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L’État profond face au mouvement du 22 février

L’État profond face au mouvement du 22 février

Tribune. Le Congrès de la Soummam a mis en place un embryon d’État national, séculier et civil. Le texte définit le futur État comme « une République démocratique et sociale garantissant une véritable égalité entre tous les citoyens d’une même patrie, sans discrimination ». Le processus de mise en place d’un État démocratique reposait sur la primauté du civil sur le militaire comme principe directeur de la lutte de libération.

L’assassinat de l’architecte de cette rencontre a permis aux colonels, comme une force politique conquérante, de rendre ce principe caduc. La militarisation de la lutte de libération et du politique dans la période post-coloniale a consolidé cette orientation. Cette démarche a trouvé un terrain fertile dans la radicalité du nationalisme algérien dont son discours était étranger à la langue de la démocratie.

Ce processus est mis en branle au détriment de la promotion de la société civile et du respect des libertés individuelles et collectives. La mise en place d’un puissant appareil sécuritaire reposant sur l’arsenal de lois de l’État colonial fut l’enjeu véritable de la construction de l’État national. Cet Etat s’est consolidé au gré des soubresauts de l’islamisme, des revenus pétroliers et de la lutte des clans au sein du bloc social au pouvoir.

Le mouvement du 22 février n’est nullement un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il s’inscrit dans la longue histoire. Il traduit une accumulation de luttes de toute une période répandue dans des milieux sociaux, professionnels, culturels, géographiques et politiques. Une fois le verrou de la peur a sauté, une véritable lame de fond s’est libérée au son de l’Ode à la joie. Les différents gouvernements qui se sont succédé depuis l’indépendance ont édicté l’espace public physique comme une propriété privée. Toute manifestation publique est perçue comme une atteinte à la sécurité de l’État et la cohésion nationale. Sans demander d’autorisation, les Algériens se sont brusquement approprié physiquement la sphère publique dans une ambiance bon enfant et joyeuse. Ils sont résolument déterminés à mettre un terme à un système politique archaïque.

Le bloc au pouvoir sous-tendant l’État profond et ses démembrements n’a pas résisté à la puissance du mouvement social brut. La cohésion du pouvoir s’est rapidement délitée en provoquant une crise majeure menaçant son existence même. Si la revendication, « système, dégage » n’est pas au centre des préoccupations des élites, elle représente, en revanche, pour la rue, la revendication pivotale, autour de laquelle gravitent les autres. La jeunesse, l’acteur majeur de la révolte populaire, perçoit la mobilisation de type horizontale comme l’instrument privilégié pour un changement radical. Pour l’opposition auto-proclamée, par contre, cette mobilisation doit être transformée le plus tôt en une mobilisation verticale. Cette approche qui est soutenue par la communauté internationale suppose que les tenants du pouvoir sont prêts à céder facilement le pouvoir. La génération des réseaux sociaux ne fait pas confiance aux élites, pouvoir et opposition institutionnelle. Elle a tiré un grand enseignement de la génération des émeutes, entre autres.

La montée des colonels et islamisme

L’unanimisme de façade du FLN-ALN est rompu dès la première réunion du CNRA qui s’est tenue au Caire en août 1957. Pour atteindre le quorum, des officiers n’appartenant pas au CNRA furent cooptés, dix colonels sont associés à cette réunion. La primauté du politique sur le militaire est de juré supprimée. Cette réunion a mis à mort Abane Ramdane, si ce n’est pas physiquement, du moins politiquement. Il est précisé lors de conclave que « le but de la Révolution algérienne demeure l’institution d’une république démocratique et sociale qui ne soit pas en contradiction avec les principes fondamentaux de l’islam ». Cette réunion constitue le premier coup de force des colonels. Depuis, le coup de force militaire, économique, islamique, électoral ou constitutionnel deviendra la méthode privilégiée pour conquérir le pouvoir ou le préserver au détriment de l’alternance politique.

Au lendemain des Accords du cessez-le-feu, mars 1962, l’Armée des frontières, sous la houlette du Colonel Houari Boumediène, marche sur Alger et parvient à destituer le GPRA (Gouvernement provisoire de la république algérienne), le pouvoir légitime de l’Algérie indépendante. Cette armée, moderne et disciplinée, est baptisée l’ANP, l’Armée nationale populaire, et s’attribue la légitimité de la glorieuse armée de libération, l’ALN, une rente révolutionnaire, historique, intarissable. L’ANP sera perçue dans le discours officiel comme le prolongement du combat libérateur tout en prenant le soin de gommer la lutte politique et diplomatique. L’indépendance nationale était beaucoup plus une victoire politico-diplomatique que militaire. La prise du pouvoir par les colonels marque ainsi la fin d’un rêve de tout un peuple, d’une lutte séculière de plus d’un siècle.

L’élimination des opposants à la confiscation du pouvoir a conduit au putsch du 19 juin 1965 auquel Abdelaziz Bouteflika a joué un rôle important dans sa préparation. Le groupe d’Oujda consolide son assise politique et sociale après l’échec du coup d’État de décembre 1967. L’appareil sécuritaire, Armée-SM-police-gendarmerie-services parallèles, allait permettre au régime d’assurer sa pérennité à travers un total maillage des institutions et de la société. Les programmes de développement et d’industrialisation à partir de 1969 permettent la mise en place d’une gigantesque infrastructure pour la construction étatique. « Un État fort qui survivrait aux hommes et aux événements », telle fut la devise de Boumediène et des élites socialistes reconverties en protagonistes de l’économie de bazar sous le règne des généraux militaires.

L’armée parviendra à construire son propre État en se substituant à la souveraineté populaire. Le discours ambiant a fait un véritable dogme de la parfaite identité entre armée et nation. Il faut attendre les émeutes d’octobre 1988 pour assister à l’éclatement de ce dogme. Une armée révolutionnaire tira sur de jeunes manifestants en faisant plusieurs centaines de victimes. L’armée tente aujourd’hui de regagner une certaine légitimité populaire qu’Abdelaziz Bouteflika a fini par confisquer pour asseoir sa domination politique et son hégémonie. L’ANP sous la direction du général Ahmed Gaid Salah, vice-ministre de la Défense et chef d’état-major, a envahi l’espace médiatique depuis la détérioration de l’état de santé de Bouteflika. Gaid Salah professe à qui veut l’entendre que son implication directe dans le champ politique vise seulement à « accompagner » le mouvement citoyen pour ne pas sortir du cadre constitutionnel. Il soupçonne que la jeunesse, le fer de lance de cette insurrection, n’est pas consciente des véritables enjeux de l’heure. Le peuple est toujours perçu comme un enfant n’ayant pas acquis encore l’âge de raison. Il a besoin d’un tuteur, et pour les esprits militaristes, d’un homme fort, respecté et redouté.

Dans les textes fondamentaux, l’islam est consacré religion de l’État alors que le contexte révolutionnaire de l’époque ne s’y prêtait pas. Les Algériens qui venaient de montrer au monde entier que leur identité nationale est restée indemne durant la colonisation n’avaient pas en réalité besoin d’une loi pour prouver leur religiosité et leur foi. La société à la fin de la guerre n’a perdu ni sa personnalité, ni ses repères. Bien au contraire, l’identité nationale dans toute sa diversité s’est consolidée durant la lutte anti-coloniale.

Au niveau de l’éducation, une politique forcenée de l’arabisation est mise en branle dans un tohu-bohu indescriptible alors que le bilinguisme était la méthode la plus appropriée pour l’intérêt national. Cette politique n’a pas comme objectif ultime de préparer les Algériens à relever les nouveaux défis pour la reconstruction nationale. Elle a en réalité un double objectifs. D’une part, cette politique visait la « décolonisation » des esprits acquis à la rationalité cartésienne et aux valeurs occidentales et universelles. D’autre part, elle visait l’islamisation des générations montantes pour en faire des militants prêts à rebondir à tout moment pour protéger les « constantes nationales ». L’enjeu n’est pas donc de former des citoyens en mesure de gérer la cité dans la transparence. L’esprit de délibération n’est pas, comme analyse Pierre Rosenvallon, l’objectif ultime de l’éducation nationale. Ce système a finalement marginalisé l’ensemble des Algériens, dis « arabisés », en réalité « franc-arabisés », ne maîtrisant ni l’arabe ni le français. Sans compétence avérée, la jeunesse algérienne dans les années 2000 rencontre de sérieuses difficultés à s’intégrer dans la mondialisation dont l’offre de travail est déjà structurellement limitée.

Ce n’est pas un hasard fortuit si le nom de Ahmed Taleb Ibrahim, un protagoniste de l’arabisation tous azimuts, a circulé dans la Toile pour diriger la période de transition politique. Aussi, le général Liamine Zeroual. le prédécesseur de Bouteflika. La logique jupitérienne est très prégnante dans les discours. La révolution des technologies de communication a toutefois permis à la nouvelle génération d’être sur le qui-vive, vigilante. Cette révolution l’a propulsée à l’avant-garde du mouvement social mondial. La «silmya» (Révolution pacifique) est un cas d’école dans les théories de changement de régime politique.

L’État profond

En 1958, un ministère au Renseignement est attribué dans le premier GPRA. La fonction policière est incorporée à la fonction politique avant même la naissance de l’État indépendant. Ce ministère émerge à la veille du cessez-le-feu comme l’institution la plus importante du GPRA. Il regroupe près de 1.500 cadres parmi les plus formés quand les « ministères civils » ne comptaient que quelques dizaines. De jeunes officiers sont envoyés dès la veille de l’indépendance pour une formation spécifique en URSS et Europe de l’Est. La première promotion est formée par le KGB et aura pour nom de code « Tapis rouge ». Kasdi Merbah fait partie de ce groupe, il deviendra le chef de la redoutable SM (Sécurité militaire), de 1962 à 1979 et Mohamed Médiène, alias Toufik, chef du DRS, (Département du renseignement et de la sécurité), de 1990 à 2015. Les « hommes de l’ombre » seront au cœur de la décision politique dans l’Algérie post-coloniale. Les membres du Malg passent à la postérité sous la dénomination de « Malgaches ». Ils restent très influents dans la prise de décision de nos jours, y compris ceux qui se sont reconvertis dans les affaires. L’histoire des services de sécurité est intimement liée à l’évolution du système politique. L’association des « Malgaches » vient de dénoncer « un système qui a atteint ses limites », cette dénonciation exprime clairement que la lutte des clans risquerait de franchir le Rubicon.

L’État, c’est l’armée, le DRS, la prédation, l’économie de bazar. Aucun commis de l’État, de quelque secteur soit-il, ne peut être coopté sans que l’enquête d’habilitation effectuée par la police politique ne lui soit favorable. Sous le règne du parti unique, la carte du FLN était même exigée pour pouvoir prétendre à une fonctions supérieure de l’État. Contrairement à une idée très répandue dans l’opinion, la décision révolutionnaire prise par le gouvernement Hamrouche n’est pas l’ouverture médiatique. C’est plutôt la décision de dissolution de l’enquête d’habilitation. Son successeur l’a rapidement rétablie comme si les Martiens ont pris d’assaut le pays. L’establishment militaro-policier n’a pas pardonné particulièrement à un des leurs d’avoir commis une faute irréparable, semble-t-il.

La contre-révolution

Le mouvement de protestation, de par son ampleur et son horizontalité, a fait l’objet d’un jeu d’ombres. La contre-révolution a infiltré dès le début l’insurrection citoyenne. Les appels anonymes contradictoires sur les réseaux sociaux dénotent clairement qu’ils ne proviennent pas de la même source. Cette fois-ci, la protestation populaire n’est pas un «chahut de gamins» comme ce fut le cas lors des émeutes d’octobre 1988. La région du Mena est traversée par une lame de fond depuis une dizaine d’années. La contre-révolution sous la houlette de l’État profond est rapidement parvenue à écraser dans le sang le Printemps arabe. La Tunisie est l’un des rares pays qui a réussi la transition démocratique. Cette transition a toutefois permis à l’État profond de se redéployer dans les institutions de l’État post-Ben Ali et se faire une nouvelle virginité. La Tunisie est aujourd’hui telle que le tissu social risque de partir en lambeaux. La transition politique a été idéologisée en rejetant aux calandres grecques la question socio-économique dont son traitement se complique davantage chaque jour qui passe.

La lame de fond régionale a donné naissance au mouvement du 22 février. Comme une grande particularité algérienne, l’État profond n’a pas réussi, deux mois après, l’irruption de la colère salutaire, à le contrôler et par conséquent à l’orienter vers une direction particulière. De par son caractère national, son ampleur et sa radicalité, d’une part, et d’autre part, la guerre clanique, l’insurrection citoyenne semble être incontrôlable et imprévisible. Dans la configuration actuelle, la mobilisation horizontale, sans canalisation, sans organisation, est la seule force politique capable de changer le rapport de force ambiant pour mettre en marche irréversiblement un processus révolutionnaire. Le mouvement d’action ne pourra pas se transformer en mouvement d’expression politique tant l’ensemble des figures du « système Bouteflika » reste en place.

Les tenants du pouvoir ont mis en branle plusieurs techniques pour avorter le mouvement populaire : manœuvres, ruses, intimidations, fake news, répression… L’intelligence politique de la jeunesse a déjoué plusieurs pièges tendus par la main invisible, elle n’a pas hésité à activer ses réseaux dormants. Le pouvoir, déconnecté de la réalité de l’Algérie profonde a sous-évalué la détermination d’un peuple à en découdre avec le système de prédation et de la hogra. Les prochaines manifestations lors des veillées de Ramadan illumineront le pays différemment.

Le général Khaled Nezzar, ancien ministre de la Défense, qui avait joué un rôle actif dans la cooptation de Abdelaziz Bouteflika en 1999, a révélé que Saïd Bouteflika était prêt pour garder le pouvoir à décréter l’état de siège. Liamine Zeroual, qui avait quitté le pouvoir par la grande porte en 1998 a refusé d’y revenir par la petite porte. Il n’était pas très intéressé à diriger le coup de force fomenté par « la bande anti-constitutionnelle ». Le commandement de l’armée avait pris par la suite à témoin l’opinion que « toute décision prise en dehors du cadre constitutionnel est considérée comme nulle et non avenue ». Gaid Salah qui a menacé l’ex-chef du DRS de « mesures fermes » n’a rien entrepris dans l’immédiat. Un mois plus tard, il lance de nouveau des accusations à son encontre d’avoir provoquer l’insurrection citoyenne. Auparavant le commandement militaire a offert une sortie honorable à l’ex-président Bouteflika, une démission, alors qu’il était attendu une destitution, une humiliation. Une ligne rouge semble circonscrire la guerre des clans, la pérennité du système politique est au-dessus de l’intérêt national. L’arrestation de Saïd Bouteflika, et les généraux Toufik et Tartag, deux anciens patrons du DRS, ne fausse pas cette hypothèse.

Le chef de l’état-major de l’ANP, au lieu de restituer la clef de la citadelle aux Algériens, a tendance à préférer la garder jalousement comme une trophée de guerre. Il persiste en s’opposant à la volonté populaire à faire valoir un constitutionnalisme anachronique, un costume taillé sur mesure par l’ancien président. Il s’obstine à organiser les élections présidentielles le 4 juillet qui sont rejetées. Il est devenu entre-temps l’homme fort de la nouvelle feuille de route alors que le chef d’État par intérim, un apparatchik, fait de la figuration protocolaire. Si, côté cour, l’armée affirme qu’elle protège la révolution pacifique, côté jardin, elle s’attelle à consolider son pouvoir. En un mot : elle joue à merveille son rôle de Janus.

Les militaires dans la région n’ont pas tendance à remettre le pouvoir aux civils. Ils n’ont pas opéré de révolution copernicienne. Le Soudan semble faire exception. Le mouvement populaire, en tirant les enseignements de l’Egypte et des autres expériences, ne s’est pas contenté de la destitution du président Omar el-Bachir. Le mouvement a exigé le retour des militaires aux casernes et a réussi à transférer partiellement le pouvoir politique aux civils. Les Soudanais ne sont pour autant rentrés chez eux après 5 mois de manifestations populaires à travers le pays. Cette victoire est beaucoup plus le résultat de la lutte du peuple soudanais sous la direction du Rassemblement des professionnels que du Conseil militaire de transition. « L’armée algérienne va-t-elle se retirer du champ politique une fois que la « bande anticonstitutionnelle » et les symboles du bouteflikisme seront éliminés ? », s’interroge le hirak. Si c’est le cas, Gaid Salah entrera par la grande porte dans l’histoire contemporaine de cette jeune nation.

Les services de sécurité et les réseaux de déstabilisation

La lutte entre les différentes fractions de l’État profond s’est redéployée activement dans le hirak au lendemain du coup de force du 30 mars 2019. Le comportement de la police à l’égard des manifestations pacifiques a en effet changé depuis la quatrième marche. Ce constat s’est confirmé de manière spectaculaire le vendredi 12 avril où les policiers ont réprimé des manifestants à Alger en usant de gaz lacrymogènes.

A la veille de chaque manifestation, la gendarmerie nationale, corps dépendant de l’ANP, se déploie dans les accès périphériques menant vers Alger. Il semble que les barrages filtrants sont salutaires pour les manifestants. Comme si la kalashnikov était plus efficace que la loi. Cette attitude contredit fortement les professions de foi que fait chaque mardi le chef d’état-major de l’ANP.

La Constitution, dans son article 55, est claire à cet effet. Il y est précisé dans son alinéa 1 que « tout citoyen jouissant de ses droits civils et politiques a le droit de choisir librement le lieu de sa résidence et de circuler sur le territoire national ». Il est aussi énoncé que « toute restriction à ces droits ne peut être ordonnée que pour une durée déterminée, par une décision motivée de l’autorité judiciaire ». Les Algériens ne demandent aucune protection singulière, mais seulement l’application de la loi dans toute sa rigueur. « Les forces armées sont motivées par la préservation du régime », estime le Financial Times, « plutôt par le moindre désir de démanteler un système de gouvernance en place depuis l’indépendance par la France en 1962».

Des colonels à la retraite, des chefs de partis, des universitaires, des journalistes défilent pour amplifier le discours contradictoire de l’État profond à longueur de journée sur les plateaux de TV et les studios des radios. Les médias publics et des médias privés continuent à fonctionner comme au plus fort du bouteflkisme. L’Anep distribue toujours la publicité selon des règles non écrites, opaques, comme le gouvernement Bedoui l’a reconnu lors du premier Conseil du gouvernement post-Bouteflika. En revanche, une mesure de cette réunion annonce « l’adoption de la transparence et de l’objectivité dans la distribution de la publicité publique sans exclusion ni discrimination aucune entre l’ensemble des médias publics et privés ». Le monopole de fait de l’Anep sur la publicité publique, une juridiction contredisant les règles de l’ouverture médiatique, est préservé contre toute attente. La lutte contre la grande corruption se jouera aussi dans le champ médiatique.

La lutte contre la corruption

Le champ économique offre un autre front des luttes de sérail. La guerre clanique s’est infiltrée dans le dossier le plus sensible du bouteflikisme : la prédation. La justice s’empresse de traiter certains dossiers de corruption et des affaires de dilapidation des deniers publics. L’appareil judiciaire décrié par les Algériens comme l’instrument privilégié du système de hogra est sorti brutalement de sa torpeur. Des magistrats s’activent à traiter certains dossiers alors qu’il était plus logique de mettre en place une approche plus sereine. Des mesures conservatoires devraient être prises dans l’immédiat. Ces mesures, en attendant l’installation d’une justice transitionnelle, doivent préserver les biens publics face à l’impunité de la prédation. Cette justice, animée par une volonté politique, sera en mesure de récupérer un montant équivalant aux revenus pétroliers de toute une année. Cette somme contribuerait inéluctablement à nous mettre à l’abri du scénario vénézuélien qui nous guette. La lutte anti-corruption sous la houlette de Gaid Salah est une autre ruse sur l’exigence de changement du régime politique. Aucun oligarque ou apparatchik ne peut violer durablement la loi s’il n’est pas couvert par l‘État profond, bras politique séculier de l’armée.

Historiquement, tout nouveau pouvoir prétorien lance une campagne de lutte anti-corruption pour se crédibiliser. L’Algérie ne fait pas exception. Le président Bouteflika a déclaré au lendemain de sa cooptation par le cabinet noir que l’Algérie est minée par la corruption et 15 généraux ont fait main basse sur l’économie de bazar. Aujourd’hui, c’est Gaid Salah qui lance l’opération « mains propres ». « J’ai appelé l’appareil de la justice, dans mes interventions précédentes », ordonna Gaid Salah, « à accélérer la cadence des poursuites judiciaires concernant les affaires de corruption et de dilapidation des deniers publics et de juger tous ceux qui ont pillé l’argent du peuple ». Faut-il qu’un général ordonne ce qu’il faut faire à une justice supposée indépendante ?

Vingt ans plus tard, il n’ y a pas un seul secteur d’activité qui ne soit pas traversé par des affaires de corruption, malversation et précarisation. Faire sortir les dossiers des tiroirs de certaines officines de l’ombre serait une aventure salutaire.

La question de la transition politique

Le hirak, plus de deux mois après son irruption, n’a pas réussi à instaurer un débat démocratique et contradictoire sur la transition politique. Les propositions et programmes de sortie de crises sont pourtant nombreux. La grande faiblesse de cette riche littérature, c’est qu’elle ne définit pas clairement cette transition, contenu et étapes, de crainte de diviser le mouvement unitaire.

L’urgence n’est pas donc de limiter la durée de cette transition, ni d’en réduire ses objectifs. Ce qui est vital c’est de définir politiquement et économiquement une transition cohérente. Pour sauvegarder l’esprit du hirak, la transition doit inscrire comme priorité la mise en place de mécanismes pour la création de contre-pouvoirs structurels. Les bonnes intentions et les lois ne suffisent pas comme garantie. Un nouveau contrat social doit être conçu, pour cela il faut changer de modèle économique. Le système néo-libéral basé sur la rente ne peut transformer l’Algérien client en citoyen. Dans cette perspective, la transition ne peut être construite par les protagonistes zélés du 3e et 4e mandat ainsi que ceux qui ont mis en mouvement le 5e mandat. Les Algériens intègres et compétents mais marginalisés sont très nombreux, ici et ailleurs. Toutes les bonnes volontés mettant l‘intérêt national au-dessus des intérêts particuliers, corporatistes et oligarchiques sont les bienvenues.

La question du rôle du militaire dans cette période reste le grand tabou alors qu’elle avait figuré au centre des débats lors de la guerre de libération. L’élite actuelle bardée de diplômes a tendance à escamoter les véritables enjeux de l’heure. La dissolution de la police politique et du pouvoir occulte est un préalable à la transition démocratique. La doctrine militaire et sécuritaire a évolué avec la révolution des technologies de l’information. L’enjeu crucial du renseignement n’est plus la collecte des données comme pendant la guerre froide. Les informations sont facilement disponibles aujourd’hui. Le problème réside dans le traitement de cette masse de données. La formation d’un expert en sciences humaines et sociales nécessite un investissement de 40 années. Le hacker d’aujourd’hui était l’agent secret d’hier. Les guerres de demain seront des cyber-guerres.

Les Algériens vivent aujourd’hui un moment historique inédit, privilégié. Si les forces anticonstitutionnelles et occultes reprennent la main, la « silmiya » reviendra d’ici quelques années mais ne sera pas sans surprise « silmya ». Le chaos s’installera à tout jamais en Algérie, au Maghreb.


*Dr Rachid Tlemçani est professeur des Universités
Auteur, Elections et Élites en Algérie. Paroles de candidats, Alger, Chihab Editions


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