sous quelle casquette vous vous exprimez ? Votre discours c’est aussi celui de la direction actuelle du FFS ?

J’ai toujours été clair sur ce sujet. Mes prises de positions n’engagent que ma personne bien qu’elles soient largement partagées par de nombreux cadres dirigeants et de militants. Le FFS s’exprime par sa voix officielle qui n’est autre que celle de son premier secrétaire, Youcef Aouchiche.

La direction du parti est justement critiquée même en interne pour avoir accepté de rencontrer le président de la République. Pourquoi le FFS a-t-il accepté de participer au dialogue ?

Il s’agit de consultations. Pourquoi les refuser ? Ce serait une attitude irresponsable et contraire à l’éthique politique du FFS. Les représentants du FFS reçus à la présidence ont agi en toute transparence quand d’autres négocient dans l’obscurité.

Ils n’ont fait qu’exprimer les attentes légitimes de nos compatriotes et exposer la vision de sortie de crise du parti tout en réclamant des mesures d’apaisement.

Je rappelle qu’un vrai dialogue suppose un ordre du jour et des objectifs clairs ainsi qu’un climat politique propice à sa tenue. Nous n’en sommes pas encore là. Mais nous devons tendre résolument vers cet objectif car il n’y a pas d’autre issue pour le pays.

Par ailleurs, je ne vais pas m’attarder sur les réactions irrationnelles de certains militants largement influencés par une propagande menée par un média basé à l’étranger et des milieux traditionnellement hostiles au FFS et à feu Hocine Ait Ahmed.

Je reste persuadé que beaucoup d’entre eux finiront par prendre conscience que ce n’est nullement renoncer à ses convictions que d’agir avec responsabilité lorsque les intérêts vitaux et stratégiques de son pays sont en jeu.

Pour les détracteurs de la direction, il n’est pas approprié de prendre part au dialogue dans les conditions actuelles, avec la fermeture des champs politique et médiatique, l’arrestation et la condamnation de militants, de journalistes et d’internautes, le blocage de sites d’information. Que répondez-vous ?

Je répète qu’il ne s’agit pas d’un dialogue tel qu’il a été proposé par la direction du FFS qui présuppose un climat politique apaisé. La libération des détenus d’opinion est un premier pas.

Il en faut d’autres maintenant. Les arrestations et les condamnations arbitraires doivent en effet cesser tout comme le blocage des sites d’information, à l’exemple de TSA.

Les violences policières visant des manifestants pacifiques, comme ce fut le cas notamment à Oran, sont inacceptables. Leurs auteurs doivent être poursuivis et sanctionnés par leur hiérarchie.

Mais parler comme certains de répression massive et aveugle de la part des forces de sécurité relève d’une grossière propagande mensongère dont l’objectif n’est autre que d’internationaliser la crise.

| Lire aussi : Hirak : le pouvoir algérien face aux limites de sa stratégie répressive

Le président de la République s’est-il engagé sur quelque chose de concret lors de sa rencontre avec la délégation du FFS  ?

Cette question doit être posée aux responsables du FFS, seuls habilités à y répondre. Pour ma part, je m’en tiens au communiqué qui a été lu par le premier secrétaire à la sortie de la rencontre même si j’ai eu l’occasion de souligner la disponibilité et la capacité d’écoute du président. Mais, en définitive, seuls les actes comptent.

La position actuelle du FFS rappelle étrangement celles du parti vis-à-vis du mouvement des Arouch au début des années 2000 et la tentative de lancer un mouvement en Algérie dans le sillage des révoltes du printemps arabe en 2011. Pour une formation qualifiée du plus vieux parti d’opposition, il y a comme une incohérence qui mérite un éclairage…

Il n’y a aucune incohérence. Le mouvement des Arouch et le néo-Hirak présentent des caractéristiques communes, des similitudes troublantes : le refus du politique. Nous sommes face aux mêmes procédés totalitaires qui consistent à empêcher tout débat démocratique et à casser toute initiative politique de sortie de crise.

La position actuelle du FFS augure-t-elle d’une participation aux prochaines législatives ?

La décision appartient au conseil national. A titre personnel, je considère que si ces élections anticipées ne vont pas permettre au pays de sortir définitivement de l’impasse, elles peuvent toutefois constituer une réelle opportunité si elles sont appréhendées comme un moyen démocratique de parvenir à une solution politique globale et consensuelle et non comme une finalité destinée à recycler les vieilles clientèles de l’ancien régime ou à en promouvoir de nouvelles à partir de structures fabriquées artificiellement à l’exemple de « Nida el watan », piloté par un conseiller pour le moins sulfureux de la Présidence.

Une clarification de la part du chef de l’Etat s’impose pour lever les doutes légitimes exprimés par l’opinion publique.

Si on ne doit rien attendre d’un mouvement dont les slogans mettent en danger la cohésion nationale comme vous le décrivez, l’Algérie ne peut en revanche pas continuer à tourner en rond dans une conjoncture économique et sociale difficile. Quelle solution préconisez-vous ?

Entièrement d’accord avec vous. Les vrais difficultés sont devant nous et plus vite nous trouverons une sortie par le haut et mieux nous nous attellerons à relever les défis économiques et sociaux.

Ma solution, c’est celle préconisée par un parti comme le FFS, ainsi que par les élites patriotiques, celle d’engager le pays dans une voie nationale de démocratisation qui sanctuarise l’Etat national, préserve les richesses de la Nation, mobilise les compétences nationales et réaffecte les ressources financières pour soutenir et mettre en œuvre un vrai projet de développement autocentré.

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