
L’historien français Benjamin Stora, spécialiste de la colonisation de l’Algérie, revient dans cet entretien à TSA sur le massacre du 17 octobre 1961 à Paris.
Benjamin Stora, qui a récemment publié une bande dessinée sur le drame du 17 octobre 1961, évoque aussi les raisons du refus de la France de reconnaître ce massacre comme crime d’État, les raisons de l’acharnement de l’extrême droite sur les Algériens, l’éventualité d’un dégel dans les relations franco-algériennes après le départ de Bruno Retailleau du ministère de l’Intérieur…
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Que s’est-il passé le 17 octobre 1961 à Paris, et les Français le savent-ils vraiment aujourd’hui ?
Le 17 octobre 1961 correspond à une répression massive de l’État contre une manifestation pacifique de travailleurs algériens appelés à manifester par la Fédération de France du FLN contre l’arrêté de Maurice Papon, préfet de police de Paris à l’époque, qui interdisait aux Algériens de sortir dans la rue après 20 heures.
C’est pour protester contre cette ghettoïsation spatiale organisée par l’État que les dirigeants de la Fédération de France du FLN ont décidé d’organiser une manifestation pacifique, contre ce couvre-feu. La répression a été extrêmement violente.
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Les travailleurs algériens habitaient dans des bidonvilles, pour la plupart en dehors de Paris, aussi, pour se rendre au centre de la capitale, ils devaient traverser des ponts.
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Ce soir-là, le dispositif policier était tellement dense sur différents ponts afin d’interdire l’accès des Algériens dans la capitale, notamment sur les ponts de Neuilly, de Bezons, d’Asnières… Et c’est là que la répression s’est déchaînée. Plusieurs Algériens ont été tués par balle, d’autres ont été jetés dans la Seine, mais certains ont réussi quand même à entrer dans Paris pour manifester.
Une fusillade a éclaté, notamment sur le boulevard Poissonnière, et près du pont du Chatelet. Tous ces lieux ont été témoins de violentes répressions.
Lors de ces manifestations, certains Français avaient alerté l’opinion de ces évènements, à l’instar de François Maspero (un lanceur d’alerte de l’époque), les journalistes Claude Angeli et Claude Lanzmann (ami de Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre).
Ils étaient peu nombreux, ces Français, à avoir témoigné de cette répression sauvage, et bien sûr, il y avait Jacques Panijel qui avait filmé des scènes de cette nuit et avait réalisé un documentaire « Octobre à Paris », qui fut interdit.
À l’époque, curieusement, il y avait un double phénomène : d’un côté, l’hebdomadaire Paris Match faisait sa Une sur la répression, mais quelques jours plus tard, l’information disparaît complètement des principaux journaux parisiens.
Et ce sera le cas pendant une trentaine d’années : black-out total. La nuit du 17 octobre 1961 a été complètement enterrée. Il aura fallu attendre les années 1980 pour que des travaux d’historiens, écrivains, associations ravivent la mémoire de cette soirée funeste.
Puis est arrivée, récemment, la reconnaissance par l’État. Il y a eu une première déclaration de François Hollande en 2012 où il s’était rendu d’ailleurs au pont de Clichy. Emmanuel Macron s’est rendu au pont de Bezons le 16 octobre 2021. C’était la première fois qu’un président de la République reconnaissait officiellement la répression massive de cette nuit du 17 octobre 1961.
Cette date historique est-elle enseignée dans les manuels scolaires ?
La date du 17 octobre 1961 figure, depuis trois ou quatre ans seulement, dans les manuels scolaires. En France, la nouvelle génération commence à savoir ce qu’il s’est passé, mais tout cela est très récent.
Pourquoi la France n’a-t-elle pas encore reconnu ce massacre comme un « crime d’État » ?
Un crime d’État, oui, je le confirme, car l’énorme dispositif qui a été mis en place ce soir-là n’a pu être décidé que par le gouvernement de l’époque.
Lorsque vous arrêtez 11.500 personnes en une seule nuit, il faut un énorme dispositif policier qui a été anticipé, c’est donc une décision de l’État.
La vraie question que je me pose, c’est de savoir pourquoi l’État a ensuite couvert ce massacre, dans les jours et les mois qui ont suivi.
Pourquoi ce silence ?
Mon explication est la suivante : lorsque les manifestations du 17 octobre 1961 surviennent, le général De Gaulle avait déjà entamé les négociations avec le FLN.
Il y avait à l’intérieur de l’appareil d’État en France des fractions, notamment dans la police, qui étaient totalement opposées à l’ouverture des négociations avec les dirigeants du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne).
Leur objectif était d’entraver toute possibilité d’accord. N’oublions pas que les Accords d’Évian ont eu lieu à peine quelques mois après le 17 octobre 1961. Certains voulaient créer un fleuve de sang afin d’empêcher toute négociation entre De Gaulle et le GPRA.
Pourquoi l’extrême droite s’oppose-t-elle particulièrement à la reconnaissance des massacres du 17 octobre 1961 ?
En 2021, à l’occasion du 60ᵉ anniversaire du 17 octobre 1961, l’Élysée a publié un communiqué dans lequel le président Macron a qualifié les faits de cette nuit de « crimes ».
Il y a eu ce geste, mais la vraie question, c’est pourquoi le racisme anti-algérien a continué de plus bel dans la société française.
La reconnaissance par l’État ne signifie pas la fin du travail mémoriel et politique à l’intérieur même de la société ; elle n’en est qu’une étape.
Depuis 2021, l’extrême droite a énormément progressé en France. L’extrême droite française, avec une partie de la droite française qui a malheureusement renié l’héritage du Gaullisme, ne veut rien entendre de cette histoire, car leur préoccupation centrale, c’est de vivre sur une idée de la grande nation française qui a été trahie par le Général De Gaulle.
Toutes les attaques que nous avons pu observer, ces dernières années, visent en fait la révolution algérienne.
Vue de France, le massacre du 17 octobre 1961 a-t-il accéléré le processus vers l’indépendance de l’Algérie ?
Oui, bien sûr. Le général De Gaulle a pris conscience qu’il ne pouvait plus reculer devant la volonté inébranlable d’indépendance manifestée par les Algériens. La répression n’a pas entamé le moral et la détermination des Algériens.
Depuis fin juillet 2024, la relation franco-algérienne traverse une crise inédite. Le départ de Bruno Retailleau du ministère de l’Intérieur peut-il amorcer un dégel ?
Grande question ! Je ne suis pas dans le secret des dieux, mais il est clair que le fait qu’il n’y ait plus quelqu’un comme Bruno Retailleau qui multipliait les discours contre l’Algérie à chacune de ses sorties, peut laisser présager une reprise de relations plus sereines.
En revanche, cela n’empêche pas des gens qui lui sont proches de poursuivre ces campagnes anti-algériennes. Par exemple, un rapport publié mardi 14 octobre expliquait que l’immigration algérienne coûtait très cher à la France.
Cette crise a-t-elle freiné le travail de la commission mixte d’historiens ? Où en est aujourd’hui le travail de mémoire entre les deux pays ?
La commission mixte existe, mais elle est gelée. Ce travail s’est arrêté en 2024.
Quelle est la principale victime de cette crise ?
Les personnes les plus touchées par cette crise sont celles qui circulent entre l’Algérie et la France. Elles sont très nombreuses. Plusieurs centaines de milliers de personnes ont de la famille, de part et d’autre de la Méditerranée.
Qu’on le veuille ou non, des liens profonds se sont tissés entre la France et l’Algérie. On n’efface pas un siècle et demi de présence par un trait de plume.
L’année prochaine, en 2026, cela fera 100 ans qu’a été créée l’Étoile Nord-Africaine à Paris, la première organisation nationaliste qui réclamait l’indépendance de l’Algérie, par les ouvriers algériens en France.
Que faut-il faire pour essayer de renouer le dialogue ?
Je ne sais pas, peut-être faut-il relancer les activités économiques, mémorielles… Malheureusement, à chaque fois qu’un pas est effectué en avant, une déclaration inopportune vient casser tout le processus.
J’ai moi-même été victime de cela : j’ai écrit mon rapport en 2021 et à chaque fois, il s’est heurté à des blocages qui entravaient son avancement. C’est un chemin difficile, mais c’est un fil que j’ai essayé de tenir toute ma vie, c’est-à-dire depuis 50 ans. Je compte continuer tranquillement à suivre cette voie.