Économie

« L’État continue à faire des cadeaux aux gens qui ont des revenus élevés »

Youcef Benabadallah est professeur à l’École nationale supérieure de statistique et d’économie appliquée d’Alger (ENSSEA). Il analyse la situation économique actuelle en Algérie. Interview.

La situation économique de l’Algérie est dans le flou. Le pays connaît des incertitudes politiques avec la poursuite du mouvement de contestation populaire et l’absence, jusqu’à l’heure, de solutions pour sortir de l’impasse. Comment analysez-vous cette situation ?

Il y a un grand flou, c’est vrai. On ne sait pas où on va. Mais, de l’autre côté, nous n’avons pas de données concrètes pour apporter une appréciation précise. Les entreprises n’ont pas commencé à fermer en raison de la mise en prison de leurs patrons. Des entreprises déposent leurs bilans, certaines ferment, et d’autres réduisent leurs activités, depuis des années déjà. Ce qui nous renvoie au modèle économique algérien, un modèle arc bouté au budget de l’État. L’idée essentielle est qu’il s’agit d’une économie qui dépend fortement de la dépense de l’État.

Et quand l’État est en panne, c’est toute l’économie qui l’est. Il y a donc un problème dès le départ, c’est-à-dire que l’État est apparu comme un acteur majeur et quand il lui arrive malheur, cela se ressent sur l’économie. Le prix du pétrole a entamé sa baisse à partir de 2014, les choses commençaient alors à aller mal. Ce qui arrive actuellement, en liaison avec le climat politique, ce n’est qu’une accentuation d’un phénomène qui est déjà ancien. Il va donc falloir commencer une réflexion sur la transition économique.

Là, on parle de changements politiques, mais personne n’évoque l’économie. Quel que soit le gouvernement qui va être mis en place les mois prochains, il va devoir faire face à une situation extrêmement difficile et pénible. Il est temps d’avoir un grand et sérieux débat sur l’économie. Et préparer la population à ce qui va arriver.

C’est-à-dire ?

Nous allons subir dans les deux ou trois prochaines années un coup comme on en a jamais subi dans ce pays. Il va falloir prévenir la population, la préparer et lui expliquer. Certains pensent que la situation s’améliore avec le départ du gouvernement. Au contraire, elle va s’aggraver parce qu’il s’agit d’une tendance qui est là depuis des années. C’est comme une graine dans le sol qui prend du temps avant de pousser.

Il faut également prendre des mesures pour sauvegarder l’emploi et les entreprises au-delà de leurs patrons. J’ai lu dans la presse qu’il existe un engagement du gouvernement à maintenir les entreprises (dont les patrons sont en détention pour des affaires de corruption). Je pense qu’il faut rompre avec ce point de vue.

Pourquoi ?

Et si l’entreprise était confondue avec son propriétaire, que va-t-on faire ? Parfois, c’est le patron qui fait de son entreprise ce qu’il veut. Dans un pays à économie normale, l’entreprise a une existence différente de celle de son patron. Celui-ci peut décéder ou aller en prison, mais son entreprise continue de fonctionner parce qu’elle a un caractère social. Elle est productrice de richesses, d’emplois, etc.

Sur ces questions, le gouvernement ne communique pas. Il est vrai qu’aujourd’hui, le facteur politique est dominant parce que la situation l’exige, mais je pense qu’on gagnerait à engager un débat économique et à se préparer à cette échéance qui est inévitable à moins de supposer que le prix du pétrole augmente rapidement, ce qui mettra tout le monde à l’aise. Chose que les analystes ne prévoient pas pour le moment.

Les réserves de change sont en train de fondre. S’agit-il d’un facteur de risque majeur ?

Les réserves de change, c’est un faux débat. Vous n’avez qu’à regarder les chiffres. La Tunisie, le Maroc et d’autres pays n’ont que quatre à cinq mois de réserves de change. Ils ne sont pas inquiets et cela ne leur pose aucun problème. Pourquoi, en ce qui nous concerne, deux ans d’importation nous inquiète ? Parce que nous n’exportons absolument rien, à part le pétrole. Les autres pays sont habitués des exportations traditionnelles, importent, exportent, payent sans difficultés. Ils ont juste besoin d’un peu d’argent. Nous, c’est la logique de la chkara. Dès que le niveau de la chkara descend, on est inquiet parce qu’on n’a pas de solutions.

Pensez-vous que l’Algérie s’achemine vers l’endettement extérieur ?

Inévitablement. C’est une solution qu’il faudrait envisager tant qu’on a encore un peu de « graisse ». Plus on attendra, plus les conditions d’endettement seront extrêmement difficiles. On ne prête qu’aux riches. Si vous allez au marché financier international, avec des réserves de change qui avoisinent zéro, les gens ne vous prêteront pas de l’argent. S’ils le font, ça sera dans des conditions dures, avec le court terme, taux d’intérêt élevé, etc.

Quelles sont, selon vous, les mesures urgentes à prendre en pareilles situations ?

Il va falloir réduire le niveau des dépenses, équilibrer le budget de l’État et l’expliquer aux gens. Équilibrer le budget de l’État est plus facile que pour la balance de paiements. Le gouvernement doit revoir les subventions. On le dit et répète depuis des années. Mais, on n’a pas eu d’écoute. Il y a des choses qu’on peut faire tout de suite avec une rentabilité quasi immédiate.

Il est vrai que nous n’avons pas un système d’information qui nous permet de cibler les gens en fonction de leurs revenus. Je donne un exemple de ce qui peut être fait : prenez le fichier national d’immatriculation des véhicules. Rien ne vous empêche de taxer les grosses cylindrées.

La taxe doit être équivalente au prix réel de litre d’essence si le propriétaire devait le payer. Vous dites : « Monsieur, vous consommez 1 000 litres, vous les achetez à 100 DA alors que leur prix réel est à 200 DA. La taxe compensatoire est égale à 100 DA, vous la payez ». Ce n’est pas une taxe sur la richesse, vous ne faites que récupérer le prix réel de l’essence. Vous pouvez faire la même chose pour le gaz, l’électricité et l’eau.

Les factures distinguent les tranches supérieures, c’est-à-dire, les personnes qui ont de grands jardins, des piscines, des véhicules, etc. Là, vous faites une étude rapide et vous appliquez le prix réel. C’est-à-dire que le mètre cube d’eau et le KWh seront payés à leur prix réel. Or, l’État continue à faire des cadeaux aux gens qui ont des revenus élevés.

Êtes-vous favorable à l’imposition d’un impôt sur les grosses fortunes ?

L’impôt sur les grosses fortunes n’est pas rentable, les économistes le savent. En plus, en Algérie, il faut savoir où sont les grosses fortunes. Cela va demander un grand travail alors qu’en s’appuyant sur le fichier national d’immatriculation des véhicules, on peut rapidement connaître le nombre de voitures de luxe et faire payer à leurs propriétaires le prix réel de l’essence, en attendant d’avoir un système d’information performant qui permet d’avoir les détails sur les revenus.

Le gouvernement a toujours évoqué la question de la réduction des importations. Et il ne semble pas parvenir à le faire. Pourquoi ?

La question est délicate. En Algérie, pour produire, il faut importer. Si vous diminuez les importations, il faut vous assurer que cela n’affecte pas votre production. Il est donc nécessaire de rechercher l’instrument à employer pour réduire les importations et préciser les marchandises ciblées par la réduction d’achat en extérieur. Deux questions essentielles qu’il faut bien étudier, car interdire l’importation relève d’une décision administrative.

Il y a toujours des gens pistonnés qui peuvent passer à travers le filet. Et c’est de cette manière qu’on se dirige vers la corruption ou vers le monopole. Le mieux, c’est encore l’imposition des taxes. Les taxes, c’est transparent et c’est pour tout le monde alors que si vous interdisez, il y aura toujours quelqu’un qui aura une exception. Il ne faut pas réduire les importations qui peuvent avoir des répercussions négatives sur la production nationale. Cette erreur a été commise dans les années 1980. À l’époque, on a réduit les importations, le résultat a été la désindustrialisation parce qu’on a touché aux biens d’équipements, aux machines et aux matières premières.

Des usines avaient fermé, d’autres avaient réduit leurs productions. Il ne faut pas reproduire cette erreur. D’où la nécessité d’avoir dans le pays un véritable débat économique, peu importe qui va l’initier. Mais, je constate que ce débat ne figure pas dans l’agenda de la société civile. Dommage. Les problèmes sont en train de s’accumuler…

Ces derniers temps, il y a eu beaucoup de confusion autour à la planche à billets (création monétaire). Va-t-on cesser d’y recourir ou pas ?

Il y a eu une mauvaise communication sur cette question. Dans un premier temps, le porte-parole du gouvernement a évoqué ce point, corrigé après par le ministre des Finances (Mohamed Loukal a déclaré le 13 juillet que la planche à billets restera un instrument de financement valable jusqu’à 2022). Le financement monétaire (non-conventionnel) est une mauvaise chose. Mais si on l’arrête, avec quoi va-t-on le remplacer ? Il n’y a pas de solutions. En Algérie, le marché financier n’existe pas. Les banques sont des établissements de dépôt. Il n’y a pas de banques d’affaires.

Nous avons eu recours à l’emprunt national alors qu’on n’était pas dans les mêmes difficultés qu’aujourd’hui, et ça n’a pas marché. Si on arrête le financement monétaire aujourd’hui, cela va avoir comme conséquence la suspension du peu de croissance que le pays enregistre. Nous sommes dans une situation de dépression, autrement dit, le taux de croissance de l’économie est inférieur à celui de la population.

Le niveau de revenu par habitant a commencé à baisser depuis deux ou trois ans. Donc, il y a un vrai problème de financement, soit on va vers le financement monétaire, et là, on récolte l’inflation qui va un jour exploser, soit on va vers l’endettement extérieur. Dans ce dernier cas, il va falloir bien utiliser les capitaux empruntés pour qu’ils produisent ce qui est nécessaire pour les rembourser.

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