Chronique livresque. Les mémoires de Mohamed Said Mazouzi, recueillis par Lahcène Moussaoui*, méritent d’être mises entre toutes les bonnes mains des Algériens pour qu’ils sachent que la Révolution algérienne a été prodigue en héros.
Il y avait bien sûr Ben M’hidi, Boudiaf, Abane, mais à côté d’eux il y avait aussi, moins connus sans doute, mais tout aussi héroïques des hommes comme Mazouzi.
Mazouzi révoque le wali
1963. Mazouzi qui fait dans la litote a du mal à masquer sa désapprobation à l’encontre du wali de Tizi Ouzou, un dilettante, une sorte de play-boy alors que l’heure est au sacrifice et à la besogne.
Mazouzi, qui est responsable du parti à Tizi, le prévient plusieurs fois que l’heure n’est pas à la folâtrerie. Il le sermonne dans un style paternaliste: « Comment, toi wali de Tizi Ouzou, en Algérie révolutionnaire, peux-tu te comporter ainsi ? Que vont penser de toi tes propres collaborateurs, ces coopérants exerçant à la wilaya ? Il faut être présent partout, pour voir les problèmes des citoyens. »
Il ne veut pas entendre raison ? A la bonne heure. On se réunit au parti et on le relève de ses fonctions. Qui mettre ? Les membres du Parti veulent mettre leur chef, Mazouzi. Il refuse. Il propose le nom de Ali Zamoum, un grand moudjahid, ancien condamné à mort, ancien détenu, comme lui. Voilà Zamoum wali de Tizi Ouzou.
Boumediène fait son coup d’État ?
Mazouzi n’est pas d’accord avec ces pratiques. Il veut voir Boumediène pour le lui dire en face. Boumediène le reçoit lui et quelques autres compagnons. Mazouzi vide son cœur. Boumediène se défendra en évoquant « El fawdha » de Ben Bella, l’improvisation de Ben Bella, le pouvoir personnel de Ben Bella. Bref, Ben Bella avait rempli son rôle de cheval de Troie. Plus besoin de lui.
En fait, Mazouzi avait déjà son idée sur Ben Bella . « Dès ma première rencontre avec Ben Bella, qui n’aura duré, tout compte fait, que quelques semaines ou quelques mois, j’ai découvert l’homme dans sa nudité ou sa crudité, ses qualités et ses défauts. Il était tellement entier qu’il se laissait voir, s’offrait à tous, entier pour qui savait ou voulait observer. J’ai découvert et observé Ben Bella, mesuré l’homme en son égo démesuré, hypertrophie… »
Ce n’est pas seulement un portrait à charge, Mazouzi est trop honnête et trop fin pour ne pas voir que dans chaque homme il y a parfois autant de lumière que d’ombre : « Même si j’ai été souvent en désaccord avec lui et ses méthodes, je dois reconnaître ses qualités de militant, son engagement et son désintéressement. Il avait des capacités de travail inouïes, dormait peu, toujours en éveil, prêt à tout. Il était à l’époque, peu soucieux du matériel et frugal à l’extrême. »
Boumediène ayant dissout toutes les institutions du pays, le FLN se retrouva sous la tutelle du Conseil de la révolution qu’il avait créé. Mazouzi se retira alors du parti. Il précise que s’il n’avait pas eu son salaire de député – il ne le fut qu’après avoir été forcé par Ben Bella – il n’aurait pas eu de quoi subvenir aux besoins de sa famille.
Pas rancunier Boumediène l’appelle. Il lui propose le poste de wali à Tizi Ouzou. Pas moins. « Tu peux agir, tu seras utile », lui dit-il.
Il dira non. Il le relança trois fois avant qu’il n’accepte sous la pression des habitants de la ville des genêts.
« Cherif Belkacem chaleureux, Ahmed Medeghri froid »
En mars 1966, le voilà installé par Cherif Belkacem, membre du Conseil de la Révolution : « C’est un homme d’une grande intelligence et qui m’a toujours marqué respect et considération. Ce qui n’était pas mon sentiment avec Medeghri que je trouvais froid, distant et trop porté sur le copiage de la législation française. Son équipe au ministère de l’Intérieur l’était encore plus. »
Il restera deux ans à Tizi Ouzou. Son bilan ? « En deux ans, je me suis engagé à fond, très engagé. J’ai fait des opérations extraordinaires, exceptionnelles. Avec une équipe qui était elle aussi exceptionnelle. (…) Sans fausse modestie, je crois que j’ai globalement réussi ma mission, fut-elle de courte durée. »
Boumediène qui a décidément un penchant pour son caractère de fonceur lui propose le poste de ministre des Affaires sociales. Il refuse encore sous prétexte qu’il avait encore du boulot à faire à Tizi Ouzou en ajoutant qu’il n’était pas en mesure de concevoir une politique du Travail et des Affaires sociales pour le pays. Réponse ironique de Boumediène : « Tu prétends, toi, faire la politique du Travail de l’Algérie ? La politique du Travail et des Affaires sociales du pays, c’est le gouvernement qui la définit. Toi, en tant que ministre, tu l’interpréteras et tu la feras exécuter sur le terrain. (…) J’ai retenu le fait que dans l’esprit de Boumediène, ce n’est pas lui qui décide de tout ».
Le voilà ministre. Dans sa feuille de route deux chantiers. D’abord élaborer Le droit du travail. « J’ai dû créer une commission, faire appel à des experts dont le professeur Mahiou, pour déchiffrer et défricher le terrain afin de formuler un projet valable et viable qui tienne la route. »
L’autre chantier était celui de la Sécurité sociale sans oublier la formation professionnelle. Il s’acquitta de ces taches avec une abnégation et une clairvoyance de grand ministre qu’il était.
A ce ministère, il ajouta une dimension culturelle grâce à Ali Zamoum qui lui fit la suggestion. Mazouzi décida alors de créer l’Action culturelle du ministère du Travail. Qui mettre à sa tête ? Zamoum lui propose Kateb. Ce sera Kateb. « C’est comme ça qu’on a pu récupérer Yacine et le lancer dans la bagarre. C’est le moment où il a écrit sa première pièce de théâtre en arabe dialectal : « Mohamed prends ta valise », puis : « La guerre de deux mille ans » Il y a eu la création au niveau des grandes entreprises, de petits noyaux de vis-à-vis pour les rencontres avec Kateb Yacine qui allait expliquer aux travailleurs de l’émigration, les relations entre les émigrés et l’intérieur »
L’apport de Kateb a donné une autre dimension au ministère, une autre image aussi, celle d’un ministère moderne, ouvert et créateur de liens sociaux. Et puis patatras ! Voici le débat sur la charte nationale et voici Kateb Yacine qui dénonce sans complaisance tout ce qui lui parait dénonciable notamment les institutions culturelles et leurs responsables. Boumediène appelle alors Mazouzi : « Kateb est avec toi ? » Comme s’il ne le savait pas, alors que rien ne lui échappait. Il savait parfaitement que ça faisait des années que Kateb était avec moi. Je lui ai donc dit oui. Il m’a répondu : « Alors, appelle-le et dis-lui que celui qui ne sait pas parler ne doit pas parler, il va écrire. Ça, il sait le faire. Qu’il aille écrire. »
Mazouzi demande à voir Kateb. Kateb vint. Il lui transmet le message de Boumediène : « Il m’a demandé de te dire de ne pas parler parce que tu ne sais pas parler, mais par contre tu dois écrire parce que tu sais écrire. » Alors Kateb éclata de rire, un rire « homérique. Pendant un bon moment. Et quand il a calmé son fou rire, il m’a dit : « Il a raison, il a mille fois raisons. » Ça ne l’a ni offusqué, ni scandalisé ou révolté. »
En quittant le ministère du Travail pour celui des Moudjahidine, Mazouzi n’oublie pas de recommander Kateb à Rédha Malek alors ministre de l’Information et de la Culture. Il lui recommande de le nommer au théâtre régional de Sidi Bel Abbes.
Le ministère des Moudjahidine où il fut nommé ne fera pas de lui un heureux. En revanche de Boumediène, il garde un souvenir ému, le dernier : « C’était à son retour de Moscou. Nous étions conviés à l’accueillir à l’aéroport. Et nous ensuite étions six ou sept ministres à l’accompagner chez-lui. Il était malade et très affaibli. Assis à demi allongé et nous autour de lui. Il y avait à côté de lui, Tayebi Larbi, ministre de l’Agriculture. Au lieu de parler de lui-même, de son état, il s’est tourné vers celui-ci et lui a dit : « Ya Si Larbi, la pomme de terre a atteint deux dinars. La pomme de terre à deux dinars, quel malheur ! (« Khessara !»). On avait décidé que la pomme de terre ne devait jamais dépasser un dinar, que le pauvre puisse manger à sa faim. »
Avec Chadli, il ira de déceptions en déceptions tant l’homme se révélait indécis se reposant entièrement sur ses collaborateurs dont le Premier ministre Abdelhamid Brahimi qu’il qualifiera d’homme qui a ruiné l’Algérie.
Par la suite quand le terrorisme s’abattra sur l’Algérie, Nezzar lui demandera de faire partie du HCE. Il refusera tout en soutenant à fond cette démarche pour sauver la République.
Son autobiographie se terminera sur une note pessimiste : « On parle de quelqu’un ou d’un peuple qui « mange son blé en herbe », nous en sommes, nous à en ronger les racines. Et la pauvre Algérie est, chaque jour plus éloignée des lendemains qui chantent. »
*Mohamed Said Mazouzi
J’ai vécu le pire et le meilleur
Mémoires recueillis par Lahcène Moussaoui
Casbah Editions