Politique

Les débats politiques publics, la nouveauté des marches du vendredi

La marche du dixième vendredi à Alger a été, encore une fois, une grande réussite. Le nombre de manifestants sortis pour dire « dégage ! » au système a été de l’ordre de plusieurs centaines de milliers, la non-violence a été totale et aucun incident grave n’a été signalé. Au fil des semaines, de nouveaux éléments s’ajoutent à cette routine des manifestations. Le dernier en date est le débat public entre citoyens.

Du doute naît le débat

Le mouvement populaire contre le pouvoir est né, le 22 février, du rejet des Algériens d’un cinquième mandat de Bouteflika et par la suite de sa volonté de voir tout le pouvoir partir. Pendant plusieurs semaines, un unanimisme presque total régnait dans la société algérienne, la revendication était unique, claire et concise, « système dégage ! ». Il n’y avait, alors, pas grand-chose à discuter et les manifestants se contentaient de scander leurs slogans et de brandir leurs pancartes qui disaient toutes, plus ou moins la même chose.

Depuis l’irruption du chef de l’état-major sur la scène politique et, surtout, depuis le début de poursuites judiciaires contre les oligarques et personnalités politiques, les Algériens commencent à douter sur la suite à donner à leur mouvement. Plusieurs questions ont surgi. Jusqu’où doit aller le dégagisme ? Quand juger les corrompus ? Avant ou après le départ du système ? Autant de questions débattues par les citoyens lors des manifestations, dans le calme la plupart du temps, de façon houleuse parfois.

Les questions chaudes de l’actualité

Vendredi 26 avril, dans la matinée. Près de la Grande Poste à Alger centre, un groupe d’une poignée d’hommes discutent de façon houleuse à un coin de rue. De loin, tout porte à croire qu’il s’agit d’une dispute et même d’une grave dispute. La discussion tournait autour de l’incarcération d’Issad Rebrab, vue par une partie de l’opinion comme une « tentative de provoquer la Kabylie ».

« Rendons d’abord la justice indépendante. Ensuite, Rebrab, le Kabyle, a fauté ? Il payera ! », dit un des manifestants, venu de Tizi-Ouzou, à un autre qui, lui, est d’Alger. Ce dernier, voulant sans doute dire que si des Kabyles défendent Rebrab ce n’est pas par régionalisme mais par conviction. « Ouyahia n’est pas Kabyle ? Si ! Mais vous (les Kabyles) vous vous battez contre lui depuis 2001 ! », dit-il, en élevant la voix autant que les autres participants à la discussion enflammée. « Les Kabyles ne sont pas les avocats des corrompus ! », ajoute un troisième citoyen, venu lui aussi de Tizi-Ouzou, recevant l’approbation de toute l’assistance. Les trois protagonistes du débat improvisé concluent leur discussion en scandant « Tahya ldjazair ! » (vive l’Algérie !).

Un « coin des orateurs », comme au Hyde Park de Londres

Un manifestant monté sur l’escabeau dressé par des citoyens en face de la place Maurice Audin pour faire office de « Speaker’s corner », coin des orateurs, comme il y en a notamment à Londres, a tenu à parler lui aussi des poursuites judiciaires. « Nous voulons tous juger les corrompus, les voleurs, les traîtres, mais n’oublions pas notre première revendication qui est le départ du système ! », lance-t-il à une foule attentive, alors qu’à quelques mètres de là, se poursuivait la manifestation bruyante. « Sans justice indépendante, ces poursuites ne seront que des diversions ou une vengeance », poursuit-il, acclamé par la foule à chacune de ses pauses.

Le « coin des orateurs » est ouvert à tous, femmes, hommes, jeunes et moins jeunes. Un adolescent, dont l’âge ne dépasse sans doute pas les 18 ans, monte de nouveau sur l’escabeau et prend la parole. Visiblement ému, il rend hommage à Ramzi Yettou, mort il y a une semaine après avoir été blessé par la police lors d’une manifestation. « Il est mort en martyre non ? Comme ceux qui sont morts à la Casbah ! (dans l’effondrement d’un immeuble le lundi 22 avril) ça nous a tous touchés, que Dieu soit clément avec eux ! », lance-t-il à la foule touchée à son tour. « Et nous n’oublions pas nos frères harragas qui meurent en mer », ajoute-t-il, avant de lancer : « irouhou gaâ » (ils partiront tous !).

Désamorcer les conflits

En milieu d’après-midi, près de la fac centrale, un groupe de manifestants entoure un homme et une femme qui discutent calmement. Le féminisme, cause décriée par certains qui affirment que « ce n’est pas son moment », est le sujet de la discussion. « Vous nous dites à chaque étape cruciale que ce n’est pas le moment de parler de nos droits mais par la suite, nous sommes à chaque fois flouées », dit la femme, dans sa trentaine, à un manifestant plus âgé. « Nous voulons juste le départ du système, la corruption, la hogra, l’obscurantisme, tout vient de lui, tout se réglera avec son départ », répond ce dernier. Le sujet fâche visiblement. Des manifestants autour haussent les épaules, d’autres lancent des critiques contre les féministes puis tout le monde se disperse rapidement.

En fin de journée, sur la rue Didouche Mourad, un supporter de la JSK rappelle à l’assistance quand la galerie de son club de foot s’en est pris à Ahmed Ouyahia, alors Premier ministre, à l’occasion d’un match de football auquel il avait assisté. « Vous vous en rappelez ? Je vous montre la vidéo ? », demande-t-il avec insistance à un groupe d’hommes. « Oui nous savons, t’es un moudjahid (combattant) », lui répondent ceux-ci. Le débat tourne alors au dialogue entre l’ancienne et la nouvelle génération. Un homme plus âgé se lance dans une longue explication sur la nécessité de donner plus de places et d’opportunités aux jeunes et à leur faire confiance.

La marche du dixième vendredi a été un véritable forum politique dans lequel de parfaits inconnus venus de diverses régions du pays ont débattu des questions chaudes de l’actualité, mais aussi de questions de fonds, comme la place de Tamazight, d’histoire, de la révolution de 1954, de la place des femmes.

Les marches du vendredi contre le pouvoir, en plus de permettre aux Algériens de porter leurs revendications, donne l’occasion aux citoyens de se retrouver entre eux, de discuter librement, loin de toute censure. Ces débats, provoqués par les doutes semés par les manœuvres politiques, servent surtout à désamorcer les conflits et les oppositions idéologiques. « Nous sommes tous des Algériens, khawa khawa », ont fini par scander deux groupes de manifestants, un formé par des conservateurs, l’autre par des radicaux de gauche, après s’être opposés dans un débat « chaud » sur la future Constitution.

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