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Quand un problème d’espace met en lumière l’état de la recherche scientifique en Algérie

Quand un problème d’espace met en lumière l’état de la recherche scientifique en Algérie

La « mise à l’écart » de plusieurs sociologues, économistes et d’autres spécialistes au Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (Cread) prend l’allure d’un véritable scandale et met la lumière sur la crise qui ébranle la recherche scientifique en Algérie depuis plusieurs années. Tout commence à la fin du mois de novembre 2017, quand plusieurs enseignants-chercheurs associés ont été appelés à libérer les « espaces de recherche ».

Une note de service signée par le directeur du Cread le 26 novembre dernier explique que l’institution fait « face à un problème sérieux de disponibilité d’espace de recherche ». « Cette contrainte s’est imposée suite à la dernière campagne de recrutement des nouveaux chercheurs prévue dans le cadre du programme de consolidation du corps des chercheurs permanents de l’année 2016/2017 », écrit la direction du Cread.

Elle ajoute qu’à « cet effet, les collègues chercheurs associés sont priés de libérer les espaces de recherche qu’ils occupent au niveau du centre ». La direction envoie ensuite une mise en demeure aux enseignants chercheurs associés. Elle leur accorde seulement quatre jours pour exécuter la décision. En se rendant au centre à la fin du délai, les chercheurs associés découvrent des bureaux vides.

« On retrouve nos bureaux complètement vides. Nos affaires mis dans des cartons et jetés dans les couloirs ou les sous-sols du Cread », indique Mourad Boukella, enseignant et chercheur associé dont la fin du contrat est prévue dans… deux ans. « Je suis en train de terminer un ouvrage sur l’agriculture algérienne. Je vous assure que j’étais cassé après ce qui s’est passé », dit-il. Les documents sur lesquels il travaillait ont été mis dans les cartons.

« Humiliation »

Alors que la direction vidait son bureau, Fatma Oussedik se trouvait à l’université de Johns Hopkins (États-Unis) avec son équipe de recherche. « Quand je suis rentrée, j’ai trouvé cette mise en demeure et mes affaires dans le carton. En fait, tout était passé par le tableau d’affichage. À aucun moment, le directeur du centre ne nous a invités à  discuter pour trouver une solution », regrette la sociologue et chercheuse associée. « Je me demande ce que j’ai fait pour qu’ils se paient des hommes de mains qui nous traitent de la sorte », lâche-t-elle.

Le directeur du centre tente alors, sans succès, de calmer les chercheurs associés qui se sont sentis « humiliés ». « S’ils ont un problème de place, ce n’est pas seulement à cause d’une mauvaise gestion scientifique. C’est parce qu’il y a aussi une mauvaise gestion administrative et financière », avance Fatma Oussedik. Elle évoque le projet de construction d’un centre à Tipaza qui n’a toujours pas abouti.

« Ils ont eu des crédits pour construire un centre à Tipaza. Celui-ci s’est effondré. Ils ont repris la construction. Il s’est encore effondré. D’ailleurs, ils ont eu des postes budgétaires en prévision de ce nouveau centre », explique-t-elle. En tant que chef d’équipe au Cread, Fatma Oussedik était chargée notamment de la formation de jeunes chercheurs permanents.

« D’ailleurs, je partageais un bureau avec deux autres chercheuses de mon équipe. Mon contrat finissait à la fin du mois de décembre (2017). J’avais annoncé mon départ. J’avais dit à mon chef de division que j’allais seulement rester le temps d’aider les jeunes chercheuses que j’ai formées à formuler un nouveau projet », relate-t-elle.

Pourquoi cette mise à l’écart ?

Qu’est-ce qui justifie cette surprenante mise à l’écart de ces chercheurs associés. « Toute pensée critique dérange. On vous donne votre part de rente, vous vous taisez », répond Mourad Boukella. « La logique dans notre pays est de casser le thermomètre quand il y a la fièvre ! », résume Fatma Oussedik qui ajoute : « Tout ça est pédagogique. On veut terroriser ceux qu’on vient de recruter avant même qu’ils ne commencent à travailler ».

Pour elle, cette mise à l’écart est aussi le début de la « rupture entre l’enseignement et la recherche scientifique ». « Ce qui se passe au Cread est la volonté de rompre les liens entre université et recherche au bénéfice d’un lien fantasmatique entre la recherche et l’entreprise dans un pays où c’est l’économie informelle qui domine. Cette affaire dépasse même le Cread. Ce sont les sciences humaines et sociales qui sont concernées », pense-t-elle.

Ces enseignants chercheurs associés ont frappé sur toutes les portes pour exposer leur problème avant d’aller vers la presse. Ils se sont déplacés vers le ministère de l’Enseignement supérieur, le Conseil supérieur de la recherche et le syndicat. « Partout, on nous a dit : Ce n’est pas bien ce qu’on vous a fait », souligne Mme Oussedik. Sauf que rien n’a été entrepris pour réparer cette « injustice ».

La direction contre-attaque

La direction du centre rompt le silence après la parution dans la presse de deux articles sur l’affaire. Dans un courrier daté du 18 janvier, son service de communication parle « d’attaques déplorables orchestrées par certains enseignants-chercheurs associés ». « Ces quelques chercheurs « associés », non représentatifs de l’ensemble, n’ont fait en réalité que se discréditer dans la communauté scientifique et dans l’opinion publique en général », assène-t-il.

Il évoque le problème d’espace qui s’est posé avec l’arrivée des nouveaux chercheurs permanents. « Il faut également préciser que le contrat d’association ne mentionne nullement l’obligation d’octroi d’espace physique. Nous leur disons (aux chercheurs associés, NDLR) : soyez raisonnables, le contrat d’association au Cread n’implique pas un droit de résidence ! », insiste la même source avant d’affirmer qu’il ne s’agit pas d’une « mise en retraite arbitraire ».

« Malgré l’appel à la compréhension, certains enseignants-chercheurs « associés » ont catégoriquement refusé de libérer les espaces occupés et ont même mené une campagne de dénigrement des efforts de la direction du Cread pour réussir l’opération de recrutement de jeunes chercheurs permanents », contre-attaque-t-elle tout en accusant également les chercheurs associés de « manipulations diverses ».

« Le copier-coller »

« Qui va encadrer les jeunes chercheurs ? Dans le courrier, ils nous disent, entre autres, que ce sont les TIC qui vont encadrer les jeunes chercheurs », rapporte Fatma Oussedik avant de lâcher : « Ils vont leur apprendre le copier-coller comme ils savent faire ». La sociologue se souvient des réponses qu’elle obtenait quand elle posait le problème de manque d’ouvrages dans la bibliothèque. « Quand vous posez le problème de bibliothèque, le directeur du centre vous dit : Ils (les chercheurs) ont tous internet, ils n’ont pas besoin de bibliothèque », dit-elle.

Dans son courrier, le service de communication du Cread précise que la « question relative à l’encadrement des jeunes chercheurs n’est qu’un argument fallacieux ». « Il est important de noter que les jeunes chercheurs en émergence, s’appropriant les TIC et les langues étrangères, découvrent des références universelles dans les différents domaines scientifiques et expriment la soif de progrès, passant par le renouvellement dans la composante « chercheurs associés » », souligne-t-il.

« Etre enterré dignement » 

Face à cette situation, les enseignants chercheurs associés ne comptent pas baisser les bras. « On ne va pas quitter de cette manière », assure Mourad Boukella. « On ne laissera pas terroriser les jeunes chercheurs. Et on a décidé selon la formule d’un collègue qu’on n’allait pas être enterrés et jetés dans une fausse commune. On va avoir, comme spécialistes des sciences humaines et sociales, un véritable enterrement. C’est pour ça qu’on fait appel aux médias, pour qu’on nous enterre dignement », lance-t-elle.

Fatma Oussedik et ses collègues rappellent qu’ils n’ont aucune motivation financière. Contrairement aux chercheurs permanents, les enseignants chercheurs associés sont rémunérés par l’université. « Nous sommes des professeurs des universités et nous sommes payés par l’université. Au bout de chaque projet de recherche qui dure entre deux et trois ans, on touche l’équivalent de 70.000 dinars. Nous ne sommes pas des chasseurs de primes », se défend Fatma Oussedik.

Nos tentatives de joindre la direction du Cread par téléphone et par e-mail sont restées vaines.

« Caporalisation »

Depuis le début de cette affaire, beaucoup d’universitaires et de chercheurs en Algérie et à l’étranger ont exprimé leur solidarité avec les enseignants chercheurs associés. « On est déçu de voir certains de nos collègues malmenés de cette façon. Je suis solidaire parce que cette affaire pose les problèmes liés à la place du chercheur dans cette société, du chercheur en sciences humaines et sociales particulièrement », estime Khaoula Taleb Ibrahimi, spécialiste en science du langage.

« Aujourd’hui, on crée une corporation de chercheurs qu’on peut manipuler notamment par la mobilité, l’octroi des bourses, le blocage ou non de l’avancement des carrières, la mutation dans des centres à l’intérieur du pays. Nous avons une armée de chercheurs, pas vraiment formés. Même si parmi eux il y a ceux qui peuvent être de très bons chercheurs », analyse-t-elle.

Pour cette chercheuse, le cas du Cread est « symptomatique d’une situation ». « Nous sommes en train de vivre une situation de caporalisation. Aucune tête ne doit dépasser, vous devez vous taire », avance Khaoula Taleb Ibrahimi. « Le pouvoir actuel avait deux moyens pour contrôler la société : la rente et la répression. Mais distribuer la rente devient de plus en plus difficile. Et pour la répression, on l’a vu faire avec les syndicalistes et les médecins résidents », regrette-t-elle.

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