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Said Sadi : « On ne pouvait pas imaginer voir un jour des affiches du FLN écrites en tifinagh »

Said Sadi : « On ne pouvait pas imaginer voir un jour des affiches du FLN écrites en tifinagh »

ENTRETIEN. Said Sadi était âgé de 22 ans quand il a consacré un premier ouvrage au répertoire de Cherif Kheddam. Mais opuscule du jeune étudiant intitulé Chérif Kheddam : genre ou transition ? n’a jamais été publié. À l’époque où la Société nationale d’édition et de diffusion (Sned) détenait le monopole sur le livre, l’auteur est invité à s’adresser au département… de langues étrangères. Près de cinquante ans plus tard, Said Sadi reprend ce projet de livre sur la vie de cet artiste iconoclaste. Chérif Kheddam, Abrid iggunin (Le chemin du devoir) paraîtra le jeudi 20 avril prochain à l’occasion du 37e anniversaire du printemps berbère.

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Dans Chérif Kheddam, Abrid iggunin, vous décrivez un artiste à qui rien « n’a été donné » et qui a dû « tout bâtir, tout conquérir ». Pourquoi avez-vous choisi ce personnage au lieu d’un autre ?

Cherif Kheddam a été incontestablement, parmi les artistes de sa génération, celui qui a engagé une rénovation musicale inédite et décisive. Ensuite, l’ayant rencontré très jeune, j’avais constaté chez lui une éthique qui m’a impressionné. Il ne faisait rien pour paraître dans un monde de paillettes. Bien au contraire. Je crois aussi avoir pressenti qu’il avait le sens, si rare chez nous, de la perspective historique. C’est-à-dire que c’était quelqu’un qui pouvait faire des efforts, dépenser des énergies et même consentir de vrais sacrifices tout en sachant que son engagement pouvait attendre une, deux voire trois générations avant d’éclore. C’est cette singularité qui m’a conduit à entamer dès l’été 1969 la rédaction d’un ouvrage où j’avais traduit son répertoire et posé dans l’introduction une question : Chérif Kheddam était-il une transition dans un pays en profonde crise culturelle et identitaire ou inaugurait-il un genre à part entière ?

Sans tomber dans le piège des comparaisons inutiles, est-ce qu’un personnage comme Matoub n’avait pas cette envergure ?

Dans les années 1990, j’avais rencontré une journaliste, Véronique Taveau, que j’ai mise en contact avec Matoub. Elle lui a consacré un ouvrage dans lequel nous avions tous contribué. Cela étant dit, Matoub était jeune et a été assassiné au moment où il avait à peine atteint la pleine mesure de son talent. Cherif Kheddam avait une trajectoire accomplie entre le moment où il est arrivé en France et sa disparition. Pour lui, c’était l’heure du bilan. De plus, la signification politique de la création artistique de Matoub était suffisamment verbalisée par lui-même. Ce n’était pas le cas pour Cherif Kheddam qui, comme le poète et dramaturge Mohia ou l’écrivain Amar Mezdad, ne commentait jamais ses actions ou initiatives. Il fallait donc révéler les mécanismes et les ressorts qui ont permis à un illettré en français de diriger, après quinze ans d’autoformation, l’orchestre classique de L’OTRF. Mais ces deux artistes avaient quelque chose de commun. Les deux n’ont jamais occulté ou renié dans leur propos ou comportement ce que pouvait impliquer leur production. Dans un chapitre, je cite d’ailleurs les quatre chanteurs qui ont assumé leurs messages artistiques. Il s’agit de Cherif Kheddam, l’unique dans sa génération, Ferhat, Idir et Matoub. Mais il n’y a pas lieu de juger. Dans un chapitre où j’aborde l’ensemble de la scène artistique kabyle, je dis qu’il n’y a pas lieu de mettre en compétition les uns et les autres ou pire les uns contre les autres, chacun ayant produit selon sa sensibilité et ses moyens. Mais Chérif Kheddam, à tous égards, est un cas à part.

Comment cet ouvrier, émigré en France parmi tant d’autres, a-t-il éprouvé le besoin de rompre avec la banalité autant dans son œuvre d’artiste que dans son parcours d’homme ?

En réalité, sa vie est une succession de ruptures. Son père l’a envoyé à l’âge de huit ans dans une zaouïa (Boudjelil) pour qu’il soit imam. L’enfant était très proche de sa mère et la séparation était violente. Ensuite la confrérie a fermé, entre autres, pour des raisons de succession. Cherif a traîné un peu dans le village avant de se retrouver à 17 ans seul à Alger puis en France en 1947. Toutes les raisons étaient là pour que cet homme soit un aigri, un dépité doublé d’un égoïste. C’est exactement l’inverse qui s’est produit. Réservé et même introverti, il était habité par une volonté de fer. Mais je crois que cette volonté n’aurait pas suffi à la réalisation d’une vie aussi accomplie si elle n’était pas adossée et nourrie par une éthique rigoureuse. Il était habité par une forme de rébellion intime inscrite non pas dans la réactivité mais dans la perspective. Dans un premier temps, Cherif Kheddam a voulu s’extraire du destin des maudits que l’histoire avait réservé aux populations indigènes. Mais il avait aussi une intuition qui sera petit à petit organisée et construite en règle existentielle : la réussite individuelle n’a d’intérêt que si elle parle aux autres. Il ne voulait pas que le succès soit un plaisir personnel ; il devait aussi être une pédagogie sociale pour la communauté. Mais contrairement à ce que l’on a souvent dit ou même écrit, il ne s’était pas prédestiné au domaine de la chanson.

Il a engagé un mouvement de rénovation musicale total sans pour autant chercher à heurter une société profondément conservatrice…

Après deux à trois ans dans la chanson, il a vite compris la portée du texte poétique dans une collectivité de tradition orale. Ce n’est qu’à partir de là qu’il a conçu la musique comme un levier d’émancipation. Pour bousculer une société aussi conservatrice que la société algérienne en général et kabyle en particulier avec une forme d’art qui, au minimum, sortait des registres établis, et à l’occasion, déconstruisait des règles sociétales, Cherif Kheddam s’est imposé un train de vie qui n’a jamais dérogé à la norme sociale des siens. Dans l’émigration, il a plus fréquenté le milieu ouvrier que le monde artistique conventionnel. Au village, il s’est marié selon les normes traditionnelles. Et il a tenu à y être enterré. Quand il se déplaçait, il s’habillait proprement mais sans outrance ou exubérance comme le font souvent les artistes. Pendant des années, il a circulé en 2CV. Je pense que son impact musical a fini par s’imprimer dans les mentalités parce que les gens voyaient que c’était un des leurs qui s’exprimait. Il avait très clairement refusé la résignation mais il a toujours pressenti que la seule pédagogie qui pouvait entraîner l’adhésion, c’est l’exemple. Cette forme de combat a imprégné la mémoire de plusieurs étudiants de ma génération.

Justement, en quoi le personnage de Cherif Kheddam pourrait inspirer la jeunesse algérienne ? Comment peut-il être un exemple pour elle ?

J’ai voulu faire ce livre par devoir de fidélité. À ce jour, il n’y a pas une rue ou un édifice public qui porte son nom plus cinq ans après sa disparition. Il a donc fallu suppléer aux défaillances institutionnelles voire au déni de mémoire venant de la part des autorités.

Quand on chante en 1961 que la « femme n’a que faire du voile et du hidjab » au moment où le pouvoir « socialiste » livrait l’école, la justice et une partie de l’information au conservatisme pour s’approprier les instruments du contrôle policier et financier du pays, il faut avoir une bonne dose de confiance en soi pour oser rompre un tel consensus. En plus du contenu des textes, la modernisation musicale ne contribuait pas à stabiliser un public à peine sorti des affres de la guerre et qui demandait de la culture « commerciale ». Pour capter et amplifier un apport musical innovant il fallait un espace social où peut germer cette graine, mélange de racines amazigh et d’autres apports méditerranéens. Il ne trouvera ce support qu’avec les étudiants regroupés autour de Mouloud Mammeri. À partir de là, il y aura une vraie synergie entre Chérif Kheddam et la jeunesse. Le lien entre lui et la jeunesse, c’est l’histoire de sa vie. Je pense, en tout cas j’espère, que le vécu de cet artiste, mieux connu, rallumera la flamme de l’espérance pour les nouvelles générations. Pour la jeunesse algérienne aujourd’hui, c’est la harga, le désespoir, l’absence de perspective et même, hélas, une forme de nihilisme… Cherif Kheddam vient leur dire que même quand tout est bloqué, tout est noir, lorsqu’il n’y a pas de moyens comme on l’entend trop souvent, on peut accomplir sa vie et faire en sorte qu’elle soit inspirante pour d’autres. C’est en m’appuyant sur cette existence vertueuse que j’ai argumenté ma dernière intervention devant la communauté à l’universitaire à Tizi-Ouzou.

Peut-on dire que Cherif Kheddam, cet artiste extrêmement réservé, était finalement le prototype même de l’artiste engagé ?

Dire qu’il s’était destiné à être un artiste engagé d’emblée, me semblerait audacieux. Certains disaient qu’il était un surdoué. Il était souverainement agacé par ce genre d’allégations parce qu’il a passé sa vie à démontrer que rien n’est acquis mais que si on inscrit ses objectifs dans la droiture et si on s’arme de volonté, on peut tout faire. On savait qu’il voulait se sortir de cette vie d’ouvrier qui épuise la force de travail avant de revenir fantomatique dans son village. Il avait même essayé de se libérer par la boxe. C’est dans un deuxième temps qu’il s’est retrouvé dans le domaine de la chanson. Mais l’homme avait le goût de la perfection. Il s’est rapidement fixé des exigences qualitatives et a organisé aussitôt sa vie sociale de telle sorte que l’engagement dans la musique ne soit pas un simple défoulement. Travaillant dans une fonderie (durant cinq ans), il a budgétisé son salaire en trois : un tiers pour ses parents, un autre pour vivre, et le dernier pour les cours de français (une langue qu’il ne maîtrisait pas à son arrivée en France, NDLR) et plus tard les cours de musique. Il a étudié la musique perse, indou, espagnole, grecque, orientale, baroque… Au début, cet engagement était dédié à la rationalisation et la modernisation d’un genre figé dans le folklore ou le mimétisme oriental. Ce sont les conjonctures avec leurs contraintes qui ont amené un homme de rigueur à se positionner et plus tard se déterminer.

Cherif Kheddam est rentré en Algérie en 1963. Comment s’est-il engagé politiquement ?

En 1963, il est arrivé à un moment où l’exubérance panarabiste de Ben Bella faisait que le moindre signe berbère était perçu comme une verrue dont il fallait nettoyer le visage de la nouvelle Algérie. C’était difficile à vivre. Il avait constaté à la radio, où il avait commencé à travailler, une forme de ségrégation. Les cachets des employés de la radio kabyle étaient, par exemple, inférieurs à ceux des animateurs des radios arabe et française. Les équipements étaient répartis selon des critères toujours défavorables à la réalisation kabyle… Ce sectarisme l’a assez vite conduit à se retirer des galas de commande dédiés à la gloire des puissants. Au début de son retour en Algérie, il était plutôt dans un engagement social avec notamment les chants sur l’émancipation de la femme, la célébration de la terre et de la culture kabyles… Son basculement définitif a eu lieu lors du festival panafricain de 1969. Le pouvoir qui avait ordonné l’exclusion de Taos Amrouche du festival l’avait sollicité pour chanter à condition qu’il le fasse en arabe. Il a refusé cette forme d’embrigadement et à partir de ce moment, les thématiques abordées sont devenues franchement politiques et même militantes. Il a déploré les méfaits de la révolution agraire, chanté l’écologie avant l’heure, dénoncé la censure, invité la jeunesse à l’audace… Le pouvoir sentait que cet homme était un être à part.

Comment s’est-il préservé des foudres du pouvoir ?

Lorsqu’il a chanté Abrid iggunin en 1968 (Le chemin du devoir), qui est le titre de ce livre, Cherif Kheddam a été convoqué par le ministère de l’Intérieur (brigade politique de la DGSN) pour s’expliquer sur le texte. Les services de sécurité voulaient savoir s’il était impliqué dans une organisation. Il a démenti toute appartenance organique, ce qui était vrai mais n’a pas renié ses idées et conceptions. Il nous (Mouvement culturel berbère « MCB » puis le RCD, NDLR) a toujours assumés totalement sans postuler à une quelconque responsabilité. Personnellement, je ne l’ai jamais sollicité pour participer à des manifestations mais cela ne l’a pas empêché d’y venir ou d’assister à mes meetings. Il faut dire que Boumediène avait un sens très aigu du retour sur investissement en matière de répression. Autant il pouvait être féroce et même sanguinaire, autant il savait se montrer patient. Quand il n’y avait pas de menace immédiate, il savait attendre ou jouer des pressions indirectes, dissuader par la subornation… Entre Cherif Kheddam et le régime il y a eu une forme de jeu du chat et de la souris où chacun essayait de tirer le meilleur parti de la situation. Au final, il s’est établi une espèce de modus vivendi : le pouvoir vérifiant que l’artiste ne souscrirait pas à un engagement formel dans une structure formalisée, le chanteur se contentant de la liberté de ne pas négocier ses compositions. Il y avait ainsi un certain nombre d’acteurs de la scène culturelle qui avaient pu arracher une relative autonomie intellectuelle. On peut citer Kateb Yacine, M’hamed Issiakhem, Ben Mohamed… Ces artistes qui labouraient la société en profondeur, comme d’ailleurs les islamistes le faisaient pour d’autres objectifs à cette époque, ne convoitaient pas la conquête du pouvoir. Certes, leurs idées pouvaient provoquer à terme des séismes mais ces « bombes à retardement » ne menaçaient pas le dirigeant. Or, seul cela préoccupait Boumediéne. C’est de là que j’ai établi la différence entre l’homme de pouvoir et l’homme d’État.

De Amirouche à Cherif Kheddam. Certains y verront un grand écart. Comment êtes-vous passé de l’un à l’autre ?

Dans le livre sur Amirouche, je n’étais pas acteur. J’ai donné la parole à des personnes qui, jusque-là, n’ont pas pu, su ou voulu la prendre. Je rapporte une séquestration d’ossements qui relève d’une ignominie qui me semblait impossible à taire. Dans le combat de Amirouche, il s’agissait d’un engagement politico-militaire. Dans une certaine mesure, les termes de l’équation sont relativement simples. Dans l’ouvrage sur Cherif Kheddam, je raconte une vie dont j’étais en partie témoin et, en certaines occasions, acteur. Je m’y suis davantage livré et, forcément, cela apparaît dans la densité de la narration. Ici, on aborde une forme de combat qui se déroule dans un pays indépendant et théoriquement apaisé. Les choses n’ont pas été si simples et cette complexité est particulièrement intéressante à revisiter avec le recul. Ce genre de luttes qui n’est pas moins important que d’autres dès lors qu’il faut restaurer la liberté par la culture et la justice par la libre parole. Je vous signale que malgré la forfaiture dont il s’est rendu coupable, le pouvoir n’a pas pu empêcher que le nom d’Amirouche soit donné à des rues ou des établissements publics. J’ai fait observer plus haut que cinq ans après sa disparition, le nom de Chérif Kheddam ne figure nulle part. On a trouvé les moyens de réhabiliter Messali, mais les combattants de la plume, quand ils ont refusé l’assujettissement, sont ignorés par le logiciel du système algérien. Il est du devoir de ma génération de mettre à la disposition de la mémoire collective des expériences qui nous ont apporté autant, sinon plus, que le combat armé. L’impact intellectuel, politique et culturel d’un homme comme Laimèche Ali, mort à l’âge de vingt et un ans, représente un cas unique dans ce qu’il m’a été donné de lire jusqu’à présent. Rimbaud a tout écrit à dix-neuf ans. Laimèche est le Rimbaud de la militance. Sa biographie aurait, je le dis très lucidement, une résonance planétaire. Combien de jeunes ont entendu parler de ce géant ?

À travers l’histoire de Cherif Kheddam, vous revenez sur votre combat et celui de votre génération pour la reconnaissance d’une partie de notre identité. Quel bilan vous en faites aujourd’hui à la veille du 37e anniversaire du printemps berbère ?

J’essaie, autant que faire se peut, de rester objectif. Je pense qu’Avril 1980 a provoqué une césure qui a permis de libérer l’esprit algérien de la fatalité, du suivisme, du renoncement et surtout de l’uniformisme. C’est avril 80 qui a évité au citoyen de régresser vers ces états de conditionnement où on voit des femmes et des hommes réduits à saliver devant les délires de despotes. Et c’était exactement cela qui couvait dans le pays. Notre combat était inédit en tout point de vue : une contestation ne visant pas une prise de pouvoir mais l’ouverture de perspectives à la Nation. Nous avons souvent entendu dire que c’est Octobre 1988 qui a ramené la démocratie. Sauf qu’Octobre 1988 avec ses centaines de morts est, comme disait Miloud Brahimi, une explosion venant de nulle part et allant on ne sait où. Avril 1980 était une remise en cause de l’ordre établi avec des propositions alternatives. Nous avons quand même inventé, dans l’univers de violence et d’opacité qui a structuré le mouvement national, la notion de combat pacifique. C’est une pédagogie qui n’existait pas. Ce n’était pas gagné d’avance. Nous avons par la suite rapidement compris que c’est par la culture que la démocratie pourrait s’enraciner. C’est avril 80 qui a produit la matière politique qui irrigue aujourd’hui le débat national.

Pourquoi ce n’était pas gagné d’avance ?

Maintenant, tout le monde parle de combat pacifique, du pluralisme, de l’amazighité, des droits de l’Homme, de la régionalisation mais tout cela ne figurait pas dans le glossaire du régime algérien. Il faut rappeler que quand on était arrivé à l’université en 1968, les maquis du FFS venaient à peine d’être écrasés. Si vous lâchiez un mot en kabyle dans un bus à Alger, soit on crachait (devant vous), soit on ironisait sur « les envahisseurs ». Il n’y avait pas que le pouvoir qui était habité par la haine de l’autre. L’arabisme avait induit une haine de soi qui était très dure à vivre. À l’époque où nous étions traités de suppôts de l’impérialo-sionisme et de la franc-maçonnerie par la télévision, on ne pouvait pas imaginer voir un jour des affiches du FLN écrites en tifinagh. Avec des fautes mais en tifinagh quand même.

Estimez-vous avoir réussi ce défi ?

Aujourd’hui, les matériaux d’une construction d’une Algérie apaisée, plurielle, riche d’elle-même consciente de sa destinée existent. Évidemment, l’accélération de l’histoire du 20e siècle n’est pas celle du 21e avec Internet et la révolution numérique. Un jour on m’avait déjà dit dans une conférence à Paris : vous n’avez pas pris le pouvoir donc vous avez échoué. Ma réponse consistait à expliquer que si le but était de faire un putsch pour prendre le pouvoir, l’histoire n’avait pas besoin de nous. J’avais ajouté qu’à entendre cette logique, si Mandela était décédé en prison, ce qui, après tout, était une forte possibilité, cette conception de la lutte autoriserait à dire que sa vie et son combat avaient été des échecs. Notre génération, du moins ceux qui sont restés fidèles à ce que j’appelle le premier « sacrement », a introduit ce qui a le plus manqué dans le combat politique d’après-guerre : ce sens de la perspective historique. On ne mène pas un combat pour assister à son aboutissement ou pour jouir du pouvoir : on mène un combat parce qu’on est persuadé qu’il est juste.

Pensez-vous avoir rempli votre mission ?

Ce n’est pas à moi de le dire. Nous étions adolescents à l’indépendance après avoir vécu la guerre en tant qu’enfants. Nous espérions l’avènement de la justice, du droit et de la liberté… La violence qui a suivi l’indépendance avec la censure et l’arbitraire a provoqué une rupture dans les traditions de luttes. Il y avait absence de sources écrites et le silence des témoins encore vivants n’a pas arrangé les choses. Il a fallu retrouver les graines de l’espérance par l’abnégation et l’exploration aléatoire. Il fallait également pouvoir articuler notre réflexion sur des concepts politiques et idéologiques qui n’étaient pas à la mode à une époque où le parti unique, l’islam religion de l’État, l’arabisation ou le monopole public étaient décrétés comme « des choix irréversibles ». Cela revenait à construire un nouveau projet de société dans un environnement intellectuel démissionnaire ou soumis. Ils étaient très rares, ceux qui ont accepté de nous soutenir. C’est pour cela que des hommes comme Mammeri ou Chérif Kheddam doivent être reconnus comme des symboles de l’honneur et du courage dont il faut protéger les mémoires. Je ne dis pas que nous avons fini le travail mais il est bien amorcé.

Dans ce livre, vous expliquez le contexte du retour de Cherif Kheddam et vous évoquez, certes brièvement, la personne du président Bouteflika. Vous dites : « Contrairement à une légende le donnant comme un stratège accompli, Bouteflika, qui n’a pas de grandes convictions, est d’abord un redoutable tacticien, un homme de coups. Le huitième chef de l’État algérien a toujours eu une forme de rejet viscéral envers tout ce qui concerne la question amazigh« . Vous ne notez aucune évolution dans sa conception ?

Permettez-moi de ne pas entrer dans ce débat ici. Je n’utiliserai pas Cherif Kheddam pour distiller des messages politiques. Le passage auquel vous faites allusion est anecdotique et périphérique. Il s’agissait simplement de rappeler comment le gala du premier novembre 2005 de la Coupole Mohamed Boudiaf a failli capoter quand Chérif Kheddam a découvert que l’on avait placé au-dessus de l’écran géant un poster de Bouteflika et comment il en a exigé le retrait. Il a d’ailleurs eu à la même époque la même fermeté quand Sarkozy, ministre de l’Intérieur, a voulu cornaquer son concert du Zénith à Paris pour désamorcer la crise des banlieues.

Vous rapportez également en détail, dans cet ouvrage, l’échange que vous avez eu avec le chef d’état-major de l’armée à l’époque, le général Mohamed Lamari, quelques jours avant le dépôt de candidature à la veille de la présidentielle de 2004. Pourquoi ?

Je vous fais la même réponse que celle donnée à la question précédente. Sauf que ce n’est pas la première fois que j’ai parlé publiquement de cet échange. Le lecteur découvrira que j’ai abordé cet entretien uniquement pour expliquer que bien que connaissant le poids du militarisme sur l’activité de l’opposition, Chérif Kheddam n’a pas hésité à venir de Paris où il s’était fait dialyser l’avant-veille pour assister à mon meeting de fin de campagne à la salle Harcha.

Des élections législatives auront lieu le 4 mai prochain. Quelle importance accordez-vous à ce scrutin ?

Ce n’est pas le lieu de développer de grands laïus sur cette échéance. Mais si vous voulez connaître mon opinion personnelle, je vous la donne. Partout où il est possible de protéger les voix des citoyens, il faut se battre. Pour avoir été député, je sais qu’un élu intègre et cadré par un parti sérieux est toujours un précieux soutien contre la détresse des plus vulnérables.

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