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L’angoissante et paradoxale solitude des femmes algériennes harcelées publiquement

L’angoissante et paradoxale solitude des femmes algériennes harcelées publiquement

Le harcèlement public, ou harcèlement de rue est un fléau mondial, aucun pays n’est épargné. En Algérie, malgré l’instauration d’une nouvelle loi qui punit sévèrement les harceleurs, il prend des proportions de plus en plus inquiétantes, les lieux publics deviennent un enfer quotidien pour les femmes qui s’y trouvent pour leur travail, leurs études ou leurs loisirs.

Témoignages

TSA a essayé de rassembler des témoignages de femmes harcelées publiquement et pour ce faire, l’aide de groupes, de pages sur les réseaux sociaux, de militants des droits féminins ainsi que des organisations de femmes militantes a été sollicitée. Malgré toute la bonne volonté de ces militants et militantes et l’énergie déployée pour inciter les femmes à raconter leurs mésaventures, les témoignages ont été difficilement récoltés. La loi du silence est toujours de rigueur.

Lilia est l’une des femmes qui ont accepté de témoigner. Un jour, alors qu’elle était étudiante à l’université de Bejaia, elle rentre chez elle en bus. Le trajet de quelques kilomètres qui devait la ramener chez ses parents se transforme en cauchemar.

« Un homme s’est assis derrière moi, il a voulu m’aborder, me posait des questions sur ce que je faisais, voulait mon téléphone… Il devenait de plus en plus insistant, ce qui m’a obligée à changer de place », raconte-t-elle. Mais le harceleur ne voulait pas lâcher prise. « Il m’a suivie pour s’asseoir à côté de moi, je lui ai dit que ce n’est pas une chose à faire et il n’a pas aimé. Il a commencé à m’insulter : « saleté, dégueulasse », me disait-il ». Le harcèlement se transforme en agression, l’homme assène un coup à la tête de Lilia, ce qui a obligé le receveur du bus à intervenir, alors qu’il était jusque-là passif, comme tous les passagers du bus.

Malgré l’intervention du chauffeur, du receveur et de quelques passagers, le harceleur continuera à menacer la passagère jusqu’à ce qu’il descende à son arrêt. Lilia ne déposera pas plainte mais, chose rare parmi les témoignages récoltés par TSA, elle en parlera à son père qui réglera l’affaire à sa façon, en confrontant le harceleur chez lui, en présence de sa famille.

Un public passif, parfois complice

Les femmes harcelées rapportent, dans la majorité des cas, la passivité des témoins. Parmi toutes les femmes harcelées avec lesquelles nous avons échangé, seule une a fait état de l’intervention en sa faveur d’un passant ou d’un témoin. Dans quelques cas, les témoins sont même complices. Zohra, enseignante qui prend le bus chaque jour pour rejoindre son école à Boumerdes, n’est pas voilée contrairement à la majorité des femmes de la région, ce qui fait d’elle une proie de choix pour les harceleurs.

« C’est presque systématique, il est rare que je prenne le bus en toute quiétude sans que personne ne m’importune. Leur sujet préféré est ma tenue, ma tête découverte. Même les chauffeurs et receveurs de bus restent passifs, ils font la sourde oreille, ne réagissent jamais et pire encore, certains passagers ricanent en entendant les obscénités proférées à mon encontre par leurs passagers », raconte Zohra.

Pour Sabiha, résidente d’une cité universitaire à Alger, « même ceux qui sont censés nous protéger à l’intérieur de la résidence universitaire nous harcèlent ou alors ils sont complices ».

« Des agents de sécurité voient des harceleurs importuner les étudiantes à l’entrée de la cité sans rien faire et il arrive même que les harceleurs soient les agents de sécurité eux-mêmes », explique-t-elle.

Heureusement, les exceptions existent. Noura, étudiante, alors qu’elle était suivie par un jeune homme qui lui assénait des obscénités tout en insistant pour obtenir son numéro de téléphone, a été « sauvée » par deux jeunes étrangers, des étudiants comme elle.

« Il me disait qu’il me suivrait jusqu’à chez moi et qu’il m’attraperait. Heureusement, j’ai entendu deux garçons m’appeler, ils ne lui ont rien dit mais quand ils m’ont proposé de continuer le chemin avec eux, ça l’a calmé et il a rebroussé chemin », raconte Noura qui insiste sur la rareté de tels gestes et sur la solitude des femmes harcelées dans des lieux publics, toujours bondés de monde.

Que fait la police ?

Sabrina, la vingtaine, travaillait dans une entreprise dirigée par un Coréen. Un jour, alors qu’elle partait en mission en voiture avec le PDG étranger, deux jeunes hommes dans un fourgon l’aperçoivent, roulent à côté de la voiture et la traitent de tous les noms. « Pour eux, une jeune fille algérienne dans une voiture avec un coréen, ce n’est pas acceptable ». C’est ainsi que la victime explique les agissements de ses harceleurs.

Les deux hommes ne se contenteront pas de l’invective, ils iront bien plus loin. « Ils ont commencé à coller notre voiture, ce qui était très dangereux. J’ai eu la peur et la honte de ma vie, devant cet étranger à qui je ne pouvais pas expliquer que beaucoup d’hommes algériens sont comme ça », raconte-t-elle.

Le harcèlement qui s’est transformé en violente et dangereuse course-poursuite sur la route durait et la jeune fille, connaissant bien les environs, a demandé à son directeur de prendre une rue, sachant qu’elle y trouverait un barrage fixe de la police.

Arrivé près des policiers, la jeune fille dénonce les deux harceleurs. Mais les policiers sur place donnaient à Sabrina l’impression qu’ils banalisaient la chose. « J’étais folle de rage, ils ont voulu détendre l’atmosphère mais je ne voulais rien lâcher. Ils nous ont retenus au commissariat de 17 heures à 22 heures et j’ai porté plainte pour harcèlement et agression », raconte Sabrina.

Mais la plainte ne sera pas reçue par les policiers, selon Sabrina qui explique que ceux-ci « se sont contentés d’adresser un avertissement aux deux harceleurs ».

Selon les témoignages récoltés, la police et la justice justifient le rejet des plaintes pour harcèlement pour manque de preuves. Or, Sabrina, lors d’un autre épisode de harcèlement public désignera un témoin qui fera une déposition en même temps qu’elle. En vain, puisqu’elle n’aura de nouvelles de sa plainte que six mois plus tard, pour apprendre qu’elle a été rejetée.

Karima, étudiante harcelée à l’université de Médéa, a elle aussi déchanté après avoir essayé de déposer une plainte auprès de la police.

Alors qu’elle marchait dans la rue avec son amie, un jeune homme, étudiant comme elle, les filme de façon ostentatoire en leur faisant des remarques désobligeantes sur leurs physiques et sur le fait que Karima n’était pas voilée. Les deux jeunes filles parviennent à faire intervenir un policier présent sur place. Mais une fois au commissariat, même si les policiers constatent la présence, dans la mémoire du téléphone, d’une vidéo des deux jeunes filles marchant dans la rue, « feront tout pour que le harceleur s’en sorte », selon Karima, qui explique que « les policiers ont insisté pour qu’on lui pardonne ».

Pour la convaincre de renoncer à porter plainte, les policiers lui diront : « ça ne vaut pas la peine, ton nom sera sali, tu auras des problèmes à l’avenir et tes parents ne seront pas contents de toi », explique Karima qui finira par renoncer à porter plainte.

« Laisse les jeunes vivre »

Kahina, 23 ans, a vécu la même chose pendant l’été 2017. Alors qu’elle rentrait chez elle, dans une cité populaire à l’est d’Alger, elle est abordée par un jeune homme. « Au début, il me draguait mais voyant que je n’étais pas réceptive à son discours, il m’a touchée sur plusieurs parties de mon corps et m’a insultée », raconte-t-elle.

Voyant un policier à un carrefour, Kahina sollicite son aide et lui raconte ce qui s’est passé. « Il m’a répondu : « Khelli les jeunes taâich » (laisse les jeunes vivre) » et m’a dit qu’avec ma beauté, il était normal qu’on m’aborde dans la rue », raconte-t-elle.

Un phénomène connu des femmes harcelées qui renoncent pour la plupart à s’adresser à la police ou à la justice pour se plaindre d’un harcèlement.

Pourtant, depuis décembre 2015, une loi punissant les actes de harcèlement public est entrée en vigueur.

La loi introduit l’article 333-bis au Code pénal. Celui-ci stipule : « Est puni d’un emprisonnement de deux à six mois et d’une amende de 20.000 DA à 100.000 DA, ou d’une de ces deux peines quiconque importune une femme, dans un lieu public, par tout acte, geste ou parole portant atteinte à sa pudeur ».

Mais la loi semble rarement, voire jamais appliquée. Parmi les témoignages rassemblés auprès de femmes harcelées dans des lieux publics, aucun ne fait état d’une plainte qui a abouti à une procédure judiciaire.

Dans cette situation, la plupart des femmes harcelées se retrouvent paradoxalement seules face à leurs agresseurs, alors que les faits se déroulent dans des lieux publics et souvent en présence de nombreux témoins et leurs plaintes sont souvent rejetées, ignorées ou atténuées par les forces de l’ordre alors qu’une loi a été adoptée précisément pour lutter contre le harcèlement de rue.

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