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« Si j’ai tenu, c’est grâce au peuple »

« Si j’ai tenu, c’est grâce au peuple »

Chronique livresque. A l’heure où beaucoup de sites sur la toile vantent la beauté d’Alger coloniale, il faudrait juste que l’Algérien d’aujourd’hui sache que le centre-ville de la capitale était déconseillé aux « indigènes » : « Peu d’Algériens osent se promener dans le quartier européen, à moins qu’ils n’y soient contraints par leur travail. Ils ne s’attardent guère, ombres furtives que le regard des Français traverse sans les voir ».

Les Algériens, ces primitifs

Alice Cherki* nous résume le statut des Algériens à travers un proverbe qui vaut mille discours : « Les Français crachent sur les Espagnols, qui crachent sur les Italiens, qui crachent sur les Maltais, qui crachent sur les Juifs, qui crachent sur les Arabes, qui crachent sur les nègres ». Elle précise qu’il existait un racisme anti-noir relativement développé chez les Maghrébins qui touchera même Frantz Fanon notamment en Tunisie où il souffrira de l’attitude de ses collègues psychiatres de la Manouba, hôpital psychiatrique près de Tunis.

C’est dans cet Alger de la ségrégation qu’arrive Frantz Fanon en 1953. Voilà Fanon l’Antillais, affecté à l’hôpital psychiatrique de Blida (HPB). Cet hôpital est une ville dans la ville, comme le précise l’auteure. D’une capacité de 800 places, il accueille en fait 2000 malades en provenance de toute l’Algérie. A l’HPB règne la doctrine des psychiatres de l’école d’Alger, note Cherki : « Selon cette doctrine, les indigènes nord-africains se caractérisent par un développement psychique primitif : leur vie psychique est dominée par les instincts et fait peu appel aux facultés mentales les plus développées ». Conclusion : l’Algérien est moins qu’un singe, c’est un « primitif » inapte à tout, tout juste bon à matraquer.

Dès son arrivée, note l’auteure, Fanon essaie d’introduire dans sa division les méthodes de social-thérapie pratiquées à Saint Alban (France) : « La social-thérapie, ce n’est pas seulement humaniser l’institution, mais en faire un lieu thérapeutique dans lequel soignants et malades recomposent ensemble un tissu social où peut s’exprimer le fil rompu d’une subjectivité en souffrance ». Dans la foulée, il est derrière la création d’une école d’infirmiers spécialisés en psychiatrie.

Très rapidement, Fanon se fait un nom qui arrive aux oreilles des milieux libéraux et nationalistes algériens. A l’hiver 1954-1955, Pierre Chaulet qui connaissait les positions anticolonialistes de Fanon et qui avait lu son livre « Peaux noirs, masques blancs », le contacta à cause d’une demande urgente au maquis où des combattants étaient atteints de troubles mentaux. Comme le souligne fort justement Cherki, au départ, Fanon n’est donc pas contacté par la révolution algérienne comme penseur, mais comme médecin.

Abane intègre Fanon dans le service presse

Grace à Pierre Chaulet, Fanon rencontre Abane le 30 décembre 1956 dans un climat d’hyper violence. Dans le même temps, ayant fait de l’HPB « un véritable nid de fellagas », il démissionne de peur qu’on ne lui fasse la peau. Il est d’ailleurs expulsé d’Algérie vers la France. En avril 1957, Fanon, acheminé par la fédération de France du FLN, arrive à Tunis. Il y retrouve Abane et Ben Khedda. Ils sont déjà en butte aux proches de Ben Bella et des colonels qui contestent leur légitimité. « Quand Fanon arrive à Tunis, Ben Khedda est déjà sur la touche, Abane en conflit avec les colonels. Il veut affirmer la suprématie du politique sur le militaire, mais avec son ton à la Robespierre, il les blesse répétitivement. C’est Abane qui connait la valeur intellectuelle de Fanon qui l’intègre dans le service presse.

L’auteure nous dit que Fanon se sentait plus proche d’Abane, dont il admirait le côté intransigeant et dans lequel il voyait un authentique dirigeant révolutionnaire de la future Algérie. De même qu’il s’entendait bien avec Ben Khedda ainsi que Krim Belkacem qui était pour lui un homme du peuple. Toujours selon Cherki, il n’aimait pas du tout Boussouf et Bentobbal, avec lesquels il n’avait rien à partager : « A les entendre, disait-il en privé, ils s’arrêtent à l’idée d’une Algérie indépendante et à des querelles de pouvoir ; quant à savoir ce que sera cette Algérie, ils ne semblent pas en avoir cure. Les notions de laïcité, de socialisme ou encore de conception de l’homme leur seront étrangères ». Il semble que Fanon ne goûte guère ceux qui n’ont pas d’inclination à gauche.

Avant de disparaître, Abane ouvrira à Fanon les portes du journal El Moudjahid dont il devient très vite l’un des éléments de base. Le patron du journal est alors Ahmed Boumendjel avec une belle rédaction : Frantz Fanon, bien sûr, Rédha Malek, Brahim Mezhoudi, Mohamed El Mili, Abdallah Cheriet, Mahiedine Moussaoui et Pierre Chaulet.

Surbooké, Fanon trouvera quand même le temps entre deux malades, deux articles et deux conférences, de dicter à son assistante son livre « L’an V de la révolution algérienne ». Pour l’auteure, il ne fait aucun doute que ce livre, interdit dès sa sortie en France, « s’adresse aussi, en réalité aux dirigeants algériens de Tunis, notamment ceux qui ne voyaient pas plus loin que l’indépendance et pour lesquels les contenus d’une Algérie future restaient flous. Il veut les convaincre d’une rupture et d’un élan qui ne devraient pas s’arrêter à l’indépendance ».

Fanon impressionne Bouteflika

Ses tournées africaines et ses contacts avec les dirigeants africains lui donnent l’idée d’ouvrir un front sud pour contourner les lignes électrifiées Challe et Morice. C’est Abdelaziz Bouteflika, l’un des responsables du PC d’Oudja, souligne l’auteure, qui est « chargé de mettre en place militairement cette troisième base au sud du Sahara ». Dans cette mission, il gagnera son surnom d’ »Abdelkader Mali ». Bien mieux, selon Claudine Chaulet, que cite Cherki, Fanon impressionnait le jeune Bouteflika. Cette admiration se concrétisera, selon la même source, par le fait que Bouteflika « fait partie, parmi beaucoup d’autres plus anonymes, des dactylos à qui furent dictés les Damnés ». Hélas cette expédition fera long feu à cause de la maladie de Fanon.

Fin décembre 1960, il apprend au détour de simples examens de routine en laboratoire qu’il est atteint de leucémie, dans sa forme la plus grave, fatale pour l’époque : la leucémie myéloïde. Le combattant stoïque va combattre la maladie avec un nouveau livre en préparation : Les Damnés de la Terre. C’est dans cette période que Fanon se rapproche de Boumediène et donne des cours aux jeunes cadres militaires.

Que pense Boumediène de Fanon ? « Contrairement aux autres intellectuels, il ne se prenait pas au sérieux. C’était un homme modeste qui cherchait à apprendre et à comprendre, mais il ne connaissait pas la paysannerie algérienne ». En fait, pour Alice Cherki, la méfiance de Boumediène est justifiée. Il sait que le soutien de Fanon n’est pas sans réserves, car si d’un côté il admire l’organisation que Boumediène a mis en place, de l’autre côté, il ne se prive pas d’exprimer, en privé, certaines réserves à l’égard de la discipline de fer et de l’absence de parole imposée dans l’armée.

Alité, gravement atteint, on décide de le faire hospitaliser dans une clinique militaire américaine, au Maryland, près de Washington. Fanon se cabre, mais fini par céder. Sur son lit d’hôpital, il écrira à un ami : « Je veux que vous sachiez que même au moment où les médecins avaient désespéré je pensais encore, oh dans le brouillard, je pensais au peuple algérien, aux peuples du Tiers-Monde et si j’ai tenu, c’est à cause d’eux ». Qu’ajouter, sinon respect…


*Alice Cherki

Frantz Fanon, portrait

Editions APIC

Prix NC

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