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L’assassinat de Khider : une ténébreuse affaire

L’assassinat de Khider : une ténébreuse affaire

Chronique livresque. Il est toujours délicat de parler d’un livre dont l’auteur est le fils du personnage principal, assassiné de surcroît sous les yeux de son épouse, la propre mère de l’écrivain !

On comprend, dès lors, que la qualité qu’on recherche ici ne peut pas être l’objectivité. Impossible de parler froidement d’un homme qui est la chair de votre chair et le sang de votre sang.

Pourquoi donc ce livre ? Parce qu’il a l’apparence d’un cri, cri d’amour, d’un fils à son père. Et tout cri, par sa sincérité et sa charge émotionnelle, mérite d’être entendu. Cri en forme de catharsis pour Tarik Khider. En se livrant, il se délivre.

À auteur subjectif, chroniqueur subjectif ? Évidemment non. Indulgent d’abord pour la vision manichéenne qui fait du grand défunt un homme de toutes les vertus et de ses adversaires, Ben Bella et Boumediène de piètres personnages. Pire : des assassins. Mais allez dire à un fils aimant que la vérité, comme les hommes, n’est jamais tout à fait transparente.

Khider, un militant de la première heure

Pour ceux qui ne le connaissent pas, Mohamed Khider est un grand militant à la pointe du combat contre le colonialisme dès son plus jeune âge. Membre de l’ENA (Étoile Nord africaine) dès 1934, le voilà en 1936 au PPA (Parti du Peuple Algérien), le voilà en prison en 1941 pour atteinte à la sécurité de l’État. Libéré, il est encore arrêté en 1945 avant de se faire élire député à l’assemblée nationale française.

Récupéré, assagi, embourgeoisé ? Impossible. L’homme a l’Algérie libre dans le sang. En 1949, il fait partie du groupe qui a attaqué la poste d’Oran. Un peu plus tard, il crée avec huit autres historiques (Ben M’hidi, Boudiaf, Ait Ahmed, Bitat, Ben Boulaid, Ben Bella, Krim Belkacem, Didouche Mourad) le CRUA (Comité Révolutionnaire d’Unité et d’Action).

Après avoir été incarcéré une nouvelle fois en 1956 à la suite du détournement de l’avion dans lequel il se trouvait avec d’autres dirigeants du FLN, il est quand même nommé, malgré la prison, ministre d’État du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne). Libéré en 1962, il devient à l’indépendance secrétaire général et trésorier du FLN.

Pour introduire le conflit entre son père et Ben Bella, alors président de la République algérienne, l’auteur cite quelques personnes ayant connu les deux hommes. À l’instar de Abderrahmane Youssoufi ex-Premier ministre d’alternance marocain, mais à l’époque avocat et politicien : « Boudiaf et Ait Ahmed sont des gens d’action et des intellectuels. Khider est un vieux loup politique, un ardent homme d’action lui aussi. Quant à Ben Bella, c’est tout juste la starlette du groupe. »

Starlette du groupe un homme qui a prouvé, armes au poing à Mont Cassino, qu’il était un authentique guerrier ? Caricatural et forcément injuste donc. Même s’il est socialiste, Youssoufi partage avec Hassan II, le même mépris pour Ben Bella qu’ils ne trouvaient guère accommandant sur la question du tracé des frontières entre l’Algérie et le Maroc, alors que le GPRA de Ferhat Abbes avait promis d’en discuter à l’indépendance. Promis, hein, promis seulement, mais on le sait, les promesses n’engagent que ceux qui y croient.

Mais où se trouve le point de désaccord entre Khider et Ben Bella, hier amis, devenus ennemis à l’indépendance ? « Ben Bella voulait un parti d’avant-garde au service du gouvernement alors que Khider voulait la prépondérance du parti sur l’État.» Puis, nous dit l’auteur, le fossé se creuse à la suite du troublant assassinat de Khemisti, ministre des Affaires étrangères qui faisait ombrage à Ben Bella. Khider reprochant à Ben Bella sa dérive autoritaire en « impliquant dangereusement l’armée dans la gestion du politique. »

Quoi de mieux qu’un repos de six mois pour permettre à Khider de prendre du recul. C’est ce que propose Ben Bella à Khider. Et voilà Khider, en compagnie de son épouse (sœur de la femme d’Ait Ahmed) et de ses enfants en train de visiter en voiture l’Italie, la Roumanie et la Grèce…

L’auteur est-il conscient qu’il pourrait heurter la sensibilité du lecteur dont la famille n’avait même pas un bout de pain à grignoter à cette époque ? Sans doute pas, son père étant aux avants-postes du combat dès la première heure, à ce titre, il doit se dire qu’il méritait bien un repos avant d’autres batailles.

Un assassinat et des questions

Le divorce sera définitivement consommé quand Khider refusera de mettre à la disposition de l’État algérien ce qu’on nomme le trésor du FLN dont il avait la charge. Lui ne veut pas restituer un sou dès lors qu’il considère le pouvoir illégitime. Bien mieux, il met le trésor du FLN à la disposition de tout mouvement d’opposition à Ben Bella !

Le 3 janvier vers 22h, le vieux nationaliste de 55 ans seulement, vieux par le militantisme s’entend, est abattu froidement devant son épouse qui poursuivra l’assassin, manquant de peu d’être assassinée à son tour par le meurtrier à court de balles dans son arme de poing.

Saluons, au passage, le courage de la femme de Khider, prête à sacrifier sa vie pour son homme. De ce terrible assassinat, retenons l’essentiel. L’auteur nous met sous les yeux le dossier officiel détaillé transmis par le tribunal d’instruction pénal espagnol à la famille du défunt. Il en ressort que le meurtrier est un certain Youssef Dakhmouche avec comme complice Rabah Boukhalfa, le chargé des affaires consulaires à l’ambassade d’Algérie à Madrid.

Pour l’auteur, Boukhalfa était un agent des services algériens, mais les vrais coupables pour lui « sont ceux qui ont ordonné le crime. Ils font partie du système qui gouverne encore aujourd’hui… »

Nous ne le suivrons pas dans ses conclusions qui relèvent de la colère bien comprise d’un fils qui garde encore la brulure de la mort de son père. En revanche, on peut s’interroger avec Benyelles dans ses mémoires : quelle menace constituait alors Khider pour le régime ? Proche de zéro. Je sais bien qu’en temps troublés, les hommes n’ont pas beaucoup de raison, on peut exécuter un opposant juste pour ses idées, pour ses paroles même s’il ne pèse rien en termes de menace pour le pouvoir.

Mais si sa mort ne relève pas de l’exécution politique, elle relève de quoi alors ? Sur ce point, il reste pour l’histoire les conclusions de ce livre-enquête qui a le mérite de nous rappeler un crime impuni. Il reste à souhaiter que d’autres livres se penchent sur cette ténébreuse affaire avec plus d’objectivité et de distance et sans doute aussi moins de passion et d’amour.

En attendant ce jour, il n’en demeure pas moins qu’il y a eu mort d’homme, mort d’un grand patriote qui a échappé aux griffes du colonialisme et que l’indépendance a tué… Corrigeons, pas l’indépendance : l’usage qui en a été fait.


Tarik Khider
L’affaire Khider (histoire d’un crime impuni)
Editions Koukou
Prix public : 800 DA

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