À Adrar, à 1.500 km au sud d’Alger, la récolte du blé approche. Du blé cultivé sous pivot d’irrigation. Moissonner et transporter les grains récoltés sur des distances qui se comptent dans le grand Sud en centaine de kilomètres constitue un véritable défi logistique pour l’’Algérie.
C’est à partir de 1985 qu’ont été semés les premiers hectares de blé à Adrar et des universitaires se sont penchés sur cette nouvelle pratique.
« Une alternative pour assurer la production de ce que l’agriculture du nord du pays ne parvenait pas à produire », selon Tayeb Otmane de l’université d’Oran, co-auteur d’une étude originale sur la mise en valeur agricole au Sahara algérien.
Une stratégie étonnante selon le géographe français Daniel Dubost qui évoque « un paradoxe évident à vouloir retirer du désert les denrées alimentaires qu’on a grand peine à obtenir dans les régions plus favorisées ».
À Adrar, ce sont plus de 20.000 hectares qui étaient consacrés aux céréales en 2023. Une superficie en continuelle augmentation. « La superficie a encore augmenté de 3.000 hectares cette année avec l’installation de 85 pivots d’irrigation », confiait récemment le directeur de la Coopérative des céréales et légumes secs (CCLS) à la presse locale.
Ce qui permet aujourd’hui aux investisseurs engagés dans « l’agriculture saharienne » de revendiquer la production d’un million de quintaux de céréales quant au nord de l’Algérie, les agriculteurs en produisent une quarantaine lors des bonnes années.
La Télévision algérienne (ex-ENTV) a diffusé ce 24 avril les images impressionnantes d’un convoi de camions se dirigeant vers la région d’Adrar. Abondamment consultée sur les réseaux sociaux, cette séquence fait l’admiration des internautes algériens.
À l’image des camions en convoi se dirigeant vers les pays limitrophes lors d’opérations d’exportations hors hydrocarbures, ces camions se dirigeant vers le Sud arborent sur leur calandre l’emblème national et le logo de l’Office algérien interprofessionnel des céréales (OAIC).
Il s’agit pour la plupart de camions à benne utilisés pour le transport de grains. Quelques-uns tirent des remorques à plateau sur lesquels sont chargés des rétro-chargeurs à godet et des moissonneuses-batteuses flambant neuves Sampo fabriquées localement.
Le convoi comporte une centaine de camions dont une majorité de marque chinoise Shacman.
En une file ininterrompue, ils traversent les zones sableuses d’Adrar et les champs circulaires si caractéristiques de la région.
Filmés en vue aérienne par un drone à proximité de la ville d’Adrar, les camions avancent en longue file sur une seule voie voire sur deux voies rendant leur progression encore plus impressionnante. Quelques véhicules privés tentent de doubler l’imposant convoi en se faufilant péniblement entre les camions.
La précocité de la récolte au Sahara justifie le déplacement de moyens matériels habituellement positionnés plus au Nord. Chauffeurs et mécaniciens confirment venir de différentes régions du pays.
L’Algérie déploie des moyens logistiques considérables pour la récolte du blé dans le Sahara
Dès 2021, le directeur de la CCLS d’Adrar, Mokhtar Hamdani, prévoyait de récolter près d’un million de quintaux de blé.
À l’époque, il confiait au quotidien El Moudjahid : « Pour les besoins de la campagne de moisson de cette saison, 81 moissonneuses ont été mobilisées, en plus de 130 camions pour le transport de la récole vers les points de collecte ».
Des camions chargés de grains qui empruntent souvent de simples pistes agricoles avant d’arriver sur l’asphalte des routes nationales. Aux camions de l’OAIC, il est souvent fait appel à des transporteurs privés.
Mokhtar Hamdani ajoutait alors que plusieurs communes dont Zaouiet-Kounta, Aoulef et Amguiden avaient bénéficié d’un point de collecte.
Une décision salutaire dans la mesure où la distance entre ces communes et Adrar avoisinent 77 km pour l’une et 246 km pour la deuxième et jusqu’à 330 km pour Amguiden.
Quant au point de stockage principal d’Adrar, l’installation d’un deuxième pont bascule devait permettre « d’atténuer la pression et d’accélérer les procédures d’emmagasinage », indiquait fièrement le responsable de la coopérative.
Finie l’improvisation des premières années alors que le blé fraîchement récolté était stocké à même le sol et recouvert de simples bâches de toile.
Progressivement a été installée une chaîne de points de collecte avec pont bascule et dans le meilleur des cas silos en dur ou des hangars pour un stockage à plat.
Au milieu de nulle part, ont parfois surgis un pont bascule et une simple cabine saharienne abritant le personnel administratif chargé de l’enregistrement de la pesée et de la délivrance des documents officiels attestant la livraison de la récolte.
Les camions, pièce maîtresse du dispositif logistique
Au même titre que les engins de récolte, il est vite apparu que les camions constituaient une pièce essentielle du dispositif logistique déployé pour la récolte du blé dans le Sahara.
Rien ne sert en effet de disposer de moissonneuses- batteuses si les camions chargés de l’acheminement des récoltes depuis les champs vers les points de collecte font défaut.
De même, si les camions sont en nombre insuffisant pour transporter les grains des points de collecte vers les centres de collecte régionaux.
Jusqu’à présent au nord de l’Algérie, ce sont les agriculteurs eux même qui se chargeaient de l’acheminement de leur récolte de blé vers les CCLS.
Les faibles distances permettaient d’utiliser leurs remorques agricoles, même celles de faible capacité à un seul essieu.
Des remorques rudimentaires sans vérin hydraulique permettent de faciliter le déchargement. En cas de forte affluence, il arrivait que les agriculteurs passent la nuit à attendre leur tour pour décharger leur précieuse cargaison.
À raison de 6.000 DA le quintal de blé dur, livrer sa récolte à l’Office algérien des céréales (OAIC) est particulièrement intéressant pour les agriculteurs. Puis, l’office est le seul organisme collecteur légalement habilité à acheter les récoltes.
Avec l’apparition de moissonneuses-batteuses modernes, le mode de récolte en vrac permet aux agriculteurs de s’affranchir progressivement des anciennes opérations de manipulation des lourds sacs de blé.
Mais pour éviter de multiplier les opérations de transbordement de grains et les pertes de charge qui en découlent, l’utilisation de camions est devenue essentielle.
Cela est d’autant plus vrai au sud où, les distances en jeu, rendent inimaginable l’utilisation de simples remorques agricoles. À la démesure des distances et des volumes permis par l’irrigation, seuls des camions de gros tonnage peuvent permettre d’évacuer correctement les récoltes de blé.
Si au nord du pays, la moyenne de rendement se situe à 17 quintaux de blé, au sud elle est de 40 quintaux et certains investisseurs atteignent les 70 quintaux par hectare. Les volumes à transporter sont donc plus conséquents.
Des trajets en camion de 16 heures
Au sud, la récolte implique une parfaite coordination entre engins de récolte, camions destinés à l’acheminement des grains vers les points de collecte et ceux destinés à l’enlèvement des grains depuis ces points de collecte vers les silos régionaux voire vers les villes du nord.
Or, Alger se situe à 1.500 km d’Adrar et à 1.200 km de Timimoun, ce qui nécessite jusqu’à 16 heures de route voire plus lorsque, sur certains tronçons, les routes ne sont pas en bon état.
La manipulation des grains et leur pesée nécessite l’emploi d’un matériel spécifique : rétro-chargeurs à godet, suceuses à grains et ponts bascule. Il suffit qu’un de ces ponts soit défaillant ou que les engins à godets soient en nombre insuffisant pour que cette chaîne logistique complexe se grippe.
À plusieurs reprises, des investisseurs au sud ont signalé le manque de disponibilité en matériel de récolte et les pertes de grains encourus lors de tempêtes de sable.
En 2023, le ministère de l’Agriculture et du Développement rural a évoqué la demande faite au constructeur local afin que la capacité des moissonneuses-batteuses soit augmentée en les dotant d’une barre de coupe de plus grande dimension.
Blé dans le Sahara algérien : la logistique complexe des semences certifiées
Au nord, la sécheresse de l’année écoulée a grandement affecté le niveau de la production locale de blé obligeant un recours accru aux importations. Des achats estimés à 8,7 millions de tonnes durant l’année commerciale 2023-2024 pour des besoins estimés à environ 11 millions de tonnes par l’USDA, le département américain de l’agriculture.
Plus grave, cette sécheresse a affecté la production de semences certifiée. Cependant à l’automne, si les semis ont pu être assurés, c’est grâce aux semences produites au sud.
Aussi « l’agriculture saharienne » a acquis de nouvelles lettres de noblesse bien qu’elle soit souvent montrée du doigt pour son coût élevé. Selon la publication spécialisée La France Agricole, le coût du quintal de blé reviendrait à 1.000 dollars.
Face à ce nouveau rôle de pourvoyeur de semences, les superficies consacrées à ce type de production sont en augmentation dans le sud algérien.
Ainsi à Gassi Touil, au niveau de l’entreprise publique Global AgriFood, sur les 27 pivots consacrés à la culture du blé, 9 sont consacrés « à la multiplication de semences », confiait récemment un technicien au média La Patrie News.
Une stratégie qui complexifie d’autant plus les besoins logistiques. Dans le cas de la production de semences, il est impossible de stocker dans un même silo les récoltes issues de parcelles différentes.
Chacune des variétés récoltées nécessite d’être stockée à part dans une cellule individuelle.
Aujourd’hui Adrar dispose de sa propre station de traitement de semences. Une station capable d’usiner quotidiennement 10.000 tonnes de semences contre 3.000 à ses débuts. Des capacités qui la font ressembler aux stations situées dans les riches plaines de la région de Constantine.
Face au risque de sécheresse qui frappe à nouveau l’ouest du pays, l’assurance de pouvoir obtenir des rendements de 50 quintaux de blé à Adrar est un argument de poids face à une demande locale croissante. Un argument contre lequel les difficultés logistiques du grand sud pèsent peu.
En mai 2023, l’Office algérien de développement de l’agriculture industrielle en terres sahariennes (ODAS) a lancé un troisième appel à projets d’investissement dans l’agriculture saharienne.
À cette occasion, le ministère de l’Agriculture et du Développement rural a annoncé l’ouverture de la plate-forme numérique destinée au dépôt des candidatures.
Objectif à terme : arriver à la mise en valeur d’un million d’hectares pour produire du blé et réduire la dépendance du pays vis-à-vis des importations de ce produit de large consommation.