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En Algérie, le marché du livre en mauvaise posture

En Algérie, le marché du livre en mauvaise posture

Le 23ème Salon international du livre d’Alger (SILA), qui s’est déroulé du 29 octobre au 10 novembre 2018, a enregistré une forte affluence : plus de deux millions de visiteurs, selon les organisateurs.

Les éditeurs n’ont pas communiqué les chiffres des ventes. Mais le potentiel du lectorat demeure important. Qu’en est-il du marché du livre en Algérie ? Quelle est sa taille ? Quelles sont les principales contraintes ? Reportage.

« Qui dit marché du livre, dit champs structuré. Ce n’est pas le cas chez nous », tranche Selma Hellal. La directrice des éditions Barzakh cite en premier lieu le problème de la distribution. « Un problème majeur. On a beau célébrer la fréquentation assidue et nombreuse du Salon du livre, mais cela révèle l’existence d’un déficit du maillage de la distribution dans tout le pays. Donc, les gens sont obligés de prendre leur voiture et de venir d’autres villes pour « s’alimenter » en livres parce que le reste de l’année, il n’y a rien d’autre. Il n’y a pas de librairies dans la ville voisine ou dans le quartier », constate-t-elle.

Selon Kada Zaoui, directeur de la jeune maison d’édition Al Jazair Takr’a (l’Algérie lit), le nombre de librairies au niveau national serait de 200. « La distribution est en aval de la chaîne du livre. C’est l’étape la plus décisive. Comment faire en sorte que le livre rencontre son lecteur ? Si ce maillon-là n’est pas assuré, on ne peut pas parler de marché du livre. Si on se base sur l’expérience du SILA, il y a incontestablement un lectorat. S’il n’est pas sécurisé et fidélisé en fréquentant régulièrement une librairie accessible, ce lectorat risque d’être perdu », prévient Selma Hellal.

« Une période de transition »

Le ministère de la Culture, à travers le Centre national du livre (CNL), a commandé une enquête sur le lectorat et sur les habitudes de lecture en Algérie dont les résultats devraient être publiés ce mardi.

Selon Djamel Foughali, directeur du livre et de la lecture publique au ministère de la Culture, les Algériens ont tendance à lire chez eux, pas dans les endroits publics. D’après Selma Hellal, les gens se sont déplacés au SILA parce qu’ils cherchent de nouvelles publications.

« Je découvre avec émotion qu’ils suivent notre catalogue et sont au courant de nos nouveautés. Le marché du livre pourrait potentiellement exister. La structuration, encore une fois, passe par la distribution, par un maillage de libraires, par l’existence de revues littéraires qui fabriquent l’opinion et qui l’informent, par la pérennisation de prix littéraires… C’est à l’image du pays qui est dans une période de transition. Après la décennie noire, tous les champs ont éclaté. Les choses sont en train de se reconstruire petit à petit », rassure Selma Hellal.

Toufik Ouamane, directeur de Vescera éditions, se plaint des coûts élevés d’impression et du papier. « Tout ce qui entre dans la fabrication du livre est importé. D’où l’augmentation des coûts. Le président de la République a donné instruction pour soutenir les maisons d’édition à travers la publication de 1000 titres. Sur le terrain, cette instruction n’est pas appliquée sauf, peut-être, pour certaines maisons d’édition », regrette-t-il.

« Les éditeurs algériens peinent à exporter leurs livres »

Meriem Merdaci, directrice des éditions du Champs libre, implantées à Constantine, regrette, pour sa part, la complexité d’adhérer aux programmes d’aide à l’édition du ministère de la Culture. « Ce n’est pas évident de le savoir ou d’y participer. Si on est dans un certain circuit, on reçoit les commandes des bibliothèques communales. Ceci dit, on doit se manifester pour dire qu’on est là, qu’on existe. Il n’y a pas de politique du livre dans le pays. Et du coup, ça se répercute sur le marché du livre. Les libraires sont en train de fermer les uns après les autres. Ceux qui restent tentent de résister péniblement», dit-elle. Elle appelle à combler les vides juridiques dans la loi sur le livre de 2015, « votée sans consultation des professionnels ».

« Le marché algérien est inondé par des ouvrages publiés à l’étranger mais les éditeurs algériens peinent à exporter leurs livres. Il y a une demande sur le livre algérien à l’extérieur. Participer à des salons internationaux ne suffit pas. Nous demandons aussi le lancement de salons nationaux du livre pour que nous éditeurs soyons plus visibles et accédions directement et régulièrement aux lecteurs. Ce n’est pas difficile à organiser », suggère Meriem Merdaci.

Toufik Ouamane abonde dans le même sens : « Il nous arrive de faire sortir nos ouvrages dans des cabas lorsqu’on participe à des salons à l’étranger comme en Tunisie ou au Maroc. Il n’y a aucun encouragement pour l’exportation du livre algérien à l’étranger. Nous souffrons de la bureaucratie », se plaint-il.

Créer une entreprise de distribution

Toufik Ouamane rejoint Selma Hellal à propos de la difficulté de distribuer le livre en Algérie. « L’Algérie est un pays continent. Pourquoi ne pas encourager la création d’une entreprise qui se charge de la circulation et de la diffusion des livres ? Le bénéfice est garanti. Il ne sert à rien de produire des livres dont une grande partie reste dans les stocks », regrette-t-il.

Samia Zenadi, responsable aux éditions APIC, estime, elle, que le marché du livre existe en Algérie. « L’Algérie est un grand pays avec beaucoup d’universités et des bibliothèques universitaires, implantées pratiquement dans toutes les wilayas. Des éditeurs font de l’argent en fournissant les universités, les lycées et les écoles. Malheureusement, ce marché ne profite pas aux éditeurs nationaux. Trouvez-vous normal qu’on édite des livres et des études comme ceux de Kamel Kateb ou de Rachid Sidi Boumediène mais qui ne sont commandés par aucune université ?», se demande-t-elle.

L’État et les institutions restent, selon elle, les principaux clients des librairies. « Or, tout ce beau monde-là ne va pas dans le sens de la politique d’aide à la publication qu’a commencée le ministère de la Culture dès 2003 », explique-t-elle.

Samia Zenadi suggère de poser cette question : que lisent les algériens ? « Le Centre national du livre (CNL) existe depuis quelques années, mais il n’a pas encore entrepris un sondage pour étudier les tendances de lecture », remarque-t-elle. Elle regrette que la plupart des Algériens ne reconnaissent pas la librairie comme un espace de médiation. D’où le déplacement massif au salon du livre chaque année.

« On doit savoir que le livre n’est pas comme les autres produits »

Hassan Benamane, directeur de Dar El Ouma, s’interroge sur la place du « marché institutionnel » du livre en Algérie (achats par des institutions de l’État, des établissements et administrations publics, etc). « Cela peut constituer 10 %, comme c’est le cas dans d’autres pays. Qu’en est-il des 90 % restants ? Dans l’industrie du livre, le chaînon du lecteur est le plus important. En Algérie, ce chaînon ne suffit pas pour tout couvrir. On parle de 42 millions d’Algériens et on tire, pour certains titres, 1000 exemplaires seulement (par an). Le décalage est énorme. Il faut atteindre un certain niveau de production pour couvrir tous les frais de fabrication. Beaucoup de librairies vendent, avec les livres, des manuels parascolaires, des cigarettes et des parfums », décrit-il.

Il confie avoir édité parfois ses livres à Beyrouth parce que les coûts y sont plus bas qu’en Algérie. « Il faut d’abord maîtriser le marché local avant de penser à l’exportation du livre. On doit savoir que le livre n’est pas comme les autres produits. Son circuit commercial est long. Cela doit être pris en compte », conseille-t-il.

L’élargissement du lectorat est impossible sans coédition

Bachir Mefti, responsable des éditions El Ikhtilaf, dénonce les règles « compliquées » relatives à l’importation du livre. Il constate que les nouveaux romans parus dans le monde arabe ne rencontrent le lecteur que durant le Salon du livre, visité par les algériens de toutes les régions du pays.

El Ikhtilaf coédite les livres, principalement des romans et des essais de critique littéraire ou de philosophie, avec Dhifaf, un éditeur libanais. « Il est légitime que les écrivains demandent à ce que leurs livres soient dans d’autres pays. Élargir le lectorat est toujours bon. Cela est impossible sans une coédition. Aussi, veillons-nous à ce que le livre algérien soit disponible en Algérie et dans au Moyen-Orient. Nous sommes les premiers à avoir pris cette initiative au début des années 2000. Nous avons réussi à faire connaître beaucoup d’écrivains algériens dans les pays arabes », explique Bachir Mefti, lui-même romancier.

« Dans certains de ces pays l’Algérie est perçu comme un pays uniquement francophones. Même certains écrivains algériens n’ont pas changé cette vision par manque de confiance. Aujourd’hui, beaucoup d’entre eux sont lus dans les pays arabes grâce à la coédition», ajoute-t-il.

« On ne naît pas lecteur, on le devient »

Amar Ingrachen s’est lancé, lui, en 2015 en créant Frantz Fanon éditions à Tizi Ouzou. Il s’est fait connaître, en 2017, avec le pamphlet de Rachid Boudjedra sur « les falsificateurs de l’Histoire ». « On nous disait que le secteur était saturé et que ce n’était pas du tout facile. Mais, pour moi la création de l’entreprise était motivée par ma passion pour la littérature. Moi et mon épouse sommes diplômés en littérature. Donc, cette passion était plus grande que toutes les difficultés qui pouvaient nous empêcher d’entamer l’aventure. Nous nous sommes lancés dans l’édition en connaissance de cause », confie-t-il.

Selon lui, le marché du livre algérien est petit. « Nous produisons annuellement à peine 150 titres. C’est presque rien. Ailleurs, comme en France, la production est de 1000 titres par maison d’édition. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de lecteurs. On ne naît pas lecteur, on le devient. Tous les moyens de fabriquer des lecteurs n’existent pas forcément en Algérie. Les canaux de socialisation des productions intellectuelles ne fonctionnent pas. Je pense aux universités et aux maisons de cultures. Des maisons qui sont tout le temps désertes, ne programment rien. Les critiques universitaire et médiatique sont faibles. La communication autour du livre est presque inexistante. Donc, le lecteur peine à émerger », analyse Amar Ingrachen.

D’après lui, la chaîne du livre en Algérie enregistre sa faille principale dans le domaine de la communication. « Il y a peu d’émissions culturelles et littéraires télévisées importantes. Elles n’ont pas atteint le stade de maturité pour avoir une influence considérable sur le public », note-t-il.

« Travail de partenariat »

Selon Asia Baz, directrice d’ANEP éditions, les éditeurs publics rencontrent les mêmes difficultés que les privés. « Je pense qu’un travail de partenariat entre éditeurs serait une très bonne prise de conscience. Les pouvoirs publics peuvent contribuer à régler ce problème en promulguant des textes d’application (de la loi sur le livre) et en apportant l’aide à l’édition. L’État peut soutenir la création d’un réseau de distribution qui permettra d’avoir plus de librairies et donc un meilleur acheminement des livres dans tout le pays. Après, on pourra savoir s’il existe un lectorat ou pas », propose-t-elle.

Il n’existe pas encore de paramètres précis d’évaluation de la taille du lectorat en Algérie, estime-t-elle. « Au salon du livre, nos ouvrages se vendent parce que les lecteurs viennent de tout le pays. Mais, sur toute l’année, on vise un lectorat bien précis parce que nos ouvrages n’arrivent pas à destinataires. Le distributeur et le diffuseur constituent la chaîne manquante entre l’éditeur et le lecteur », dit-elle. Rien n’empêche, selon elle, de créer un partenariat public-privé dans le domaine de la distribution du livre.

« Il est possible de travailler avec le ministère de l’Éducation avec l’introduction de la lecture obligatoire, cela va permettre de faire vivre toutes les maisons d’édition. Il n’y a pas de concurrence avec le privé, nous sommes dans la complémentarité. Chacun a son créneau et sa ligne éditoriale », conclut Asia Baz.

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