Politique

« Le Hirak n’a pas changé le système mais il l’a forcé à changer de régime »

DOSSIER SPÉCIAL. Un an a passé après le soulèvement populaire du 22 février 2019 pour la démocratie et la liberté. Pouvez-vous nous dresser un bilan d’étape ?

Louisa Dris-Ait Hamadouche, professeur en Sciences politiques. Vous avez raison de parler d’une étape, car c’est bien de cela qu’il s’agit. Une étape dans un long processus qui en comprendra plusieurs. Le bilan de cette première étape doit donc être évalué à la lumière de cette donnée importante et pas comme le bilan d’un mouvement achevé.

Globalement, il est très positif. Je m’attarderai sur la ‘’Silmya’’ (le pacifisme, Ndlr). Un acquis incroyablement important car il remet en cause des années de pratiques violentes et d’idées clivantes. Le choix de maintenir le caractère pacifique de ce soulèvement est le plus grand investissement que les Algériens ont fait sur eux-mêmes et sur leur avenir. Ce choix délibéré a permis de sortir du dilemme cornélien statu quo vs chaos dans lequel les Algériens étaient emprisonnés depuis la fin des années 90. Silmya est la thérapie collective dont les Algériens étaient privés alors qu’ils souffraient d’un syndrome post-traumatique, conséquence des fractures liées au terrorisme.

Quels ont été les temps forts durant cette période ?

Il y en a eu tellement… Difficile de les citer tous. Il y a d’abord les temps forts politiques -d’inégale valeur- parmi lesquels je citerai : l’image de la démission forcée d’Abdelaziz Bouteflika, la première manifestation (celle des étudiants) pendant le ramadhan, la rencontre politique du 24 août à la Safex, la convocation du corps électoral par l’ancien chef d’état-major, la mobilisation citoyenne sans précédent la semaine qui a précédé l’élection présidentielle ainsi que le jour du scrutin…

Il y a ensuite les temps forts symboliques. Je crois que les dates relevant de l’Histoire nationale et de la Mémoire collective ont donné naissance à des moments extrêmement intenses. La nuit du 1er novembre et la journée qui l’a suivie sont, à ce titre, mémorables. À titre personnel, je me souviens d’un vendredi où un déluge de pluie et de grêlons s’étaient abattus sur les marcheurs. Renonçant à la protection des parapluies et des arbres bordant les trottoirs, ils avançaient sur l’avenue Hassiba, scandant d’une seule voix leur soif de liberté. C’était impressionnant.

Beaucoup pensent que Le Hirak a transformé l’Algérie, mais n’a pas encore changé le système. Qu’en pensez-vous ?

Je crois que le Hirak a permis de révéler au grand jour les transformations qui couvaient au sein de la société algérienne, d’une part. D’autre part, l’ampleur de ce soulèvement politique populaire est sans doute un incubateur pour d’autres changements à l’avenir. C’est inéluctable. Quant au fait que le système n’a pas changé, c’est exact.

Le Hirak ne l’a pas changé mais il a forcé le système à changer de régime, et de mettre en place une « nouvelle » façade qui lui permette de se perpétuer. Pour empêcher ce mécanisme d’autoreproduction et parachever le processus de changement politique, le Hirak devra multiplier et diversifier ses modes d’expression. Pour cela, les Algériens ont besoin de soigner un autre traumatisme, celui de la représentation.

L’hostilité, réelle ou exagérée, à l’égard de la représentation politique n’est pas génétique ; elle est la conséquence des expériences passées qui doivent permettre de tirer des leçons constructives pour bâtir l’avenir, plutôt que des préjugés destructeurs, perpétuant le passé. La crise de la représentation ne se résout pas par la non-représentation, mais par l’application des règles qui permettent l’avènement de représentants légitimes. Le passage du changement de régime au changement de système ne se fera pas sans l’émergence de forces politiques organisées issues du Hirak.

Malgré les promesses de respecter les libertés, des conférences d’acteurs du Hirak sont toujours interdites et les chaines TV publiques et privées ne couvrent toujours pas les manifestations citoyennes. Y a-t-il réellement volonté de changer les pratiques ?

À partir du moment où le système politique n’a pas changé, les pratiques liberticides ne peuvent pas disparaitre. Les initiatives qui ont pour but de créer des espaces de réflexion et d’action collective et organisée sont interdites. Cela confirme, si besoin était, que les gouvernants redoutent le passage de la contestation pure à la contestation-organisation. Cependant, ces mesures de restriction, de censure et d’interdiction relèvent de pratiques anciennes, face à une situation nouvelle. Elles traduisent une gestion sécuritaire d’une crise politique.

Dans le passé, les responsables politiques usaient de ce type de restrictions en compensant avec des mesures d’apaisement d’ordre socio-économique et financier (distribution de logements, augmentations de salaires,…) et en s’appuyant sur leur base sociale (partis, organisations,…). Or, la crise économique et le discrédit total qui frappe les cercles cooptés par le pouvoir politique sont d’une telle ampleur que l’efficacité de ces deux leviers est incertaine.

Comment interprétez-vous cette initiative visant à instaurer une journée nationale du…hirak ?

En fait, il ne s’agit pas de la journée nationale du Hirak, mais celle « de la fraternité et de la cohésion entre le peuple et son armée pour la démocratie ». Une étrangeté pour plusieurs raisons. D’abord, le 22 février est déjà considéré comme une date symbolique de recouvrement par les Algériens de leur dignité en tant que citoyens, désirant construire un État de droit. Ensuite, il n’y a jamais eu d’ « incohésion » entre le peuple et son armée qu’il considère comme sienne, pour que soit nécessaire la proclamation d’une journée de la « cohésion ».

Enfin, il s’agit d’une contradiction avec toutes les déclarations officielles affirmant que l’institution militaire ne s’immisce pas dans les affaires politiques. En effet, les missions constitutionnelles de l’ANP sont clairement définies et n’intègrent pas la défense de la démocratie. Cette proclamation annonce-t-elle l’ajout d’une nouvelle mission dans la prochaine constitution ?

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