Économie

L’Algérie enclenche le processus de sauvetage de sa steppe

Barrière naturelle contre l’avancée du désert, la steppe algérienne, qui s’étend sur un vaste territoire entre le nord et le sud du pays, est sérieusement menacée.

Pour la sauver, l’Algérie vient de se doter d’une nouvelle loi sur les forêts dont une partie est consacrée aux régions steppiques du pays et notamment les zones couvertes par l’alfa.

Malgré l’immensité des surfaces en question, les éleveurs de moutons se sentent de plus en plus à l’étroit. En cause des pratiques de labours anarchiques. Aussi, cette loi permet d’entrevoir un espoir entre développement agricole et pastoralisme.

Ces dernières années, des conflits entre éleveurs et investisseurs sont apparus dans les régions steppiques en Algérie. En 2017, des éleveurs de la wilaya de Saïda brandissaient des touffes d’alfa et d’armoise arrachées après le passage de charrues.

Face aux caméras d’El Bilad TV, ils dénonçaient le labour des terres de parcours : « Il n’y a plus de parcours pour nourrir les bêtes, on a recours à l’orge en grain mais qui est cher ».

Les pluies sont faibles dans ces zones, à peine 100 à 250 mm par an. Leur surface d’une vingtaine de millions d’hectares présente des sols le plus souvent peu profonds. Aussi de tout temps, seul le pastoralisme a trouvé place sous la forme du nomadisme. Les éleveurs se déplacent dès que la végétation des parcours est consommée par les moutons.

Les steppes à alfa sont considérées comme un rempart à l’avancée du désert du sud vers le nord de l’Algérie.

Co-auteur d’une étude sur la steppe à alfa du sud-ouest algérien, Aïcha Moulay alertait en 2012 : « Surpâturage, défrichements et sécheresse sont à l’origine de leur dégradation. » Elle appelait à ce que ce processus soit endigué, car « les steppes à alfa, dans des conditions favorables, constituent une véritable base de régénération forestière pour le pin d’Alep ou encore l’olivier sauvage. »

Afin de concilier élevage du mouton et préservation de la couverture végétale, le Haut-commissariat au développement de la steppe (HCDS) a mis en place avec les mairies des régions steppiques la location saisonnière des parcours.

Une location réalisée après une mise au repos de ces parcours avec parfois reboisement avec des arbustes fourragers. Une stratégie favorablement accueillie par les éleveurs et aujourd’hui entrée dans les mœurs sous le terme de « mahmiyates ».

Stratégie également appréciée par Aïcha Moulay : « La mise en défens de trois ans donne des résultats assez intéressants, puisque, dans la zone d’étude, la biomasse annuelle est passée de 126 kg de MS/ha à 454 kg de MS/ha. La composition floristique a également évolué de 27 à 71 espèces. »

Mais, l’universitaire a appelé à une exploitation raisonnée de ces parcours après avoir observé qu’au bout de 2 années de location, les nappes alfatières retrouvaient rapidement « leur stade de dégradation initial ».

Nouvelle loi sur les forêts en Algérie : la steppe concernée

L’article 51 de la nouvelle loi algérienne sur les forêts rappelle la nécessité de « la protection et la sauvegarde des nappes alfatières et des terres à vocation alfatière en leur qualité de patrimoine national à valeur économique et environnementale ».

Elle précise également la nature incessible de ces terres. Son article 12 dispose en effet que le domaine public forestier national « est inaliénable, imprescriptible et insaisissable ».

Quant à l’article 27, il précise que « le déclassement d’une terre relevant du domaine public forestier, pouvant aboutir à la perte de sa qualité de bien public de l’Etat, ne peut être effectué qu’en vertu d’un décret pris en Conseil des ministres ».

Il s’agit là de dispositions bienvenues qui pourraient permettre de protéger les nappes alfatières d’autant plus que les zones steppiques en Algérie connaissent de profondes mutations.

La loi de 1983 relative à l’Accession à la propriété foncière agricole (APFA) permet actuellement aux populations de cet immense territoire et aux investisseurs de participer à des projets de développement agricole sous la forme de concessions agricoles d’une durée de 40 ans.

Sa première version octroyait le droit à tout individu d’acquérir des terres à vocation agricole à condition de les mettre en valeur. Une deuxième version l’a restreint aux seules régions sahariennes.

C’est ce qui a sans doute conduit à des erreurs d’interprétation de la loi concernant l’APFA. Dans une étude réalisée en 2017 dans la région d’Aflou sur les pratiques d’irrigation, des universitaires faisaient remarquer que « le statut de concessionnaire est de fait assimilé, par les bénéficiaires, à celui de propriétaire, la reprise des terres concédées par l’État, n’étant pas envisagée ».

Face à la demande en viande et l’importation d’orge lors des périodes de disette, l’élevage du mouton n’a cessé de se développer dans les régions steppiques. Cette augmentation des effectifs et de la disponibilité en moyens de transport a modifié les rapports entre éleveurs.

« Avant, on ne se bagarrait jamais pour des territoires. On faisait juste attention à ne pas mélanger nos cheptels. Mais avec la sécheresse, les temps ont changé…», témoignait en 2009 un éleveur de Djelfa dans les colonnes d’El Watan.

Pour pallier la faiblesse des parcours naturels, des éleveurs ont entrepris de développer la culture de céréales. Dès 1995, des études ont montré « l’appropriation individuelle des terres pastorales collectives à travers l’extension des emblavures céréalières ».

Auparavant cantonnée aux bas-fonds, cette pratique s’est étendue aux zones de parcours. Traditionnellement en milieu steppique, les troupeaux de moutons ne doivent pas traverser une terre labourée. Certains éleveurs ont profité de ce droit d’usage pour tenter de s’approprier des terres, le plus souvent d’un seul trait de charrue.

« Les clôtures des terres mises en valeur ou en attente d’une régularisation, se multiplient et bloquent parfois le passage des troupeaux. Elles concernent parfois des zones épargnées par la mise en valeur en faisant valoir le fait accompli », alertait en 2011 l’universitaire Mohamed Hadeid, co-auteur d’une étude sur la steppe.

La loi sur l’APFA a été suivie en 2000 du Plan national de développement agricole (PNDA). Un plan doté de plus de 500 millions de dollars, soit 10 fois les montants alloués au cours des années 90, ce qui a permis d’allouer aux investisseurs des subventions de l’ordre de 60 % pour l’acquisition de matériel d’irrigation, le forage de puits et l’aménagement de bassins.

La multiplication des autorisations de forage ont permis un accès aux réserves d’eau souterraines. Au mode de forage rotatif est venu s’ajouter le forage par battage réalisé le plus souvent par des artisans syriens.

Un temps interdit dans la wilaya de Tiaret, ce mode de forage a été progressivement autorisé comme en 2023 par Bouznane Derradji le wali de Naâma. Traditionnellement, l’utilisation des parcours steppiques mettait en compétition des tribus ou des familles élargies, aujourd’hui la politique de développement et la gratuité des concessions agricoles fait converger vers la steppe des investisseurs venus des wilayas du Nord du pays.

A plusieurs reprises, Mohamed Hadeid a fait part de son inquiétude face aux mutations en zone steppique : « L’ambiguïté de l’aspect foncier et la crise du pastoralisme tendent à détourner l’opération de mise en valeur vers une appropriation progressive des terres pastorales ».

Steppe, une barrière naturelle contre l’avancée du désert

Avec quatre fois la superficie des terres agricoles du nord du pays, les régions steppiques représentent des zones propices à la mise en place de projets de développement agricole et à la création d’emplois.

Trois années après le lancement du PNDA, les services agricoles revendiquaient au niveau national la création de 445.000 emplois dont plus de 380.000 emplois permanents.

En zone steppique, les réalisations se sont rapidement multipliées : plantations d’arbres fruitiers ainsi que d’oliviers ou développement de la production de pomme de terre et d’oignons, enfin extension de la culture de fourrages irrigués.

Les plantations ont concerné : olives, pistaches, pommes, grenades et nectarines. Les investisseurs peuvent compter sur les pépinières locales et notamment sur celle du joint-venture algéro-italien VitroPlant située à Blida qui commercialise des dizaines de milliers de plants.

La gratuité de la terre et de l’eau a amené des investisseurs à s’intéresser à la transformation des produits agricoles. A Saïda, sur les 12.000 hectares, le groupe Sahraoui a planté près de 2 millions d’oliviers en conduite hyper intensive. Sa production d’huile d’olive est exportée.

En 2005, Hakim Alileche a planté 16.000 oliviers à Ain Oussera dans la wilaya de Djelfa et triture les olives dans sa propre huilerie.

En 2019, Salim Amra patron du groupe Golden Drink (marque Tazej) a planté sur 1 500 hectares des arbres fruitiers entre Djelfa et M’sila. Les fruits devraient servir à produire des jus, des confitures et des biscuits dans son usine de Béjaïa.

« L’Algérie importe 800 millions de dollars de concentrés de fruits chaque année alors qu’on peut facilement fournir des produits de qualité avec 50 % de la production destinée à l’exportation », confiait dernièrement à la presse Salim Amra.

Pour leurs plantations, les investisseurs réalisent au bulldozer le défoncement de la dalle calcaire située à faible profondeur. « Un passage croisé est préférable à un simple passage », recommande un investisseur. Dans le cas des sols profonds de Brezina (El Bayadh), après l’arrachage des touffes d’alfa et d’armoise, la culture de pomme de terre ou d’oignon ne nécessite qu’un simple aplanissement du sol.

Dans ces régions, avec des apports de 250 mm d’eau par les pluies, l’irrigation est indispensable car les arbres ont des besoins de l’ordre de 800 m. Aussi, le solde est puisé dans la nappe souterraine. Certains investisseurs disposent de réservoirs d’eau d’une capacité totale de 900.000 m3.

Des éleveurs sont parfois tentés par l’arboriculture. En juin dernier à Djelfa, El Hadj Yahia, un important éleveur confiait à El Watan : « L’agneau de 4 mois, c’est-à-dire le mouton de l’Aïd prochain, se négocie aujourd’hui à 50.000 dinars. Combien vas-tu le vendre après l’avoir engraissé toute une année ? À ce prix-là, autant investir dans les arbres. »

Cohabitation éleveur et mise en valeur agricole

Milieu fragile, les nappes alfatières de la steppe ont longtemps été consacrées au pastoralisme à travers le nomadisme des éleveurs. Les mutations actuelles amènent à des questions. Dès 2016 Mohamed Hadeid se questionnait : « Une véritable conversion du pasteur en agriculteur-éleveur est-elle possible dans les Hautes Plaines sud-oranaises au moment où les opérations de mise en valeur agricole dans la steppe ne cessent de s’étendre ? »

En bon connaisseur de la steppe, il alertait également sur le fait que « l’ambiguïté de l’aspect foncier et la crise du pastoralisme tendent à détourner l’opération de mise en valeur vers une appropriation progressive des terres pastorales ».

Assurer une cohabitation entre éleveurs et investisseurs n’est pas évident. Leurs intérêts et leurs logiques peuvent être opposées tant dans l’utilisation de l’espace que des réserves en eau.

La nouvelle loi institue la création d’une « police forestière » et l’article 129 stipule que « les officiers et les agents de la police forestière sont habilités à rechercher, à enquêter et à constater les infractions prévues par la présente loi ». Ces dispositions pourraient permettre de sanctionner les auteurs d’atteintes à l’environnement dont les labours anarchiques.

Cependant, une loi n’est pas le gage de la résolution de tous les dysfonctionnements. Dans le cas de la loi sur l’eau, bien que celle-ci date de 2005, son application reste incomplète.

En 2017 Ali Daoudi de l’Ecole nationale supérieure d’agriculture d’El Harrach (Ensa) indiquait dans une étude dont il est co-auteur : « L’application des dispositions de la loi de 2005 reste très limitée ».

C’est le cas de la nécessité « d’utiliser l’eau d’une façon rationnelle et économique » et de « l’obligation du paiement d’une redevance en contrepartie du droit d’usage de l’eau souterraine » comme plusieurs articles de cette loi le stipulent.

Cet universitaire note que bien que l’Etat soit actuellement « tolérant », il « pourrait reprendre en partie la main sur le contrôle de l’eau, via le contrôle des autorisations de forages et une redevance. »

Dans le cas de la nouvelle loi sur les forêts et les nappes alfatières, en se dotant de leviers réglementaires, l’Etat se réserve aujourd’hui la possibilité d’agir afin de garantir la durabilité des systèmes agricoles sur sols fragiles que constituent les territoires steppiques.

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