
Dossier spécial 3 mai | Tout a commencé par une volonté politique forte. Celle de doter le pays d’une presse libre, professionnelle et objective. On est au début des années 1990 et la démocratie naissante ne pouvait se contenter des quelques titres hérités de l’époque du parti unique ni s’accommoder du maintien de la mainmise de l’État sur la presse. Il fallait d’autres tribunes d’expression pour accompagner le bouillonnement de la scène politique marquée elle aussi par la multiplication des partis et une profusion de débats idéologiques. Aux manettes, un chef de gouvernement réformateur, Mouloud Hamrouche.
Des débuts prometteurs
Dans l’optique de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur l’information du 3 avril 1990, qui allait mettre fin au monopole de l’État sur l’édition des titres de presse, le gouvernement émet, le 19 mars de la même année, une circulaire pour donner la possibilité aux journalistes en poste dans les médias publics de tenter ce qui était appelé à l’époque « l’aventure intellectuelle », c’est-à-dire éditer leurs propres titres en s’organisant en sociétés d’édition. Avec à la clé plusieurs avantages : 32 mois de salaire, des locaux à la maison de la presse, des abattements fiscaux…
A lire aussi : Visas diplomatiques : l’Algérie accuse la France de « mauvaise foi »
La conjugaison de ces facilitations et du professionnalisme des premiers prétendants, dans un climat apaisé, loin de toute pression, ne pouvait déboucher que sur des success stories.
Le Soir d’Algérie, El Watan, El Khabar, Liberté, pour ne citer que ces titres, verront le jour et séduiront un large lectorat. Trente ans après, ce sont les mêmes titres qui dominent encore la scène médiatique nationale, aux côté d’autres qui ont vu le jour plus tard et dans d’autres circonstances, comme Ennahar et Echorouk. D’autres quotidiens et périodiques créés dans le cadre du même dispositif n’ont pas pu continuer l’aventure, pour des raisons économiques et parfois politiques, comme pour le Matin, fermé sur décision des autorités. Mais globalement, le modèle a fait ses preuves.
A lire aussi : Imane Khelif dément sa retraite et accuse son ex-manager de trahison
Les premières épreuves
La jeune presse indépendante fera face à la première épreuve dès l’année 1993, lorsqu’un autre chef de gouvernement, Belaïd Abdeslam, à la vision antinomique de celle de Hamrouche, décide d’instaurer le monopole de la publicité étatique via l’Anep (Agence nationale d’édition et de publicité) pour la redistribuer suivant un seul critère : la docilité.
La même année, les groupes terroristes se mettent à s’en prendre aux journalistes, tuant plus d’une centaine de professionnels de la presse. Mais la corporation tiendra bon et s’acquittera de sa mission de la plus admirable des manières, en dépit du climat d’insécurité et des pressions des autorités qui ont pris plusieurs formes : privation de la manne publicitaire étatique, poursuites judiciaires contre les journalistes, suspensions, saisies à l’imprimerie, imprimatur sur l’information sécuritaire…
A lire aussi : L’Algérie instaure un triple contrôle des importations
Les chefs de gouvernement se succéderont, les présidents aussi, mais presque tous adopteront la même attitude de méfiance envers une presse qui, pourtant, a payé le prix fort pour la sauvegarde du système républicain durant les années de sang, avec toutefois un rôle controversé pour certains titres, qui auraient été instrumentalisés par telle ou telle faction du pouvoir, comme lors de la crise de l’été 1998 qui a précipité le départ du président Zeroual.
Pléthore de titres sans diversité
L’arrivé au pouvoir de Abdelaziz Bouteflika, en 1999, apportera beaucoup de changements. D’abord, grâce à l’embellie financière due à la hausse des prix des hydrocarbures, le volume de la publicité étatique (constitué pour l’essentiel d’appels d’offres pour les marchés publics) explose, se répercutant positivement sur les trésoreries des journaux et surtout leur nombre.
Des centaines d’agréments seront attribués, hélas pas toujours à des professionnels, et la scène médiatique est inondée de titres. Paradoxalement, la diversité ne sera pas au rendez-vous.
Car presque tous les journaux nouvellement créés ont la même périodicité, des quotidiens, la même ligne éditoriale qui est la défense systématique des choix du gouvernement du moment, et plus grave, parfois le même contenu avec la reproduction des dépêches de l’agence officielle.
Leur vocation est aussi la même, « la captation de la publicité institutionnelle », pour reprendre l’expression de l’actuel ministre de la Communication, Djamel Kaouane.
De l’aventure intellectuelle, à l’aventure tout court. Choix stratégique pour noyer les principaux titres récalcitrants ou moyen légal de redistribuer la rente ?
Quoi qu’il en soit, le modèle n’a pas tardé à montrer toutes ses limites puisque nombre de ces titres ne survivra pas à la disette induite par la chute des prix du pétrole en 2014.
Le volume de la publicité institutionnelle a chuté de 60% et beaucoup de journaux vont fermer. 60 titres ont cessé de paraître depuis 2014, révélait M. Kaouane en octobre 2017. Depuis, de nombreux autres ont dû connaître le même sort.
Les grands journaux créés au début des années 1990, même privés de publicité étatique, ont tenu bon grâce à la fidélisation de leur lectorat et des annonceurs du secteur économique privé.
Mais ils connaîtront eux aussi la crise à partir de l’année 2014 à la faveur de la conjugaison de plusieurs facteurs : basculement d’une partie de leur lectorat vers les nouveaux médias (télévisions privées et sites électroniques notamment), baisse du volume des annonces du secteur privé à cause de la crise économique et, surtout, des pressions qui auraient été exercées sur les annonceurs privés pour les amener à se détourner de certains journaux.
« Les annonceurs privés qui nous donnaient de la publicité se sont retirés parce que des donneurs d’ordre ont agi dans l’ombre », s’était plaint en février 2017 Abrous Outoudert, alors directeur du quotidien Liberté.
El Khabar, El Watan, Liberté et à un degré moindre le Soir d’Algérie, sont les plus affectés par la nouvelle situation. Même s’ils figurent toujours parmi les journaux les plus en vue, leur tirage a drastiquement chuté.
En tout cas, il n’est plus ce qu’il était au milieu des années 1990 et au début des années 2000. « La situation du journal n’est pas ce qu’elle était par le passé à cause du recul des recettes publicitaires, mais cela ne l’empêche pas d’honorer ses engagements envers ses créanciers, que ce soit les imprimeries ou les impôts, et de verser régulièrement les salaires », reconnaît le nouveau directeur de Liberté, Saïd Chekri, dans un entretien à TSA-Arabi.
Un modèle économique désuet
Le modèle économique de la presse algérienne est désuet, y compris pour les journaux qui ont vu le jour dans les années 1990 dans le cadre de la circulaire Hamrouche. Une forte dépendance aux recettes publicitaires fait planer le spectre de la crise en permanence. Même les journaux qui n’ont qu’un très faible taux d’invendus ne font pas de bénéfice sur les ventes, étant donné que le prix de vente du journal est inférieur aux frais d’impression, malgré les subventions apportées aux imprimeries par les pouvoirs publics, notamment sur les prix du papier.
Économiquement, la presse algérienne a toujours fonctionné comme la presse gratuite en Occident, c’est-à-dire sans aucun bénéfice tiré des ventes. En cas de tarissement de la publicité, c’est la faillite immédiate pour le journal.
En février 2017, les responsables de Liberté et d’El Watan ont décidé de porter le prix du journal à 30 dinars. El Khabar aussi est passé de 10 à 15, puis à 20 dinars. Un début de solution ? Le directeur de Liberté révèle en tout cas que la hausse du prix du journal n’a pas induit une chute des ventes et a permis à l’entreprise de mieux se porter sur le plan financier.
Cette hausse du prix était destinée à amortir le choc de la baisse du nombre d’annonces du secteur privé, sans toutefois prétendre s’affranchir complètement de cette dépendance aux recettes publicitaires. Car les dysfonctionnements de la diffusion ne permettent pas une distribution adéquate du journal, donc d’optimiser les ventes. La question a été maintes fois soulevée par les éditeurs, mais aucune décision n’est venue mettre un peu d’ordre dans cette activité dominée par les diffuseurs privés. Le problème se pose avec plus d’acuité pour les journaux à faible tirage desquels les sociétés de diffusion exigent un forfait pour les distribuer. Résultat, beaucoup de titres ne sont pas diffusés. Le secteur de la presse s’est durablement installé dans l’anarchie alors que l’Autorité de régulation, annoncée depuis plusieurs années, n’a toujours pas vu le jour.
Al Fadjr et les autres…
La dépendance à la publicité a été fatale pour beaucoup de titres. Djazaïr News et Algérie News, du journaliste H’mida Layachi, ont dû mettre la clé sous le paillasson en 2012, après avoir été privés de publicité étatique par l’Anep.
La Tribune n’a survécu que quelques années à son fondateur, Kheireddine Ameyar, et à peine quelques mois à son directeur, Hassan Bachir Cherif.
Info Soir a dû fermer malgré tout le professionnalisme de son directeur et fondateur, Hassan Ouandjeli. Al Fadjr, quotidien arabophone lancé en 2000 par la journaliste Hadda Hazzam, risque de connaître le même sort.
Privé de publicité depuis le mois d’août 2017, le journal est entre la vie et la mort. Sa directrice a frappé à toutes les portes, en vain. Elle a même entamé, en dernier recours, une grève de la faim, sans résultat. Son professionnalisme ne lui a été d’aucun secours. Ses journalistes, ou ce qu’il en reste, sont sans salaire depuis neuf mois.
« Nous sommes sans revenu et nous avons presque tous des familles à charge, mais nous nous débrouillons comme nous pouvons. C’est une question de principe. Nous n’allons pas laisser tomber le journal dans ces moments difficiles », nous dit un journaliste d’Al Fadjr rencontré au siège du journal ce mardi 1er mai, qui coïncide avec la journée internationale du Travail.
Le siège de la rédaction est presque vide et les rares journalistes qui s’y trouvent encore s’attellent à confectionner un autre numéro du journal. Tous, ils espèrent que ce calvaire prenne fin. Leur directrice se démène comme elle peut pour leur verser de quoi tenir le coup. Récemment, elle a dû mettre en vente l’appartement qui servait de siège pour le bureau régional du journal à Constantine. Ces courageux journalistes méritent bien un geste des autorités…
Cette précarité touche des dizaines de titres, car même ceux qui ne sont pas « sevrés » complètement de la publicité étatique ne reçoivent que de maigres quotas, permettant à peine de régler les factures d’imprimerie et de verser des rémunérations dérisoires à leurs employés. La presse indépendante algérienne vit sans doute l’une des périodes les plus sombres depuis le lancement des premiers titres, il y a près de trente ans.