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« Le fond du problème est que l’armée joue un rôle politique qui n’est pas le sien »

« Le fond du problème est que l’armée joue un rôle politique qui n’est pas le sien »

Miloud Chennoufi est docteur en sciences politiques de l’Université de Montréal (Canada). Il est professeur en Relations internationales au Collège des Forces canadiennes, et professeur invité à l’Université York de Toronto. Entretien.

Que pensez-vous de la mobilisation qui, après trois mois, ne faiblit pas malgré les obstacles du pouvoir ?

C’est admirable. Principalement parce que les manifestations sont demeurées massives et non-violentes. Et même si le mouvement venait à s’essouffler de lui-même ou sous l’effet des obstacles que dresse devant lui le pouvoir (restriction des espaces de manifestations, intimidation, arrestations), la portée de ce qui s’est produit depuis le 22 février n’est pas seulement d’avoir réfuté les hypothèses de l’apathie et des risques de débordement violents qui servaient auparavant de fondement aux calculs politiques du pouvoir et de l’opposition. C’est également un dépassement salutaire de la vision des aventuriers des années 1990 selon laquelle seule la violence peut apporter le changement. Aussi, cette mobilisation a convaincu les citoyen(ne)s qu’ils (elles) peuvent prendre leur destin en main. C’est fondamental.

Il faut cependant reconnaître que la longévité du cycle des manifestations témoigne à sa manière de l’impasse dans laquelle se trouve le pays. Elle représente en quelque sorte l’autre versant de l’autre témoin de l’impasse que sont les manœuvres du pouvoir pour reproduire le système sous une nouvelle forme.

Il faut prendre ce second témoin très au sérieux parce qu’il repose sur le calcul redoutable que voici : si la mobilisation continue de s’exprimer sous la forme d’un nombre toujours remarquable de manifestants, à la marge ce nombre va avoir tendance à diminuer comparé aux niveaux astronomiques atteints lorsque le mot d’ordre était le départ de Bouteflika. La diminution ne touche pas uniquement le nombre dans l’absolu, mais les catégories sociales et professionnelles représentées dans les manifestations.

Toutes les mesures prises depuis la démission de Bouteflika (les arrestations de figures connues du système et les obstacles de tout genre opposés aux manifestants) visent à accentuer cette diminution à la marge et amener la contestation dans la rue à des proportions où il devient possible de la contenir ou de la liquider par des moyens classiques de coercition.

Bien entendu ce calcul peut s’avérer totalement erroné et inefficace, mais il fait écho à un autre calcul qui, lui aussi, peut s’avérer aussi erroné qu’inefficace, à savoir qu’en dehors de la répression sanglante de grande échelle, le pouvoir ne dispose pas d’autre tactique.

Quoi qu’il en soit, il me semble important d’insister sur un point. L’élan populaire, fondé sur une conviction profonde, tout à fait légitime et largement partagée, du refus d’un retour en arrière ou d’une reproduction du système, et porté par une base populaire d’un type nouveau, ne peut pas gagner par la seule confrontation. C’est-à-dire dans l’absence d’une vision future, claire, et articulée, transcendant les idéologies polarisantes qui traversent la société tout en reconnaissant leur existence. Car l’absence d’une telle vision milite en faveur de la diminution à la marge de la mobilisation et joue contre le mouvement populaire.

Pourtant, le moment présent et le plus propice à l’émergence de cette vision (qui pourrait d’ailleurs servir de socle pour la structuration du mouvement populaire) parce que le mouvement populaire s’est hissé, par une pratique spontanée, à un niveau qui devrait normalement permettre de mener une réflexion au-delà des inerties idéologiques.

En quoi consisterait une telle vision et pourquoi, à votre avis, elle n’a pas pu émerger?

Concrètement, le point de départ pourrait procéder de la sagesse qui nous dit que la société algérienne est plurielle de tous les points de vue. Cette pluralité est un fait qu’il faut associer à une richesse. Toute tentative idéologique de la liquider nécessitera de la violence et engendrera de la violence.

Par conséquent, la vision d’une Algérie future doit s’articuler sur la nécessaire construction d’un cadre institutionnel et légal qui fera de l’état le garant de cette pluralité. Si cette vision était partagée par les différents courants qui traversent le mouvement populaire, structurer celui-ci dans la pluralité deviendra chose possible sans crainte de division; la préservation de la pluralité étant le cas échéant dans l’intérêt de tout le monde.

On peut avancer trois raisons pour expliquer l’absence de cette réflexion. La première est qu’on n’en a tout simplement pas encore pris conscience. Si c’est le cas, il faut le dire et insister sur le fait qu’elle doit avoir lieu parce que l’avenir du mouvement en dépend. La seconde est qu’au contraire, on en a conscience mais les volontés sont paralysées par la peur des déchirements idéologiques. Or cette peur, certainement justifiée, doit imposer aux esprits un sens de la responsabilité et de la prudence, mais elle ne doit pas les empêcher de franchir le pas qui permettra au mouvement populaire d’être une force alternative et active de proposition, et non pas seulement une force de rejet. Quant à la troisième raison possible, la comprendre nécessite d’abord de distinguer l’opposition traditionnelle (rejointe par un certain nombre de figures ayant appartenu au système pendant des décennies et ne l’ont quitté que parce que le système n’en voulait plus) et le mouvement populaire.

Le premier n’est pas à l’origine du second; c’est un fait. Or l’opposition, à en juger par les déclarations des uns et les appels des autres, et tout en avançant masquée, cherche à chevaucher la vague du mouvement populaire. Le problème est qu’en dehors de cet objectif, l’opposition algérienne n’est pas homogène. Pire, elle est prisonnière des schémas des années 1990 qui, quel que soit l’encrage idéologique, ne conçoit l’avenir qu’à partir du prisme de l’exclusion. Si je dis qu’ils avancent masqués c’est précisément dans le sens qu’ils pensent imposer une orientation idéologique bien définie une fois l’obstacle de l’armée levé. Voilà pourquoi ils ne peuvent pas participer à articuler la vision dont je vous parle. Le grand perdant c’est à l’évidence le mouvement populaire.

Beaucoup de slogans ont affiché une crainte de voir le régime militaire prendre le dessus sur l’état civil. Cette crainte est-elle justifiée?

Cette crainte, on peut en tout cas l’expliquer par l’incertitude concernant les intentions de l’armée. Pour de multiples raisons, l’armée demeure l’institution centrale de l’édifice étatique algérien, et elle dispose d’une influence considérable, clairement démesurée. C’est une réalité indéniable. Mais elle n’a jamais gouverné seule. L’interface avec la population a toujours été assurée soit par un dispositif civil (présidence, partis politiques, associations, gens d’affaires, etc.) soit par les services de renseignement.

Maintenant que la situation politique du pays a fait voler en éclats cette interface, l’armée a été forcée de sortir de l’ombre et de communiquer directement. Or, elle communique mal et ceux qui tentent de relayer son point de vue après chaque discours du chef d’état-major le font avec encore moins de compétence, sans compter qu’ils sont honnis par la population. D’où l’impasse.

Par exemple, lorsque l’armée affiche une volonté de maintenir les mécanismes de la transition dans le cadre de la constitution (ce qui est a priori tout à fait légitime), alors que généralement le réflexe des armées dans pareils cas est de suspendre la constitution, la réaction de rejet est viscérale et va même jusqu’à préférer l’aventurisme de la suspension du droit. Tout cela parce qu’on n’est pas certain de ce que l’armée cherche à accomplir exactement, ou plutôt parce qu’on la soupçonne de vouloir reproduire le système en dessous des exigences d’un état de droit.

Le fond du problème est que l’armée joue un rôle politique qui n’est pas le sien. Mais eu égard au fait qu’elle est – pour le dire de façon abrupte, mais sans exagération, et sans souhaiter que cet état de fait perdure – la colonne vertébrale de l’état algérien, la solution n’est pas dans l’appel que lui lancent certaines figures de l’opposition d’abdiquer et de leur remettre le pouvoir sans autre forme de délégation politique élective. Pas seulement parce que ces figures se gardent bien d’affronter le mouvement populaire pour lui demander de le représenter, mais aussi parce que souvent ces personnalités sont – je le répète – prisonnières des années 1990 et de leurs inerties idéologiques.

La solution est encore moins dans l’appel totalement irresponsable à la mutinerie au sein de l’armée qu’on a entendu dernièrement. Comme le montrent les expériences de démocratisation les plus réussies (en Espagne, en Corée du Sud, au Portugal, etc.) le souhait hautement légitime de la subordination du militaire au politique ne se fait pas contre l’armée mais avec l’armée.

Cependant, pour que cela se produise en Algérie, il est nécessaire que le mouvement populaire se structure dans la pluralité, sous une vision transcendant les velléités idéologiques étroites. C’est la seule manière d’imposer une feuille de route à la fois au pouvoir qui cherche à se maintenir et à l’opposition qui cherche à récupérer indûment l’élan populaire.

Et comme je le répète souvent, le succès de la séparation du militaire et du politique ne peut s’accomplir dans le cas spécifique de l’Algérie, sans deux autres séparations. La séparation du religieux et du politique, sans que cela ne signifie l’exclusion des islamistes. Cela exige une évolution doctrinaire des islamistes sur un point : la conception de l’état comme outil de liquidation du pluralisme par la manipulation de l’appartenance religieuse. En l’absence de cette séparation, le sens de l’État civil dans le cadre doctrinaire islamiste continuera de signifier un état dans lequel l’armée ne peut pas intervenir contre le projet idéologique islamiste et son rejet fondamental du pluralisme.

Avec une telle étroitesse idéologique, le mieux qu’on peut espérer c’est un scénario à la turque où la subordination du militaire au politique au nom de la démocratie conduit à l’exact contraire de la démocratie; la Turquie étant pour m’en tenir à un seul exemple, le pays qui emprisonne le plus grand nombre de journalistes au monde. Au pire, le scénario égyptien sous les Frères Musulmans et la descente du pays dans l’enfer de la dictature militaire. Enfin il est nécessaire aussi que se produise une séparation des revendications identitaires amazighs, tout à fait légitimes, de l’irrédentisme séparatiste et de l’exclusion par la manipulation de l’appartenance identitaire. Personne ne souhaite pour l’Algérie de devenir le théâtre d’un second problème kurde.

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