Économie

L’Algérie peut-elle récupérer l’argent transféré illégalement à l’étranger ?

La lutte contre la corruption menée par la justice depuis quelques semaines est probablement la plus grande opération « mains propres » dans l’histoire contemporaine de l’Algérie.

Elle touche des hommes d’affaires, des hauts responsables de l’État et des cadres sans distinction de secteurs ou de grades. Cette opération est accompagnée par un débat sur les meilleures voies et mécanismes pour récupérer l’argent public transféré d’une manière illégale à l’étranger à la faveur de transactions frauduleuses sous plusieurs formes.

Selon les experts, la Convention des Nations Unies contre la corruption, ou la Convention de Merida de 2003, permet aux États de récupérer l’argent volé. « La présente Convention s’applique, conformément à ses dispositions, à la prévention, aux enquêtes et aux poursuites concernant la corruption ainsi qu’au gel, à la saisie, à la confiscation et à la restitution du produit des infractions établies conformément à la présente Convention », est-il souligné dans l’article 3.

L’article 31 du même traité international oblige tous les États, dans le cadre de leur système juridique interne, de prendre toutes les mesures nécessaires pour confisquer, saisir ou geler les produits de corruption, de blanchiment d’argent et/ou des biens mal acquis y compris en cas de conversion (achats de villas, de commerces, de terrain, d’entreprises, etc).

Abderrahmane Hadj Nacer, économiste et ancien gouverneur de la Banque d’Algérie, propose de s’attaquer aux pays qui acceptent que l’argent volé ou d’origine inconnue soit déposé dans leurs banques et établissements financiers.

« Les européens ont mis en place le système de recel. Un voleur va revendre ce qu’il a pris sans factures. Les policiers vont mettre en prison le voleur et l’acheteur qui est un receleur puisqu’il a acheté un produit d’origine inconnue, volé. Lorsque vous envoyez des milliards d’euros en Suisse, en Grande Bretagne ou en France, on vous ouvre des comptes bancaires. Mais, si vous, en tant que citoyen, vous voulez ouvrir un compte dans ces pays avec 1000 euros, ils vous disent non. Mais, pour un milliard d’euros, c’est le banquier lui-même qui viendra vous prendre avec son avion privé ! L’urgence n’est pas d’attaquer l’argent volé des Algériens, mais les pays qui reçoivent cet argent », a-t-il précisé lors d’un récent débat à Alger.

« Des États receleurs…. »

« Les binationaux, installés au Canada ou ailleurs, doivent s’en prendre aux pays de leur résidence du fait qu’ils soient des États receleurs parce que si on change la perception de nos dirigeants des pays où ils vont se cacher demain, ils vont changer de comportement. Aux États-Unis, avoir un passeport américain vous oblige à payer les impôts. Chez nous, l’État a installé les conditions pour l’apparition de l’argent brutal. C’est un argent qui dépend de la destruction de l’État. Un État régulateur n’adopte jamais une politique désindustrialisante ou détruit l’industrie nationale pour pouvoir importer. L’argent brutal signifie la destruction de valeur pour que l’effet multiplicateur des dépenses ait lieu à l’étranger », a-t-il analysé.

Pour l’avocat Khemissi Athmania, le juge algérien peut demander ou ordonner la saisie des avoirs déposés à l’étranger. L’appareil diplomatique pourrait être sollicité pour les faire appliquer en commençant par une saisie provisoire des fonds avant les procès. « Après le procès, les procédures de saisie définitives des fonds seront engagées avant de les transférer en Algérie », a-t-il précisé dans une déclaration à la presse.

« On ne peut s’attaquer à une personne sans un dossier solide à l’appui »

Hind Benmiloud, avocate à la Cour suprême, a expliqué, lors du Forum d’El Moudjahid, organisé cette semaine à Alger, que l’Algérie dispose de tout l’outil juridique nécessaire pour « rapatrier les fonds détournés et transférés à l’étranger » à condition qu’une volonté politique existe.

Elle a cité la loi 01/06 de 2006 sur la lutte contre la corruption, citée souvent dans les enquêtes ouvertes récemment par les tribunaux et qui est « une traduction nationale » de la Convention de l’ONU.

Selon elle, la société civile algérienne peut se constituer partie civile pour obtenir le gel, puis le transfert des fonds volés et des biens mal acquis.

Hind Benmiloud a recommandé de ne pas se précipiter, de faire une évaluation précise des montants détournés et d’identifier les auteurs avant d’engager les procédures en extérieur.

« Cela va être difficile. J’insiste sur le fait qu’on ne peut s’attaquer à une personne sans un dossier solide à l’appui, la preuve étant essentielle dans les affaires pénales. Toutes les affaires de corruption, que ce soit en Algérie ou ailleurs, prennent énormément de temps », a-t-elle prévenu, citée par l’agence officielle.

Installé à Fribourg, en Suisse, l’avocat algérien Lachemi Belhocine a engagé, avec d’autres avocats algériens, une procédure pour récupérer les fonds illicites en provenance d’Algérie.

« La loi sur les avoirs et patrimoine permet au gouvernement suisse de bloquer tous les avoirs suspectés d’avoir été illicitement transférés depuis l’Algérie en Suisse. La mesure conservatoire permet de geler ces fonds en attendant une décision de justice algérienne de rapatriement, une fois la lumière faite sur l’origine de ces fonds », a-t-il déclaré dans une interview à TSA.

Et d’ajouter : « La base légale en Suisse est la Loi sur les valeurs patrimoniales d’origine illicite, LVP. Cette loi permet au gouvernement suisse de bloquer les avoirs soupçonnés illicites. Du reste, la Suisse a déjà rendu environs quinze fois ce type de décision envers les avoirs de Ben Ali, Moubarak, etc. La mesure conservatoire a permis de geler des centaines de millions et de les restituer aux peuples notamment tunisien, égyptien, etc. Pourquoi pas notre peuple algérien ? Notre collectif est en train d’analyser les documents que nos compatriotes nous acheminent en vue d’une plainte pénale pour blanchiment d’argent ».

Selon l’expert financier Mohamed Boukhari, cité par l’agence APS, l’Algérie a enregistré une moyenne de flux illicites évalués à 11 milliards de dollars en 2015, « calculée sur la base d’un rapport onusien qui l’avait estimée à 8 milliards de dollars, contre 14 milliards pour le FMI, et se référant aux surfacturations et sous-facturations liées au commerce extérieur ».

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