Que s’est-il passé pour qu’une personne comme Farid (Ikken) se retourne de cette manière et commette l’irréparable ? Au lendemain de l’agression du policier à Notre-Dame de Paris, la question est sur toutes les lèvres à Akbou, ville natale de l’agresseur située à 60km à l’ouest de Béjaïa. TSA est parti à la rencontre des membres de sa famille et de ses proches. Reportage.
« Il a peut-être commis un acte terroriste. Mais ce n’est pas un djihadiste ! », répète sans cesse Nadjib Ikken, son neveu. Ce mercredi, ce commerçant de 33 ans fait encore le tour des circonstances possibles. Il ne trouve aucune explication au geste de son oncle de sept ans son aîné, ni dans son enfance, ni dans sa vie ni dans son parcours professionnel.
« Dans la famille, on n’a pas de pratiquant »
« Dans la famille, on croit en Dieu, au Prophète (QQSL) mais ça s’arrête là ! On n’a pas de pratiquant. Personne ne jeûne sauf les femmes qui le font par tradition », explique le jeune homme qui gère le seul café qui ouvre durant le ramadan à Akbou. Dans ce local situé près du marché de gros des véhicules, on écoute les chansons de Lounes Matoub à longueur de journée. « Lui (Farid) aussi venait dans ce café », précise Nadjib.
En fait, c’était avant que Farid ne commence à prier, à jeûner et surtout à s’isoler. « Mais ce n’était pas quelqu’un d’agressif ou de violent », rassure-t-il. Farid pouvait inciter certains de ses neveux à commencer la prière ou son frère à observer le jeûne par exemple mais sans aucune agressivité. « D’ailleurs, j’ai été choqué quand mon petit frère m’a appris que Farid avait commencé à prier », affirme Nadjib qui garde de son oncle l’image d’un intellectuel sympathique, ouvert et généreux. L’homme n’avait en rien le profil d’un individu radicalisé ou en passe d’être radicalisé.
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Âgé de 40 ans, Farid Ikken est le dernier d’une fratrie de huit garçons et quatre filles. Il a perdu sa mère à l’âge de 11 ans. Son père décède au moment où il accède à l’université pour faire des études de traduction. « C’est le seul parmi ses frères et sœurs qui a fait des études supérieures. Il a passé toute sa vie à étudier. C’était le moment pour lui de récolter les fruits de ses efforts », raconte, amère, Nadjib.
« Un journaliste opposé au pouvoir et à l’islamisme politique »
Sofiane Adjli, ancien membre du mouvement citoyen des Aarouch, le rejoint dans le café dont le rideau est resté baissé cet après-midi. « Tu es au courant ? », demande Nadjib. « Oui, je sais », répond Sofiane. « Ce n’était pas un ami mais je le connaissais en tant que journaliste opposé au pouvoir et à l’islamisme politique », avance d’emblée l’ancien militant. Selon lui, l’agresseur du policier de Paris était aussi le responsable du Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK) en Suède où il s’était établi après avoir quitté l’Algérie en 2001. Farid a poursuivi ses études de journalisme à Stockholm où il avait également épousé une Suédoise avant de divorcer et de rentrer au pays en 2010.
La discussion dure quelques minutes. Nadjib quitte le café pour aller voir son oncle, Karim, qui gère une agence de communication créée par Farid il y a quelques années. « Il est revenu en 2010 et comptait rester ici durant deux ou trois mois pour les formalités liées au partage de l’héritage », relate le frère âgé de 45 ans. C’était sans compter sur les dissensions au sein de la famille. Le partage n’a jamais eu lieu malgré l’intervention, à quatre reprises, des sages du village (Taadjmat). Entre-temps, Farid Ikken crée son agence de communication puis un site d’information régional, Bejaïa-aujourdhui.com en 2012.
Lors de son retour en Algérie, Farid avait déjà de l’expérience. L’homme a travaillé comme journaliste en Suède. En 2009, il avait même décroché un prix de l’Union européenne pour un article sur les migrants dénonçant le racisme. Mais son site ne décolle pas et le partage de l’héritage reste bloqué par les désaccords familiaux. La relation entre frères se détériore. Il commence à travailler avec le quotidien francophone El Watan comme collaborateur. Il quitte Akbou pour s’installer au centre-ville de Béjaïa où il commence à s’isoler. « Il ne voyait plus ses amis ni la famille », témoigne Karim.
« Farid est quelqu’un de fragile aussi. Il pensait beaucoup à ses problèmes », souligne Nadjib. « À plusieurs reprises, j’ai voulu lui dire d’aller chez un psychiatre mais je ne voulais pas le heurter ou le choquer car il était très sensible », se rappelle Karim sur un ton plein de regrets. Pour lui, la religion était une sorte de refuge pour son petit frère. Farid a fini par quitter une fois l’Algérie, début 2014, pour rejoindre la France afin d’y préparer une thèse de doctorat. Il y a vécu seul ses trois dernières années.
« Il avait un début de dépression »
Nadjib est certain que son oncle souffrait d’une dépression. « Il avait un début de dépression notamment à cause des problèmes familiaux. D’après ce qu’on voit et ce qu’on lit, il ne s’agissait pas d’un acte (l’agression) planifié. Le ministre français de l’Intérieur a parlé d’un acte isolé et individuel », argumente le jeune homme qui ajoute : « Farid n’a même pas fait son service militaire. Il ne sait pas manipuler des armes ».
Nadjib quitte son oncle pour rejoindre son jeune frère, avocat et militant de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’Homme (LADDH). Dans son cabinet aux murs couverts des portraits de Lounès Matoub, Hocine Aït Ahmed et la Kahina, Me Sofiane Ikken est assailli par les nombreux appels de journalistes algériens et étrangers qui le contactent pour avoir plus d’informations sur le profil de Farid Ikken. Le jeune avocat qui avait notamment assuré la défense d’un chrétien converti poursuivi pour insulte au Prophète (QQSL), était très proche de son oncle Farid.
Mais malgré sa grande proximité avec Farid Ikken, Sofiane n’avait perçu aucun signe de radicalisation. « On avait déjà parlé ensemble du cas de Slimane Bouhafs (chrétien converti). Il voulait savoir de quoi il s’agissait. Je lui ai expliqué l’affaire. Il estimait que c’était une question de liberté d’expression », assure-t-il. L’un des anciens collègues de Farid Ikken rentre au cabinet du neveu. Reporter à El Watan, Djamel Alilat a bien connu l’agresseur du policier de Paris.
« C’était quelqu’un de timide et d’introverti », se souvient notre confrère qui avait constaté chez l’homme « une assez forte sensibilité religieuse ». « On s’était accroché sur des questions liées à la religion mais très amicalement. Ce que j’ai compris chez lui, ce sont ses grandes déceptions. Mais il ne se livrait pas. Il n’en parlait pas. C’était quelqu’un de réservé », détaille-t-il. « Farid semblait avoir perdu tout espoir », regrette Nadjib. « Pour moi, cette agression relève beaucoup plus de l’acte suicidaire », conclut Djamel Alilat.
L’expertise psychiatrique est indispensable dans ce genre d’affaires, fait remarquer l’avocat. Ce dernier continue de répondre aux sollicitations des journalistes. Il n’a toujours pas de nouvelles de son oncle blessé après l’agression. « Nous allons solliciter un avocat pour le défendre. Je vais peut-être me déplacer en France », conclut Me Sofiane Ikken.