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Camus, Bengana, Ben Bella, Boumediène et les autres

Camus, Bengana, Ben Bella, Boumediène et les autres

Chronique livresque. « Vérités sur la révolution algérienne » de Mohamed Lebjaoui* est un livre à mettre entre les mains de tous ceux qui veulent connaître de l’intérieur les hommes de la révolution. Sans haine, ni colère, l’auteur, acteur de premier plan de la révolution, déroule les faits, défilent alors sous nos yeux stupéfaits ceux qui ont eu notre destin en main avant et après l’indépendance.

Pas une fois, Lebjaoui ne nous donne à voir les couleurs et les odeurs des hommes qu’il croise et avec qui il croise souvent le fer, comme si les personnes physiques n’existent que par leurs actes. Et quand il le fait, c’est par des détails insignifiants. Ce parti pris qui assèche le récit, le rend d’autant plus plausible et terrible qu’on ne voit pas les protagonistes qui pourraient nous influencer par la texture de la voix, par un handicap ou un physique avantageux. Juste des actes dans leur vérité. Pas toujours bonnes à entendre. Et c’est ce qui fait la force de ce témoignage : il a du caractère. Comme son auteur qui tient tête à tout ce qui commande : de Ben Bella à Boumediène.

Camus, le rêveur silencieux

« Vérités sur la révolution algérienne », ayant été édité en 1970, dévoile, pour la première fois, la liste du groupe des 22 qui s’est réuni, sous la présidence de Ben Boulaid, le dimanche 25 juillet 1954 chez Elias Deriche, au Clos Salembier. Ce groupe élira cinq membres auxquels devait se joindre ultérieurement Krim : Ben Boulaid, Ben Mhidi, Boudiaf, Didouche, Bitat.  C’est ce groupe qui fixera le 1er novembre 1954 comme date de déclenchement de la révolution armée.

La liste étant connue et même apprise par cœur, inutile donc de la redonner. Notons qu’aucun des « 22 » ne sera en responsabilité importante à l’indépendance. Ce qui a fait dire à un vieux de la vieille : « Les premiers à prendre le départ ne sont pas les premiers arrivés.» On a bien compris qu’il est question d’arrivisme et de la course au pouvoir.

Bouillonnant d’idées, Lebjaoui, enfant de la Casbah, proposa par note à Abane la création de trois centrales syndicales : pour les ouvriers, les commerçants et les paysans. Abane accepta : « Quelque temps plus tard fut signé l’acte de naissance de l’UGTA, dont je m’honore d’avoir été l’un des cofondateurs. » L’UGCA (Union générale des commerçants algériens) fut elle aussi créée. Seul le syndicat concernant les paysans ne vit pas le jour. À cause de son départ en France comme chef de la fédération du FLN, le projet tomba à l’eau.

En tant qu’initiateur de la création de ces organisations, Lebjaoui fut désigné responsable national du FLN de tout le mouvement syndical ouvrier et patronal.

Se démenant sur plusieurs fronts, l’auteur, avec quelques compagnons de lutte, entama une série de réunions avec des personnalités culturelles françaises, certes éclairées, certes humanistes, mais tenant les « fellagas » pour des primitifs et des barbares. Ils étaient loin de se douter que Lebjaoui, ce modèle de courtoisie, d’élégance et de culture, en était un. Ils décidèrent d’une trêve civile pour épargner les civils innocents des deux camps.

Un Français lança l’idée de faire venir, comme caution à cette initiative, Camus qui était le plus illustre d’entre eux en Algérie. L’écrivain débarque à Alger. Il est enthousiasmé par l’idée, mais sceptique sur l’engagement du FLN à respecter la trêve. Il fait plus confiance aux autorités françaises. Pour lui, le FLN n’est qu’une bande d’égorgeurs, le couteau entre les dents et le pistolet au poing. La discussion avec Camus piétine.

Écoutons Lebjaoui : « C’est le FLN, à ses yeux, qui fait problème et ce que nous disons ne lui parait refléter que notre opinion personnelle. Aussi décidé-je de faire un pas de plus. Prenant Camus en tête-à-tête, et lui demandant le secret, je lui révèle, abruptement, mon appartenance au Front. Il me regarda, suffoqué, mais tout aussitôt, la joie l’emporte : il a, enfin, devant lui, un représentant du FLN… » Ému, Camus  répond : « Puisque vous, FLN, acceptez, si le gouvernement français refuse, je prendrai mon bâton de pèlerin et je parcourrai la France pour dire la vérité et le dénoncer publiquement… »

Le 22 janvier 1956, dans une ambiance électrique, Camus lancera l’appel pour une trêve civile en Algérie. Belle initiative sans lendemain tant les autorités coloniales étaient dans une autre perspective : celle de la guerre et de la répression à outrance. Camus lui-même, fétiche des écrivains algériens contemporains,  fut au-dessous de ce qu’il avait promis. À l’heure du choix, il se tut après avoir choisi son camp. Celui de sa mère.

L’autre Français qui marqua durablement Lebjaoui fut incontestablement le maire d’Alger : Jacques Chevallier. Après avoir été convaincu par l’auteur d’une vision intelligente de l’indépendance qui réunirait les fils de l’Algérie qu’ils soient autochtones ou français, Chevallier accepta de fournir de fausses pièces d’identité au FLN. Il devint, par son précieux concours, un des alliés les plus sûrs de la révolution algérienne.

Le petit fils du coupeur d’oreilles en patriote !

Et Bengana entra en scène. Beaucoup de lecteurs vont s’écrier : « Le traître ! Le coupeur d’oreilles ! » et tutti quanti. Minute. C’était ses ancêtres, celui-ci, Hamma Bengana, était un authentique patriote. Parole d’un autre patriote au-dessus de tout soupçon, Lebjaoui : « Hamma Bengana, en fait, avait été intégré depuis quelque temps parmi les sympathisants du FLN (…) La maison Bengana, en réalité, ne devait pas tarder à être transformée, du moins pour un temps, en refuge pour nous le plus sûr parce que le plus insoupçonnable. Abritée des regards par les arbres de son immense parc, protégée des enquêtes par la réputation du vieux bachagha, elle abritera nos blessés, nos réunions clandestines, nos dépôts d’armes. » Ben Mhidi en personne trouva un temps refuge chez Bengana.

Tous les Bengana ne sont pas des traîtres. Dans chaque arbre, il y a de bonnes et de mauvaises branches. Les mauvaises cachent souvent les bonnes. Telle est la loi de la nature. C’est Lebjaoui lui-même qui décida d’un appel aux juifs algériens pour s’impliquer dans la guerre d’indépendance. On discuta toute la nuit du texte préparé par Lebjaoui. On ? Ben Mhidi, Abane, Ben Khedda et évidemment Lebjaoui. Quel Algérien n’aurait pas aimé être présent avec ces mythes ? Au moins, il donnerait du sens à sa vie à l’heure où les harragas n’ont qu’un seul sens : l’Europe désespérément. Quitte à en mourir. Hier, on se battait pour l’Algérie indépendante. Aujourd’hui, on risque sa vie pour la fuir. La deuxième mort des martyrs.

Pour en revenir au texte, l’auteur n’accepta de changer qu’un mot : celui de frère israélite par celui de compatriote israélite. Lisons un passage : « C’est parce que le FLN considère les israélites algériens comme les fils de notre patrie qu’il espère que les dirigeants de la communauté juive auront la sagesse de contribuer à l’édification d’une Algérie libre et véritablement fraternelle. » Ce texte fera le tour du monde en donnant du FLN l’image d’un mouvement ouvert à toutes les communautés vivant en Algérie, tordant ainsi le cou à la propagande coloniale.

Ait Ahmed ne mourra pas

On ne reviendra pas sur les assassinats d’Abane et de Khider, nous avons consacré à chacun une chronique. Arrêtons-nous à l’arrestation d’Ait Ahmed après son insurrection. Sa condamnation à mort est dans l’air. La femme d’Ait Ahmed ira voir Lebjaoui, avec le même espoir  et la même brulante  impatience qu’avaient nos grand-mères visitant naguère le mausolée d’un saint. Que Dieu entende les prières des éplorés. C’est qu’elle était perdue, Mme Ait Ahmed. Toutes les portes se sont fermées devant elle y compris, précise-t-elle, celles des amis personnels de son mari.

Lebjaoui, qui avait déjà entamé des démarches, rassura l’épouse. Il savait que Ben Bella « par tempérament était porté à faire grâce. Rien ne lui répugnait davantage que les luttes fratricides et l’idée de faire exécuter, de sang-froid, son ancien compagnon, quelle que pût être l’étendue de leurs divergences lui était étrangère ». Témoignage de première main qui présente un Ben Bella magnanime. Mais certains dans son entourage défendent la peine capitale. Ils invoquent la raison d’État. C’est ce même groupe, selon l’auteur, qui voulait encore perdre Ben Bella après l’avoir poussé à exécuter le colonel Chaâbani âgé à peine de 27 ans ! « Beaucoup de gens, expliquaient-ils à Ben Bella, ne comprendraient pas qu’on exécute un responsable d’origine arabe et qu’on épargne un autre, uniquement parce qu’il est d’origine kabyle. » Argument détestable, selon Lebjaoui, qui condamne l’exécution de Chaabani et veut éviter le même sort à Ait Ahmed en raison de principes de justice.

Finalement, Ben Bella ne cédera pas au lobbying du « groupe.» La voix de son cœur et celle de Lebjaoui l’emporteront. Ait Ahmed aura la vie sauve.

Quand les « marionnettes » font danser Ben Bella

Lebjaoui était l’ami des deux maîtres de l’Algérie indépendante : Ben Bella, seul dans sa tour, sourd à toute voix amie qui lui confiait que Boumediène prépare un coup d’État. À l’un d’eux qui l’avertit de l’imminence de son éviction, il donna d’abord  ce conseil  : « Si tu y crois, c’est que tu es surmené. Prends quelques jours de repos. » Ensuite  cet avertissement en forme d’aveuglement  : « Ce ne sont pas des marionnettes comme ça qui vont faire un coup d’État. »

Et pourtant… Tout Ben Bella est résumé dans ces mots : sûr de lui, sûr de l’amour du peuple, sûr de sa force, méprisant ses adversaires, aveugle et sourd comme tous les « cocus ». De l’autre côté, un homme silencieux, secret et impénétrable, Boumediène, patron de l’armée, donc patron de l’Algérie et donc patron de Ben Bella. Ayant eu vent de ces bruits de bottes, Lebjaoui se rendit à l’improviste – il faut le faire – au domicile de Boumediène. On l’introduit à la salle à manger. Outre Boumediène, il y avait tous ses amis et ses alliés : de Bouteflika à Cherif Belkacem en passant par Tahar Zebiri, Kaid Ahmed, Bencherif, le colonel Chabou, Saïd Abid, Medeghri… Des convives de poids qui dégustaient calmement leur chorba.

Boumediène se lève, l’embrasse et l’emmène dans une pièce à part. Le chef militaire se plaint de n’être informé sur rien par Ben Bella qu’il soupçonne de vouloir l’éliminer. Le regardant droit dans les yeux, il lui demande s’il doit démissionner. Lebjaoui répond par la négative. Il revient à la charge : y a t-il alors une autre solution ? L’auteur, fin politique, a bien compris que Boumediène voulait l’entraîner dans sa « conjuration », mais lui, légaliste pur et dur, pense qu’avec le dialogue on peut arriver à des solutions acceptables pour les deux parties. Déception de Boumediène qui aurait aimé faire de son ami Lebjaoui son allié.

Ben Bella est arrêté au cœur de la nuit par le colonel Tahar Zbiri et ses adjoints. Les armes pointées sur lui, on veut lui passer les menottes. Il a ce mot superbe d’un héros de cape et d’épée s’adressant à des manants: « Pas ça, tout de même ! » On lui passera quand même les menottes. Alerté en pleine nuit, Lebjaoui qui craint le pire pour ses amis arrêtés, notamment le président de l’APN Hadj Benala, prend contact avec Boumediène à qui il demande un rendez-vous. Le colonel lui demande de passer tout de suite. Il part, accompagné de deux compagnons. Il trouve Boumediène en compagnie de Zbiri, Abbes et Medeghri. Le nouveau maître du pays lui accorde tout ce qu’il demande : qu’on ne touche pas à un cheveu de Hadj Benala, liberté pour Ait Ahmed et ses compagnons, selon l’accord signé avec Ben Bella.

Ceci dit, Boumediene demande à Lebjaoui ce qu’il pense de « l’opération de salubrité que nous venons d’accomplir. » L’auteur répond que c’est un coup d’État qui va porter atteinte au prestige de l’Algérie. Boumediène blêmit, Boumediène frémit,  Boumediene se contient. Boumediène défend son point de vue. Boumediène prend congé de Lebjaoui.

Lebjaoui affronte Boumediène

Craignant un affrontement fratricide, Lebjaoui et quatre de ses compagnons vont voir Boumediène. Ils le retrouve entouré de quelques membres de son équipe. Lebjaoui qui ne manque pas de courage ni de témérité prend la parole pour condamner à nouveau le coup d’État en précisant quelques revendications dont la plus importante était le rétablissement de la démocratie. En évoquant « les conséquences désastreuses dans nos mœurs de la pratique du pronunciamiento », il touche au cœur Boumediène qui rejette vivement cette assertion :

-Tu n’as pas le droit de dire cela !

-. Je n’ai pas l’habitude de demander des autorisations pour exprimer mon point de vue.

La discussion devenant brutale et l’ambiance irrespirable, Lebjaoui met fin à la conversation avec la certitude d’une rupture consommée avec Boumediène. Surprise, le soir-même on l’informe que le colonel voudrait le voir en tête-à-tête. Arrêtons-nous ici pour reconnaître le sang-froid et l’absence d’ego de Boumediène. Un autre que lui, dans sa position, aurait rompu définitivement avec  l’homme qui l’a bousculé. Ou plus grave, l’aurait  broyé d’une manière ou d’une autre. Pas Boumediène qui le prend par le bras en lui reprochant d’avoir été trop dur avec lui : « Si nous avions été seuls, cela n’aurait eu aucune importance. Mais me parler ainsi devant X…(ici, l’un des membres de notre délégation), c’est inadmissible. »

Ils discutent à bâtons rompus. Boumediène lui propose de rejoindre le gouvernement. Lebjaoui décline la proposition. Il avait refusé à Ben Bella la même proposition. Il avait tout à gagner avec un portefeuille ministériel : argent, influence, ors et lambris. Il avait tout à perdre sur les principes. Il ne sera pas ministre. Mais on ne dira pas qu’il a piétiné son honneur. En ce temps-là, messieurs, la valeur  honneur comptait plus que la valeur devise.

En fin de volume, et comme pour nous secouer les tripes, Lebjaoui révèlera le nom de la première militante : Zemiti Fatouma, Malika de son nom de guerre. Mariée avec deux enfants, arrêtée et torturée, aucun mot ne sortit de sa bouche. Elle mourut à 35 ans. En héroïne.

Quand on referme cet ouvrage si riche et si poignant, on ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment de fierté et de regret. Fierté que des hommes pareils aient pu exister. Regrets de ne pas les avoir connus. Il nous  reste à honorer ce qui reste de nos héros anonymes, car la bravoure n’a pas besoin des feux de la célébrité pour être reconnue.


*Vérités sur la révolution algérienne
Editions ANEP
Prix NC
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